10 avril 1922. Comme quoi la danse est un art — ce qui s’en suit —. Un centenaire français célébré en Russie.
La danse est-elle ou non un art ? Aucun doute sur la réponse affirmative. Nous voyons bien Canudo, tout en revendiquant le classement pour le cinéma, concéder, comme de droit, la priorité à la danse. D’ailleurs le mangeur d’opium anglais qui naguère éblouit Baudelaire, n’avait-il pas exalté « l’assassinat considéré comme un des beaux-arts » et, en conséquence, exposé de sang-froid sa théorie. Or, s’il en est ainsi, la danse serait-elle moins favorisée que ce genre violent mais borné ?
Cependant, si art il y a, cet art doit comporter une esthétique qui lui soit propre, un ensemble de procédés essentiels, une matière première, une technique, voire mainte technique. « La danse est un art, car elle obéit à des règles »
, a judicieusement dit Voltaire, quoique je ne sache plus exactement où j’ai relevé ce tronçon de syllogisme. Nous sommes moins impérieusement affirmatifs aujourd’hui. Ce qui n’empêche que, sans nous montrer « perruque », nous devons attester que la danse possède tels caractères spécifiques, ses lois immanentes, des limites déterminées. Et voilà qu’à propos de danse on parle couramment décor, costume, littérature, psychologie ou encore charme féminin — ce qui est, du reste, beaucoup moins étranger à la question, — mais surtout on parle musique. Aussi que de jugements faussés où la force de la suggestion musicale prime le droit — cependant bien évident — de la gymnastique théâtrale ! Il faudrait, il me semble, distinguer.
On commence, paraît-il, à se douter qu’en peinture tout tableau est avant tout une surface plane et symétrique, circonscrite et isolée par un cadre. Ce que font de cette surface Léonard de Vinci ou bien M. Picabia, c’est là ce qui caractérise et différencie l’œuvre personnelle de chacun de ces peintres, leurs conceptions picturales, leurs styles respectifs et leurs moyens d’exécution.
De même une danse est-elle, par définition, le mouvement d’un corps, — ballerine ou poupée articulée — se déplaçant selon un rythme précis et une mécanique consciente dans un espace calculé d’avance. Dans la danse théâtrale c’est le corps humain qui devient matière à création plastique, il s’astreint dès lors à une discipline artificielle — celle du ballet d’opéra ou bien celle de rites égyptiens, qu’importe ! Le principe d’art modifie, déforme ou transfigure cette matière. Le danseur comme la statue est un être hors nature, créé, donc conventionnel. Il est l’ouvrier ; il est aussi l’œuvre.
Est-ce à dire que je me place à un point de vue purement formaliste, que je prétends traiter cette chose délicieusement éphémère et nuancée qu’est la danse, dans un esprit géométrique étriqué et pédantesque ? Aucunement. Qui songerait à contester la puissance expressive de la danse, sa plénitude humaine, la « morale » de ses lignes et le symbolisme de ses mouvements ? Elle peut être un jeu divin, floraison spontanée d’un corps harmonieux, l’émanation d’une sensibilité ou bien d’une sensualité. Elle peut être l’expression totale d’un état d’âme, l’instance suprême de la passion. Je me rappelle avoir vu Mme Suzanne Desprès jouer une pièce où, quand tout est dit, la protagoniste n’a plus qu’à danser et à mourir ayant dansé. En somme, « la danse est une manière d’être »
. C’est Balzac qui l’a dit, et avec quelle profondeur ! Cela une fois posé, il importe d’étudier cette manière, d’en décrire les formes variées, de ne pas s’arrêter à ses mobiles, mais de saisir ses mouvements.
Une comparaison s’impose. L’alexandrin ternaire de Victor Hugo exprime sans doute la mentalité romantique : c’est entendu, il n’en reste pas moins une variante de la prosodie. Il y a rapport, il y a parallélisme combien frappant entre la passion fougueuse de Ruy-Blas et tel enjambement imprévu. Qui le nierait ? Mais il n’y a pas d’identité. Il ne s’agit pas uniquement de mœurs et d’idées ; il y a là une étape significative dans l’évolution du vers français traditionnel, un phénomène rythmique.
Quoi qu’elle puisse exprimer, imiter, suggérer, la danse, comme le vers, comme l’architecture, comme la musique, est toujours un langage de formes. Elle doit être traitée en conséquence. Quand nous étudions une langue, nous allons de la morphologie qui est l’analyse des formes à la sémantique qui est la science des significations. Faisons de même pour la danse. Connaissons sa forme, comme nous voulons connaître la facture d’un tableau, la mesure d’un vers, — pour pénétrer jusqu’au sens.
Sur cela, il serait une balourdise de m’aliéner le lecteur, dit bénévole, en émettant une doctrine sur la danse ; cette doctrine se dégagera d’elle-même au cours de ces désinvoltes chroniques. Mais je n’hésite point à avouer certaines préférences. Ainsi rien de plus bafoué, de plus suspect au public, de plus méconnu par ses protagonistes mêmes que la danse classique, cette prétendue vieille rengaine. Cependant j’opine et avec une conviction défiant le ridicule que voilà une des plus prodigieuses découvertes de l’art théâtral et dont la portée esthétique est encore insoupçonnée. Ce qui n’exclut aucune trouvaille personnelle, aucune méthode qui saurait prévaloir.
En définitive, nous sommes d’accord sur l’essentiel : la danse est un art ; elle a droit d’être jugée comme tel au lieu d’être escamotée. Mais la danse théâtrale est encore et surtout un art français. Ce sont les Russes qui sont venus un jour le prouver.
J’apprends par une feuille rarissime, qui vient de Pétrograd, que les artistes des ci-devant Théâtres Impériaux, camouflés en Théâtres Académiques, mais fidèles à leur passé, ont célébré avec éclat le centenaire de celui qui avait établi le ballet russe dans sa gloire. Or, ce grand homme russe si justement vénéré est un Français. Marius Petipa, danseur marseillais, chef d’une dynastie non moins glorieuse que celle des Vestris et des Taglioni et que quatre générations successives représentèrent sur la scène de la capitale russe, Marius Petipa resta à la tête du ballet plus d’un demi-siècle sous quatre empereurs et huit directeurs ; il créa 57 ballets, en reconstitua 17 ; il imagina les danses de 32 opéras ; lui qui avait, dans le ballet de Perrot « l’aérien » mimé Phébus en donnant réplique à Fanny Ellsler-Esméralda, devait un jour distribuer à Mlle Anna Pavlova son premier rôle de ballerine. Je ne pourrais ici analyser l’œuvre énorme du maître, œuvre qui jusqu’à nos jours constitue le fonds impérissable de l’art chorégraphique russe. Il affirma le système du grand ballet d’action à base de danse classique ; il exploita et amplifia magistralement la tradition renouvelée par la grande fièvre romantique de 1830, il appuya l’effort séculaire de l’école, il fut l’éducateur d’une lignée sans pareille. Son nom est à jamais lié à l’époque héroïque du ballet russe, époque marquée par l’avènement de la musique nationale à la scène chorégraphique, par la suprématie de la danseuse russe triomphante de la virtuosité italienne, époque qui prépara l’hégémonie mondiale de ce ballet.
Petipa a été français, comme française avait été la tradition qu’il personnifia. Mais pour que cette floraison magnifique d’un art qui lamentablement s’étiolait sur son sol natal, l’Opéra de Paris, se réalisât, il avait fallu qu’il fût enrichi, rajeuni par le généreux sang slave, par la flamme extatique et intelligence souple des danseurs russes, par des conceptions vastes comme la plaine sarmate.
La Russie adopta Petipa. Aussi sa dette est-elle immense envers le génie français. Mais elle a su s’acquitter. Le triomphe des « Saisons Russes » à Paris n’est pas une invasion. C’est une restitution. Et il sied de l’avouer — les russes ont su augmenter le pécule.
C’est à quoi je songe en évoquant pieusement la mémoire d’un grand Français ignoré en France. Du reste la reprise de sa Belle au bois dormant à l’Opéra, par Diaghilev, sera pour sa mémoire le plus éclatant des hommages.