(1909) Une vie de danseuse. Fanny Elssler « Chapitre VIII. victoires et revers  » pp. 262-319
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(1909) Une vie de danseuse. Fanny Elssler « Chapitre VIII. victoires et revers  » pp. 262-319

Chapitre VIII

victoires et revers

On peut se figurer le délice qu’éprouva Fanny Elssler le 20 décembre 1836, lorsqu’après une longue réclusion il lui fut permis de descendre de son appartement de la rue Laffitte et de faire une promenade dans Paris. Ce bon Paris, ce cher Paris, comme elle disait, elle l’avait quitté au mois d’août pour aller là-bas, bien loin, chez les provinciaux de Gascogne. Elle y était rentrée mourante, menacée de ne plus revoir la gaîté des boulevards, le luxe des magasins, l’élégance des équipages, le sourire que sa beauté faisait naître sur le visage des passants. Voici que toute cette joie lui était rendue, par une après-midi de décembre où, sous un soleil un peu pâle, les choses prenaient un air adouci, en harmonie avec sa langueur de convalescente. Un immense attendrissement l’envahit et, dans un élan de gratitude envers le ciel qui la rendait à la vie, qui lui rendait Paris, elle alla se prosterner devant l’autel de l’église voisine, Notre-Dame-de-Lorette.

Cette église, tout récemment achevée, à deux pas de l’Opéra, était selon l’esprit et le goût d’un quartier de bourgeois riches qui menaient de front le luxe, les plaisirs et la dévotion. Ce n’étaient que festons, ce n’étaient qu’astragales, ciels bleu tendre avec des étoiles d’or, pavé de marbre, colonnes luisantes, autels coquets, lampes et candélabres étincelants, chaises et confessionnaux en bois poli, ciré ou verni.

Notre-Dame-de-l’Opéra, comme l’appelait Touchard-Lafosse, comptait parmi ses paroissiennes nombre de cantatrices et de danseuses. Celles-ci ont en général beaucoup de piété. Elles savent que le ciel s’intéresse aux petits événements de leur carrière et même à leurs peines de cœur. L’église regorgeait de cierges et d’ex-voto donnés par elles. Fanny Cerrito, par exemple, témoignait à la Vierge sa reconnaissance pour l’avoir fait engager à l’Opéra, par l’offrande d’un calice en argent que Véron et son ami Romieu, le préfet mystificateur, se chargèrent de faire parvenir à destination.

Les dames choristes avaient posé, disait-on, pour les peintures qui décoraient les murs. Les huguenotes de Meyerbeer et les juives d’Halévy étaient devenues des saintes de fresques. On prétendait même que les peintres retouchaient de temps en temps les costumes, afin de leur faire suivre la mode.

C’est dans ce sanctuaire mondain, où l’odeur du patchouli se mêlait à celle de l’encens, c’est dans ce boudoir chrétien que Fanny Elssler faisait ses dévotions. Elle y avait son prie-Dieu, dont les journaux disaient qu’il était « fort élégant, recouvert en velours et retenu à une chaise d’acajou par une petite chaîne du meilleur goût ».

Le Courrier des Théâtres vantait avec insistance la piété et la vertu de Fanny. Ces brevets de bonne conduite devaient répondre aux rumeurs d’après lesquelles les adorateurs de sa beauté n’auraient pas tous été malheureux. Un de ces fortunés mortels aurait été le comte de Lavalette, s’il fallait en croire cette mauvaise langue d’Horace de Viel-Castel qui dit de ce personnage : « C’est un homme adroit, rusé, un vrai Figaro diplomatique… Lavalette, pour arriver à un poste diplomatique important, a mené la vie de joueur, a vécu avec toutes les danseuses les plus célèbres, entre autres Fanny Elssler… Il est marquis comme mon portier et Lavalette du coin de la rue118. » Charles de Boigne parle en termes voilés d’un amant que Fanny aurait eu dans les ambassades119. S’il n’y eut pas de fumée sans feu, il faut du moins rendre à Fanny cette justice que ses liaisons furent édifiantes à force de bonne tenue et de discrétion. Si elle se laissa aimer, ce fut sans scandale. Les péchés qu’elle put commettre n’avaient rien de salissant. C’étaient des péchés élégants, des péchés comme il faut, qui ne pouvaient pas peser lourd sur une âme de ballerine et pour l’aveu desquels étaient faits tout exprès les jolis confessionnaux en bois verni de l’église Notre-Dame-de-Lorette.

***

En reprenant contact avec Paris, Fanny Elssler eut la satisfaction de s’apercevoir que sa disparition de cinq mois ne l’avait pas fait oublier. Elle rencontrait notamment à chaque pas des souvenirs de sa dernière création, le Diable boiteux.

Une œuvre de sculpture avait fait quelque bruit à la fin de 1836. C’était une statuette, exécutée par Barre fils, qui représentait Fanny dansant la cachucha. Le Courrier des Théâtres la décrivait ainsi : « Une ravissant statuette, représentant Mlle Fanny Elssler dans la cachucha, obtient en ce moment le succès le plus grand et le plus mérité. Il est impossible de reproduire dans cette dimension (environ quinze pouces avec la base) une ressemblance à la fois plus gracieuse et plus frappante, tant de la figure que des habitudes du corps saisies dans leurs moindres détails. Il semble voir danser Mlle Fanny Elssler, en la regardant par le petit bout de la lorgnette. Le charme de cet ensemble, l’élégante vérité de la pose, l’expression de cette physionomie si douce et si piquante et la richesse du costume si légèrement reproduite, font de cet ouvrage un véritable chef-d’œuvre du genre. Aussi la vogue s’est-elle emparée de cette statuette, et non seulement Susse ne suffit pas aux demandes, mais encore M. Barre, son jeune et spirituel auteur, refuse-t-il chaque jour des portraits de même espèce, car tous les artistes sollicitent l’honneur dont Mlle Fanny Elssler est digne à tant de titres120. »

L’Artiste, tout en s’abandonnant à des réflexions amères sur la statuaire qui descendait des hauteurs pour traiter de petits sujets puisés dans la réalité quotidienne, admirait « la ravissante danseuse, pétrifiée tout à coup dans sa pose la plus poétique121 ».

Cette figurine, popularisée par la gravure, devint avec raison le portrait-type de Fanny Elssler, qu’il montrait dans son meilleur rôle, le mieux approprié à sa nature. L’Artiste en publiait une reproduction par Léon Noël. C’est de l’œuvre de Barre que s’inspira Devéria quand il représenta Fanny dans une grande gravure en couleurs. D’après le même modèle fut fait un joli portrait, également en couleurs, que donna, en 1837, l’Allgemeine Theaterzeitung de Vienne. On en vit même une grossière imitation sur des boîtes de plumes qui portaient le nom de Fanny Elssler. Le commerçant, esprit subtil, aurait-il fait une association d’idées entre les pointes d’acier et les pointes de l’illustre virtuose ?

En cette fin de décembre 1836, on inaugurait rue Vivienne une salle de bal vaste et luxueuse, la salle Musard, dont Barthélemy se plaignait en ces termes :

Ses instruments de cuivre et ses valses de Vienne
Jettent trop de fracas dans le quartier Vivienne.

Les murs de ce paradis des viveurs d’alors étaient ornés de peintures qui figuraient les danses les plus connues. A la place d’honneur apparaissait la cachucha.

On continuait d’en parler un peu partout, de cette fameuse cachucha. Sa popularité sans cesse grandissante augmentait les alarmes des rigoristes qui l’avaient condamnée dès le premier jour. L’annonce d’une reprise prochaine du Diable boiteux amena une recrudescence d’attaques contre cette importation d’Espagne, proclamée scandaleuse. Dans cette campagne, entreprise au nom de la morale, Charles Maurice crut reconnaître un complot taglioniste ; il prit avec passion la défense de Fanny Elssler et de sa création.

L’opposition fut impuissante. Le grand monde adopta la cachucha. Les dames de la meilleure aristocratie s’essayèrent à la danser. Les gazettes mondaines annonçaient que « la charmante comtesse de L… l’apprenait pour l’exécuter à l’une de ses fêtes les plus prochaines ». Enfin, nouvelle stupéfiante, mais exacte ! la cachucha serait admise à la cour. Louis-Philippe et la reine Marie-Amélie consentaient à ce qu’elle figurât au programme des fêtes qui devaient se donner à Versailles à l’occasion du mariage du prince héritier, le duc d’Orléans, avec la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin. C’était, pour la danse incriminée, l’absolution, la réhabilitation ; c’étaient, pour ce produit exotique, les lettres de grande naturalisation.

Comme tous les grands événements artistiques de l’année, le Diable boiteux avait eu sa répercussion sur la mode. Chez les dames « l’asmodée velouté » faisait concurrence aux « taffetas vagues du Danube ». Quant aux fashionables, si leur vêtement d’intérieur se complétait par un « bonnet luthérien », créé en souvenir des Huguenots, le drap qu’ils préféraient pour leur costume de ville était celui de la nuance « diable boiteux ».

***

Dans la première quinzaine de l’année 1837, Fanny Elssler reprit ses exercices à son domicile où elle avait une installation d’appareils de gymnastique nécessaires à une danseuse. Le 25 janvier elle fit sa première apparition à l’Opéra, au foyer de la danse. Ses camarades l’accueillirent avec de vives démonstrations de joie. Duponchel lui parla d’un ballet nouveau dont il lui destinait le rôle principal. C’était la Chatte métamorphosée en femme, tirée par Coralli et Duveyrier d’un vaudeville du même titre de Scribe et Mélesville ; la musique avait été commandée à un jeune prix de Rome, Montfort. Mais il fallut attendre longtemps encore jusqu’à ce que Fanny se sentît assez forte pour remonter sur la scène. C’est le 3 avril seulement qu’elle put reparaître dans le Diable boiteux.

Sa maladie n’avait pas diminué ses moyens. Fanny revenait avec sa souplesse nerveuse, avec son agilité et sa sûreté coutumières. Paris fit fête à l’artiste que la destinée lui rendait après une crise alarmante. Une couronne vint se poser sur la tête de la ressuscitée qui fondit en larmes. Les journaux s’associèrent unanimement à cette touchante manifestation. J. Janin lui-même s’emportait après coup, avec une virulence comique, contre les Bordelais ; il leur reprochait la « gloire homicide » dont ils avaient accablé Fanny, c’est-à-dire les fatigues auxquelles l’avait entraînée leur enthousiasme exubérant et qui avaient failli rendre tragiques les suites de son accident.

Il s’en fallait de beaucoup néanmoins que le ciel fût entièrement serein. Une ombre large tombait sur le bonheur de Fanny. C’était celle qu’y jetait Marie Taglioni, toujours entourée de ses admirateurs idolâtres, toujours sûre d’ensorceler le public. Incapable décidément de s’entendre avec Duponchel, la sylphide s’apprêtait à quitter Paris. A mesure que le moment du départ approchait, on eût dit qu’elle redoublait de talent et de grâce pour laisser davantage de regrets et ses partisans multipliaient les témoignages de leur réprobation à l’adresse de l’administration qui se séparait d’une si éminente artiste. La soirée d’adieux, qui fut donnée à son bénéfice le 22 avril 1837, eut un éclat extraordinaire. La recette, une des plus hautes que l’Opéra eût jamais atteintes jusque-là, fut de 35 784 francs, dont il resta pour la bénéficiaire, tous frais payés, une somme nette de 32 815 francs. Une salle en délire mêlait à ses applaudissements frénétiques des cris de colère contre Duponchel. La loge des gants-jaunes avait machiné contre lui un complot macabre. Elle avait fait fabriquer une tête en carton qui avait les traits du directeur et qu’elle devait jeter sur la scène en criant : « La tête de Duponchel ! » La reine Marie-Amélie, qui était dans la salle, fut par hasard avertie de la chose. Elle faillit s’évanouir à l’idée d’une tête coupée qui roulerait là sous ses yeux. Par égard pour elle les lions renoncèrent à leur geste. Ce n’était que partie remise.

J. Janin se fit élégiaque :

« Mlle Taglioni nous a fait ses adieux ! Elle a dansé hier comme elle n’avait jamais dansé. Quelle perfection ! quel idéal ! Au fond de ce grand plaisir que nous avions se mêlait je ne sais quelle tristesse infinie pour laquelle l’expression nous manque… La salle émue et charmée ne pouvait se lasser de l’accabler de bravos et de fleurs… Ne demandez pas ce qu’on a fait du printemps de l’année : on l’a jeté aux pieds de Mlle Taglioni.

« Adieu donc encore, ombre dansante qui étais toute notre joie innocente, notre chaste passion, notre plaisir sans remords !122 »

Du moins les Parisiens eurent la consolation de garder une image de la fugitive. Ce fut une statuette, du même modèle que celle de Fanny Elssler, et du même auteur, Barre fils. L’Artiste félicita le jeune sculpteur d’avoir su rendre le vol aérien de la sylphide, l’élan de sa jambe longue et fine, la légèreté de ce corps dont deux ailes étaient l’attribut nécessaire et ce sourire qui tenait de l’ange et de l’enfant. Une comparaison s’imposait entre cette statuette et celle de Fanny Elssler. L’Artiste ne manqua pas de la faire, et ce fut le point de départ d’un parallèle général entre les deux danseuses :

« Ce sont deux littératures vivantes, deux traditions poétiques, que Marie Taglioni et Fanny Elssler. Marie est la fée de l’Occident, Fanny la péri de l’Orient. Marie a été Walkyrie parmi les Scandinaves ; les bardes ossianiques l’ont entrevue bien des fois dans les nuages écossais ; Walter Scott s’est inspiré d’elle pour créer la Dame blanche ; elle a fait les délices du fantastique Hoffmann, et elle est venue tomber, sylphide légère, sur la scène de notre Opéra. Fanny, qui n’a jamais quitté la terre, a dansé devant le voluptueux Sardanapale, et dans les fêtes olympiques de la Grèce. Je suis persuadé qu’en consultant bien sa mémoire, elle retrouverait les secrets de la fameuse pyrrhique. Horace et Properce l’ont chantée à Rome, Néron en fit sa danseuse favorite ; on la vit passer chez les Médicis avec les beaux-arts fugitifs. Elle a charmé depuis l’Italie et l’Espagne, et nous la possédons enfin, et, grâce à M. Barre, nous la posséderons toujours, ainsi que Marie. Elles ne peuvent plus nous échapper ; elles sont fixées dans l’art français123. »

Trois semaines avant le départ de Marie Taglioni, un autre vide s’était fait à l’Opéra. Pour ne pas laisser reposer sur les épaules de Nourrit seul la lourde tâche de premier ténor, Duponchel, avec le consentement de l’éminent et sympathique artiste, avait engagé Duprez. Mais le partage causa bientôt à Nourrit une inquiétude maladive. Il supplia le directeur de lui rendre sa liberté. Le 4 avril, il faisait ses adieux au public parisien, en pleine force, dans tout l’éclat de sa renommée ; il n’avait que trente-cinq ans.

Désormais les deux soutiens de la fortune de l’Opéra étaient Duprez et Fanny Elssler. Tous deux s’acquittèrent vaillamment d’une mission dont ils sentaient toute l’importance. Tous deux représentèrent avec éclat au mois de juin 1837 l’Académie royale de Musique aux fêtes qui se donnèrent à Versailles à l’occasion du mariage du duc d’Orléans. Duprez fut magnifique dans Robert le Diable. Fanny brilla dans un intermède allégorique où l’ingénieux Scribe avait trouvé moyen de réunir Corneille, Racine, Molière, Louis XIV à cheval et la cachucha.

Le prestige que ces deux beaux talents donnèrent à l’Opéra ne désarma pas les mécontents. Les gants-jaunes en voulaient toujours à Duponchel. Un jour ils envoyèrent des lettres de faire-part de sa mort. Des employés des pompes funèbres posèrent des tentures noires au bâtiment de la rue Le Peletier. Quand les invités arrivèrent, ils eurent la surprise d’être reçus par celui-là même qu’ils venaient enterrer. L’aventure eut du moins pour le faux défunt un côté agréable : il put lire son éloge dans des articles nécrologiques trop précipitamment imprimés. Il n’avait pas ce bonheur tous les jours.

***

L’été venu, les sœurs Elssler allèrent passer leur congé à Vienne. Elles donnèrent au théâtre de la Porte de Carinthie huit représentations. Le programme comprenait Nina, Gustave, des pas de la Sylphide, et, bien entendu, la cachucha qui fut redemandée vingt-deux fois à Fanny au cours des huit soirées. « J’ai déjà vu au théâtre mainte soirée animée, écrivait Heinrich Adami le 7 août dans l’Allgemeine Theaterzeitung, mais jamais de ma vie je n’ai été témoin d’une effervescence aussi générale, aussi démesurée qu’à la dernière représentation, et surtout après qu’on eut fait trisser la cachucha… Il faut y avoir été pour s’en faire une idée. »

Vienne, en 1837, malgré son rang de capitale d’empire, avait encore des mœurs de ville de province. Ramassée autour du Graben, étranglée dans ses remparts, la cité avait quelque chose de la maison de famille où l’on voit revenir avec attendrissement et fierté ceux des enfants qui se sont distingués au dehors. En Thérèse et en Fanny l’on applaudissait, avec autant d’affection que d’admiration, deux Viennoises qui avaient fait honneur au pays natal devant l’aréopage suprême, le public de Paris.

Mais on se demandait en même temps si la conquête de la gloire n’avait pas exigé certains sacrifices et si les deux sœurs, dans leur séjour à l’étranger, n’avaient pas perdu des qualités essentielles du cœur, la simplicité et la bonté. On fut vite rassuré, car on les retrouva franches, modestes et serviables. Elles allèrent sans fracas donner deux représentations à Baden, l’une au profit des pauvres, l’autre au profit d’un malheureux directeur de théâtre. « Ces deux sœurs exceptionnelles, dit l’Allgemeine Theaterzeitung, ne sont pas, dans le tumulte des grandes capitales Paris et Londres, devenues sourdes à la voix de l’humanité souffrante. La loyauté allemande du cœur, la sensibilité allemande n’a pas été étouffée chez elles sous le corset de la danseuse d’Opéra ; le cœur chaud et secourable de l’Autrichienne n’est pas descendu chez elles dans les extrémités des pieds pour y devenir inerte et indifférent124. »

Des démarches actives furent faites pour les retenir à Vienne. Elles répondirent : « Non, Paris avant tout, Paris qui a été pour nous si bon, si encourageant… Nous sommes à lui125. » Elles donnèrent leur représentation d’adieux le 6 août. Lorsque, à la fin du spectacle, le bruit des ovations se fut un peu apaisé, Fanny s’avança près de la rampe et, les yeux pleins de larmes, prononça ces mots : « Nous prenons congé de vous le cœur accablé ; jamais, jamais nous ne vous oublierons. » Elles partirent, suivies d’unanimes regrets, auxquels se mêlait un sentiment de colère contre Paris, « l’heureux Paris, digne d’envie, disait l’Allgemeine Theaterzeitung, la cité orgueilleuse et avide, qui sait attirer à elle ce qu’il y a de grand, de beau, d’excellent, de n’importe quel pays, et qui, de temps en temps seulement, daigne envoyer au dehors ses favoris pour quelques semaines à peine126 ».

Quelque chose aurait pu gâter l’agréable souvenir que les deux sœurs laissaient aux Viennois : ce fut la violence avec laquelle sévit, après leur départ, la cachucha. En quelque lieu qu’on allât, on était poursuivi par des échos de cette danse. A la Porte de Carinthie, elle était continuée par une autre Fanny qui commençait alors une brillante carrière, Fanny Cerrito. Le théâtre An der Wien tint un gros succès avec une parodie de la cachucha exécutée par l’excellent acteur comique Scholz, « le Falstaff viennois, le gigantesque tonneau de Heidelberg », comme l’appelait l’Allgemeine Theaterzeitung. Scholz à son tour eut des imitateurs dans les autres théâtres. La cachucha s’ajoutait aux valses et aux polkas des orchestres de Strauss et de Lanner. L’éditeur Haslinger la publia arrangée pour piano. Les orgues de Barbarie la serinèrent au coin des rues. L’élégant cavalier la fredonnait en allant au bal ; l’ouvrier la sifflait à l’atelier. Les restaurants imaginèrent des plats à la cachucha ; on les faisait minuscules, sous prétexte qu’ils devaient être aussi légers que la danse dont ils portaient le nom. La cachucha devenait une calamité publique.

Il y aurait eu de quoi maudire l’importatrice du fléau. Personne n’y songea. « Quel rapport y a-t-il, demandait l’Allgemeine Theaterzeitung, entre la cachucha de Fanny Elssler et celle qui est la toquade du jour ? Est-ce la faute de la nuit de printemps aux clartés magiques, si elle est suivie parfois, le matin, d’une gelée mortelle127 ? » L’impression laissée par Fanny resta délicieuse. On lui appliqua le mot de Tieck : « C’est un de ces chants suaves qui ne touchent point la terre, qui passent d’une marche ailée dans l’or du crépuscule et de là-haut saluent le monde. » D’autres soupiraient un vers italien :

E passato il tempo che Fanni ballava.

***

Le 30 août 1837 Fanny faisait sa rentrée à Paris dans le Diable boiteux.

A ce moment lui arriva l’un des plus grands bonheurs de sa carrière théâtrale. Elle excita l’admiration d’un pur artiste, d’un prince des lettres, qui se constitua le héraut de sa beauté, le paladin de sa gloire. C’était Théophile Gautier.

L’enthousiasme de l’auteur d’Emaux et Camées pour la danseuse de la cachucha ne fut pas un emballement fortuit et capricieux. Il provenait de ce que Fanny Elssler réalisait dans la chorégraphie la forme d’art qui, dans tous les domaines, avait les préférences de Théophile Gautier et qu’il réalisait lui-même dans la littérature. En dépit de ses allures de romantique à tous crins, Th. Gautier était un classique. Son romantisme consistait à réclamer plus de mouvement, plus de couleur, plus de variété que n’en comportaient les traditions esthétiques du dix-septième siècle. Mais il était un classique, un Grec même, par son goût pour les créations plastiques au profil pur, aux contours francs, par sa passion pour la réalité lumineuse. Un classicisme élargi, émancipé du froid appareil de la mythologie, pénétré de vérité vivante, inondé de soleil, voilà ce que demandait Th. Gautier, et voilà ce que lui offrait, avec, en plus, toute la magie des attraits de la femme, le ballet renouvelé par Fanny Elssler. Très éloignée du romantisme lamartinien, brumeux et flou, de Marie Taglioni, Fanny Elssler donnait à ses créations le relief, la netteté, le fini que Th. Gautier recherchait pour les siennes. Elle évoquait devant le plus plastique de nos poètes des visions de beauté antique. Elle réalisait un de ses rêves d’artiste, lorsque, par les danses du Diable boiteux, elle incarnait devant lui l’Espagne qu’il brûlait d’aller voir, l’Espagne pittoresque, ivre de lumière, frémissante de vie et de joie.

Ce n’est pas en des poèmes que Th. Gautier chanta Fanny Elssler. Ce nom qui lui était si cher n’est pas prononcé dans Emaux et Camées, où figure cependant une danseuse moins illustre, Mlle Forster. C’est en prose, dans des articles de journal, dans les feuilletons de la Presse et du Figaro, que le poète dit à la ballerine toute la ferveur de son culte. Ces hommages étaient d’une sincérité absolue. Au début, ils s’accompagnaient encore de certaines réserves. Le critique veut montrer l’indépendance de son jugement. Puis son enthousiasme s’avive, l’ensorcellement est complet et bientôt l’on n’entend plus que des paroles d’extase et de glorification.

Ces louanges ne sont jamais exprimées en dithyrambes fumeux. Au plus fort de son ravissement Th. Gautier conserve une pensée lucide et une impeccable sûreté de style. Quelle différence entre ses articles et ceux de Jules Janin ! Quand celui-ci s’enflamme, il divague ; sa phrase est un feu follet qui court à droite, à gauche, par petits bonds capricieux et qui retombe au hasard. Les feuilletons de la Presse, au contraire, ont une marche ferme, un rayonnement toujours égal. Les figures qu’ils dessinent ont la consistance et l’éclat du marbre. Ils nous font voir Fanny dans un bain de lumière, souple, souriante, parfaite jusque dans les plus menus détails de son exquise personne, en même temps qu’ils fixent les caractères généraux de son talent. Jamais femme de théâtre n’a trouvé, pour la décrire, un écrivain plus chaleureux, plus exact, et en même temps plus spirituel. Car ces feuilletons pétillent d’esprit, d’un esprit qui pourrait être méchant, s’il le voulait, mais qui se plaît de préférence à une douce ironie, sans fiel. Les articles de Th. Gautier sur Fanny Elssler ne sont pas seulement des modèles de chronique théâtrale ; ce sont des pages de haute littérature. Ils font également honneur à celui qui les a écrits et à celle qui les a inspirés128.

Le premier de ces articles parut dans la Presse le 11 septembre 1837, à la suite de la reprise de la Tempête. Il était signé G. G., imitation ironique du J. J., qui était le chiffre de Jules Janin aux Débats. Les deux initiales signifiaient que le feuilleton devait être considéré comme l’œuvre commune de Gérard de Nerval et de Th. Gautier. Mais la manière du second se reconnaît aisément dans la description de Fanny Elssler. D’ailleurs Gérard de Nerval se retira peu à peu de la collaboration et abandonna toute la tâche à son ami à partir de mai 1838.

Cédons la parole au maître :

« La danse de Fanny Elssler s’éloigne complètement des données académiques, elle a un caractère particulier qui la sépare des autres danseuses ; ce n’est pas la grâce aérienne et virginale de Taglioni, c’est quelque chose de beaucoup plus humain, qui s’adresse plus vivement aux sens. Mlle Taglioni est une danseuse chrétienne, si l’on peut employer une pareille expression à propos d’un art proscrit par le catholicisme : elle voltige comme un esprit au milieu des transparentes vapeurs des blanches mousselines dont elle aime à s’entourer ; elle ressemble à une âme heureuse qui fait ployer à peine du bout de ses pieds roses la pointe des fleurs célestes. Fanny Elssler est une danseuse tout à fait païenne ; elle rappelle la muse Terpsichore avec son tambour de basque et sa tunique fendue sur la cuisse et relevée par des agrafes d’or ; quand elle se cambre hardiment sur ses reins et qu’elle jette en arrière ses bras enivrés et morts de volupté, on croit voir une de ces belles figures d’Herculanum ou de Pompéi qui se détachent blanches sur un fond noir et accompagnent leurs pas avec les crotales sonores ; le vers de Virgile :

Crispum sub crotalo docta movere latus,

vous revient involontairement à la mémoire. L’esclave syrienne qu’il aimait tant à voir danser sous la blonde treille de la petite hôtellerie devait avoir beaucoup de rapports avec Fanny Elssler.

« Sans doute le spiritualisme est une chose respectable, mais en fait de danse on peut bien faire quelques concessions au matérialisme. La danse après tout n’a d’autre but que de montrer de belles formes dans des poses gracieuses et de développer des lignes agréables à l’œil ; c’est un rythme muet, une musique que l’on regarde. La danse se prête peu à rendre des idées métaphysiques ; elle n’exprime que des passions : l’amour, le désir avec toutes ses coquetteries, l’homme qui attaque et la femme qui se défend mollement forment le sujet de toutes les danses primitives.

« Mlle Fanny Elssler a compris parfaitement cette vérité. Elle a plus osé qu’aucune autre danseuse de l’Opéra : la première elle a transporté sur ces planches pudiques l’audacieuse cachucha, sans presque rien lui faire perdre de sa saveur native. Elle danse de tout son corps, depuis la pointe des cheveux jusqu’à la pointe des orteils. Aussi, c’est une véritable et belle danseuse, tandis que les autres ne sont qu’une paire de jambes qui se démènent sous un tronc immobile. »

Toutes ces qualités, Th. Gautier put les admirer dans le Diable boiteux, dans la Tempête, dans Gustave, dans la Fille mal gardée que l’Opéra donna en septembre 1837. Elles firent également les délices de la cour, à Compiègne, où Fanny alla danser, le 28 septembre, Nina ou la Folle par amour. Son succès fut moindre dans la Muette de Portici, qui fut reprise à la même époque. Il parut au Siècle qu’elle n’avait pas réussi à rajeunir le rôle ingrat de Fenella, tout en reconnaissant que son jeu avait par moments une grande force dramatique. Ce fut aussi l’avis de Th. Gautier, qui tempéra par des réserves analogues des éloges d’autant plus précieux que leur sincérité était plus évidente.

Dans son article, il comparait Fanny Elssler au paillasse des Funambules, Debureau, ce qui, disait-il, n’avait rien d’injurieux pour elle, car il considérait Debureau comme le plus grand mime de la terre. Bientôt une occasion plus favorable s’offrit à elle de manifester sa puissance d’expression, lorsqu’elle créa la Chatte métamorphosée en femme, le 16 octobre 1837.

Il y avait longtemps qu’on parlait de ce nouveau ballet. Comme l’action se passait en Chine, on racontait que les costumes avaient été copiés d’après des modèles authentiques, venus de Canton. Plusieurs gazettes avaient publié l’écho suivant :

« Mlle Fanny Elssler avait, dit-on, jusqu’à ce jour une répugnance invincible contre ou pour les chats. Nous avons chacun, dit-on, notre bête noire ; eh bien ! la bête noire de Mlle Elssler, c’était un chat, même une chatte blanche. La vue d’un chat la faisait frémir, le miaulement d’un chat la faisait fuir bien loin sur la pointe des pieds. Mais l’amour de l’art est comme tous les amours : il sait triompher de toutes les craintes ; il sait vaincre les répugnances les plus sincères ; et, par dévouement, pour donner plus de vérité à son jeu, Mlle Elssler a eu le courage d’élever une petite chatte blanche qui ne la quitte jamais. L’animal perfide est là, toujours là ; et sa belle ennemie, oubliant sa haine, lui demande des inspirations, étudie ses poses gracieuses, ses mouvements légers, sa démarche ondoyante, et jusqu’à ses regards immobiles et défiants : parfois elle frissonne encore, si par hasard sa main rencontre sa blanche fourrure d’hermine ; femme, elle se souvient de ses frayeurs d’enfant, et sa répugnance vaincue se réveille encore un moment ; mais, artiste, elle se rappelle son rôle, elle rougit de sa faiblesse, elle attire vers elle la jolie chatte blanche, et elle la caresse bravement. L’animal détesté disparaît à ses yeux, elle ne voit plus que son modèle ; elle songe au succès qu’elle lui devra ; elle entend le public l’applaudir, elle pense qu’un si grand effort lui sera compté. »

Le ballet ne valait pas cher. Le vaudeville de Scribe avait été niaisement transformé. La musique de Montfort prouvait que les prix de Rome ne sont pas toujours des génies. L’infortuné Duponchel paya pour les auteurs. On le traita d’incapable, d’ignorant, de brouillon. Comme il était question dans la pièce d’un bonnet magique qui avait la vertu de changer les bêtes en hommes, le Figaro insinua que Duponchel avait mis cette coiffure à l’envers. On l’accusa de laisser, par son incurie, tomber complètement la danse à l’Opéra et de ne s’intéresser qu’au chant ; on oubliait qu’à d’autres moments on lui adressait le reproche contraire.

Quant à Fanny, elle fut entièrement mise hors de cause. Le public et la presse reconnurent que si le ballet offrait quelque intérêt, c’était à elle que revenait tout le mérite. Elle avait à jouer le rôle d’une jeune princesse chinoise, amoureuse d’un étudiant qui, de son côté, n’aimait que sa chatte. On fit croire au jeune homme qu’au moyen d’un bonnet magique la chatte pourrait être changée en femme. Il consentit à la métamorphose et ce fut la princesse qui prit la place de l’animal. Elle adopta les habitudes des chats, en exagérant leurs défauts, afin de dégoûter d’eux celui qu’elle aimait. Elle buvait son lait, faisait la guerre à ses oiseaux, lui jouait mille tours, jusqu’à ce que le jeune homme plaçât mieux ses affections et préférât la femme à la bête. Tout ce manège avait été rendu avec une vérité parfaite par Fanny Elssler qui avait réellement étudié les mœurs des chats, attrapé leur démarche souple, copié leurs gestes, leurs coups de pattes, leur manière de s’étirer. « La souplesse, disait le Courrier des Théâtres, l’élégante mollesse, la légèreté de velours, la vivacité spirituelle, l’expression comique toute pleine de goût et de charme que déploie Mlle Fanny ont séduit, captivé les spectateurs jusque-là qu’ils ont cru voir une pièce où il n’y avait qu’une ravissante actrice. » Th. Gautier s’excusait auprès de ses lecteurs de leur avoir donné une longue analyse d’un ouvrage nul et ennuyeux, au lieu de décrire les mérites de la principale interprète. « Il était impossible, ajoutait-il, de déguiser plus gracieusement la monstrueuse nullité du canevas. » Dans tous les comptes rendus se manifeste le même sentiment, que la Gazette des Théâtres résume en ces termes : « Mlle Fanny Elssler a délicieusement joué et divinement dansé son rôle de chatte ; mais tout le reste est une mystification puérile, triviale, indigne d’un théâtre tel que l’Opéra. »

Si Th. Gautier parla peu de Fanny Elssler à propos de la Chatte métamorphosée en femme, c’est qu’il travaillait au même moment à un portrait d’elle, qui parut dans le Figaro du 19 octobre. Ce sont des pages tout à fait jolies, alertes et spirituelles, où il y a cette particularité à relever : c’est qu’en décrivant la beauté de Fanny, l’auteur fait quelques critiques qu’il jugera lui-même imméritées six mois plus tard et qui disparaîtront dans un second portrait.

« Mlle Fanny Elssler est grande, souple et bien découplée ; elle a les poignets minces et les chevilles fines ; ses jambes, d’un tour élégant et pur, rappellent la sveltesse vigoureuse des jambes de Diane, la chasseresse virginale ; les rotules sont nettes, bien détachées, et tout le genou est irréprochable ; ses jambes diffèrent beaucoup des jambes habituelles des danseuses, dont tout le corps semble avoir coulé dans les bas et s’y être tassé ; ce ne sont pas ces mollets de suisse de paroisse ou de valet de trèfle qui excitent l’admiration des vieillards anacréontiques de l’orchestre et leur font récurer activement les verres de leur télescope, mais bien deux belles jambes de statue antique dignes d’être moulées et amoureusement étudiées…

« Autre sujet d’éloge : Mlle Elssler a des bras ronds, bien tournés, ne laissant pas percer les os du coude, et n’ayant rien de la misère de formes des bras de ses compagnes, que leur affreuse maigreur fait ressembler à des pinces de homard passées au blanc d’Espagne. Sa poitrine même est assez remplie, chose rare dans le pays des entrechats, où la double colline et les monts de neige tant célébrés par les lycéens et les membres du Caveau paraissent totalement inconnus. L’on ne voit pas non plus s’agiter sur son dos ces deux équerres osseuses qui ont l’air des racines d’une aile arrachée.

« Quant au caractère de sa tête, nous avouons qu’il ne nous paraît pas aussi gracieux qu’on le dit. Mlle Elssler possède de superbes cheveux qui s’abattent de chaque côté de ses tempes, lustrés et vernissés comme deux ailes d’oiseaux ; la teinte foncée de cette chevelure tranche un peu trop méridionalement sur le germanisme bien caractérisé de sa physionomie : ce ne sont pas les cheveux de cette tête et de ce corps. Cette bizarrerie inquiète l’œil et trouble l’harmonie de l’ensemble ; ses yeux, très noirs, dont les prunelles ont l’air de deux petites étoiles de jais sur un ciel de cristal, contrarient le nez qui est tout allemand, ainsi que le front.

« On a appelé Mlle Elssler une Espagnole du Nord, et, en cela, on a prétendu lui faire un compliment : c’est son défaut. Elle est Allemande par le sourire, par la blancheur de la peau, la coupe de la figure, la placidité du front ; Espagnole par sa chevelure, par ses petits pieds, ses mains fluettes et mignonnes, la cambrure un peu hardie de ses reins. Deux natures et deux tempéraments se combattent en elle : sa beauté gagnerait à se décider pour l’un de ces deux types. Elle est jolie, mais elle manque de race ; elle hésite entre l’Espagne et l’Allemagne. Et cette même indécision se remarque dans le caractère du sexe : ses hanches sont peu développées, sa poitrine ne va pas au delà des rondeurs de l’hermaphrodite antique ; comme elle est une très charmante femme, elle serait le plus charmant garçon du monde.

« Nous terminerons ce portrait par quelques avis. Le sourire de Mlle Elssler ne s’épanouit pas assez souvent ; il est quelquefois bridé et contraint ; il laisse trop voir les gencives. Dans certaines attitudes penchées, les lignes de la figure se présentent mal, les sourcils s’effilent, les coins de la bouche remontent, le nez fait pointe, ce qui donne à la face une expression de malice sournoise peu agréable. Mlle Elssler devrait aussi se coiffer avec plus de fond de tête ; ses cheveux, placés plus bas, rompraient la ligne trop droite des épaules et de la nuque. Nous lui recommandons aussi de teindre d’un rose moins vif le bout de ses jolis doigts effilés : c’est un agrément inutile129. »

***

L’année 1838 s’ouvrit sous des auspices favorables. La popularité de Fanny Elssler battait son plein. La vogue de la cachucha persistait. On l’applaudissait à l’Opéra ; on l’applaudissait dans une parodie qu’en donnait aux Variétés Odry, le désopilant comique ; il l’introduisait, sous le nom de caoutchouctcha dans la bouffonnerie des Saltimbanques. Fanny Elssler alla voir cette caricature de sa création et passa une joyeuse soirée. On achevait aux Champs-Elysées la construction d’un cirque destiné à Franconi ; parmi les numéros sensationnels annoncés par la direction, il y avait une cachucha que la première écuyère, Miss Kennebel, exécuterait à cheval. Un littérateur de troisième ordre, Darsigny, essayait de profiter de l’engouement général pour lancer un livre inspiré par le Diable boiteux : Descarnado ou Paris à vol de Diable.

La beauté de Fanny continuait de tenter les peintres et les sculpteurs. Dantan jeune, qui s’était signalé par de nombreuses figurines grotesques, puis par les statues de Boiëldieu et de Lekain, fit le buste de la danseuse en même temps que celui du duc d’Orléans. Par une curieuse rencontre, un autre artiste fit à la même époque le portrait des deux mêmes personnages. C’était une femme du monde, Mme de Mirbel, la miniaturiste attitrée de la famille royale. Après avoir obtenu la faveur de fixer les nobles traits de Louis-Philippe, elle avait fait la miniature du prince héritier, et ce portrait fut exposé avec celui de Fanny Elssler dans le même cadre au salon de 1838. Emoi, indignation à la cour. On jugea inconvenante l’idée d’exhiber de la sorte, dans une association faite pour provoquer mille commentaires, la danseuse et l’héritier du trône qui, circonstance aggravante, venait de se marier. Les autorités firent enlever l’objet du scandale. L’affaire eut du retentissement. Le Charivari attaqua le duc d’Orléans dans un article mordant, intitulé : Lettre d’une actrice à S. A. R. le prince Rosolin. Le journal rappelait que dès 1830 le prince s’était plaint de voir son portrait placé, à l’Exposition de peinture, à côté de celui de Léontine Fay et avait exigé la disparition de ce dernier. Depuis lors il avait de nouveau traité un peu trop cavalièrement les femmes de théâtre en donnant le nom de Déjazet à une jument poussive et celui de Taglioni à l’une de ses biques éclopées.

« Tout récemment enfin, continue l’article, Votre Altesse a poussé encore plus loin sa dédaigneuse fierté. Mme de Mirbel avait achevé concurremment, pour l’exposition actuelle, votre portrait et celui de Mlle Fanny Elssler. En apprenant cette concordance, Votre Altesse et ses courtisans ont crié à l’anarchie, à la profanation. Vous vous êtes indigné qu’une artiste se fût permis d’employer à peindre les superbes jambes d’une danseuse l’excédent considérable de couleurs qu’avait dû nécessairement laisser sur sa palette la portraicture des mollets de Votre Altesse.

« Ainsi qu’Alexandre le Grand, vous voulez qu’Apelle brise ses pinceaux après avoir obtenu l’inappréciable faveur de peindre le plus fameux des héros de l’époque.

« Mme de Mirbel a dû retirer les deux médaillons de l’exposition, afin que personne ne soupçonnât que l’héritier présomptif du trône de France et la reine de la danse avaient pu se trouver un instant enchâssés dans le même passe-partout sur le pied de l’égalité. »

Le Charivari fait observer que des rois et des empereurs ont eu plus d’égards pour les actrices, Napoléon pour Mlles George et Duchesnois, le roi de Prusse pour Mlle Sontag, le tsar Nicolas pour Mlle Taglioni. En revanche Son Altesse Royale n’a pas su maintenir les distances, quand il s’est agi d’élever un monument à Molière. En cette circonstance, Mlle Mars avait donné mille francs. Son Altesse Royale n’en donna que cinq cents.

Les Parisiens, nés frondeurs, vengèrent la danseuse de la morgue du prince. Partout où ils la rencontraient, dans la rue, dans les lieux publics, ils lui manifestaient une affectueuse déférence. Les journaux qui lui étaient d’ordinaire hostiles eurent pour elle des égards inusités. L’aventure des portraits aviva sans aucun doute la sympathie qui l’accueillait lorsqu’elle apparaissait sur la scène de l’Opéra.

Le zénith de la popularité fut atteint le 5 mai 1838, jour du bénéfice des deux sœurs. Le programme comprenait le second acte du Mariage de Figaro, avec Mlle Mars ; une scène de Lucia di Lammermoor, chantée par Duprez, Serda et les chœurs du Théâtre-Italien ; la première représentation de la Volière, ballet tiré par Scribe du conte de La Fontaine, les Oies du frère Philippe, mis en musique par Gide et réglé par Thérèse Elssler ; le Concert à la cour, opéra-comique de Scribe, Mélesville et Auber, avec Mmes Damoreau-Cinti, Stoltz et Virginie Déjazet. Dans cette dernière œuvre étaient introduits des tableaux vivants, genre de spectacle très goûté alors en Allemagne et peu répandu encore en France. Corinne, de Gérard, était représentée par Fanny, le Décaméron, de Winterhalter, par des dames de l’Opéra, de la Comédie-Française et du Vaudeville. Dans d’autres tableaux paraissaient les comiques Lepeintre jeune, Arnal, Vernet et Odry.

La salle était fort brillante. Des places avaient été prises par Scribe, Casimir Delavigne, Dupaty, Lauriston, Fulchiron, Pourtalès, Aguado, Fould, Schickler, etc… Les dames s’exhibaient en organdis brodés ou brochés en couleurs, en pékin-Pompadour semés de petites roses, en mousselines claires, en tissus de foulard gris perle rehaussés de dessins ponceau. Partout des dentelles à profusion. Dans les cheveux, des fleurs en quantité, roses, branches de bruyère, violettes de Parme, camélias. Parmi les chapeaux et les turbans, les chefs-d’œuvre de la maison Maurice Beauvais rivalisaient avec ceux de Mme Alexandrine Chamouillet.

La Volière fut dansée par Fanny et par Thérèse avec une telle perfection que le public ne s’offusqua pas de l’étrangeté du sujet. Mlle Mars, quoiqu’elle approchât de la soixantaine, fut excellente dans le rôle de Suzanne. Duprez chanta le grand air d’Edgardo avec un pathétique qui arracha des larmes aux spectatrices. Le Concert à la cour réussit moins bien. Quant aux tableaux vivants, la déception fut complète.

L’hommage le plus précieux que Fanny reçut à cette occasion fut un article que Th. Gautier publia dans le Messager, la veille de la représentation. L’écrivain refaisait le portrait qu’au mois d’octobre il avait tracé dans le Figaro. Il avait alors, on s’en souvient, critiqué chez Fanny un manque d’accord entre ses caractères physiques. C’est au contraire une harmonie générale de tout l’être qui le frappe aujourd’hui et qu’il vante dans une nouvelle description, destinée visiblement à corriger la première. Il dit à présent :

« Mlle Fanny Elssler tient dans ses blanches mains le sceptre d’or de la beauté ; elle n’a qu’à paraître pour produire dans la salle un frémissement passionné plus flatteur que tous les applaudissements du monde ; car il s’adresse à la femme et non pas à l’actrice, et l’on est toujours plus fier de la beauté qui vous vient de Dieu que du talent qui vient de vous-même.

« L’on peut dire hardiment que Mlle Fanny Elssler est la plus belle des femmes qui sont maintenant au théâtre ; d’autres ont peut-être quelques portions d’une perfection plus achevée, des yeux plus grands, une bouche plus heureusement épanouie, mais aucune n’est si complètement jolie que Fanny Elssler ; ce qui est séduisant chez elle, c’est l’harmonie parfaite de sa tête et de son corps ; elle a les mains de ses bras, les pieds de ses jambes, des épaules qui sont bien les épaules de sa poitrine ; en un mot, elle est ensemble ; qu’on nous passe ce terme d’argot pittoresque ; rien n’est beau dans elle aux dépens d’autre chose. On ne dit pas, en la voyant, comme de certaines femmes : « Dieu ! les beaux yeux ! ou les beaux bras ! » On dit : « Quelle désirable et charmante créature ! » Car tout étant élégant, joli, bien proportionné, rien n’accroche l’œil impérieusement, et le regard monte et descend comme une caresse au long de ses formes rondes et polies que l’on croirait empruntées à quelque divin marbre du temps de Périclès ; c’est là le secret du plaisir extrême que l’on éprouve à considérer Fanny Elssler, la danseuse ionienne qu’Alcibiade eût fait venir à ses soupers, dans le costume des Grâces, aux ceintures dénouées, une couronne de myrte et de tilleul sur table, et des crotales d’or babillant au bout de ses mains effilées.

« L’on a comparé souvent Fanny Elssler à la Diane chasseresse. Cette comparaison n’est pas juste ; la Diane, toute divine qu’elle soit, a un certain air de vieille fille revêche ; l’ennui d’une virginité immortelle donne à son profil, d’ailleurs si noble et si pur, quelque chose de sévère et de froid. Quoique des mythologues à mauvaise langue prétendent qu’elle ait eu cinquante enfants d’Endymion, son bleuâtre amoureux, elle a dans le marbre neigeux où elle est taillée un air de vierge alpestre e cruda, comme dirait Pétrarque, qui ne se retrouve nullement dans la physionomie de Mlle Elssler ; d’ailleurs, la grande colère qu’elle montra contre Actéon qui l’avait surprise au bain fait voir qu’elle avait quelque défaut caché, la taille plate ou le genou mal tourné ; une belle femme surprise n’a point une pudeur si féroce : Mlle Elssler n’aurait pas besoin de changer personne en cerf. Les jambes de Diane sont fines, sèches, un peu longues, comme il sied à des jambes de divinité campagnarde faites pour arpenter les taillis et forcer les biches à la course ; celles de Mlle Elssler sont d’un contour plus nourri, quoique aussi ferme, et à la force elles joignent une rondeur voluptueuse de lignes dont la chasseresse est dénuée.

« Si Mlle Elssler ressemble à autre chose qu’à elle-même, c’est assurément au fils d’Hermès et d’Aphrodite, à l’androgyne antique, cette ravissante chimère de l’art grec.

« Ses bras admirablement tournés sont moins ronds que des bras de femme ordinaire, plus potelés que des bras de jeune fille ; leur linéament a un accent souple et vif qui rappelle les formes d’un jeune homme merveilleusement beau et un peu efféminé comme le Bacchus indien, l’Antinoüs ou la statue de l’Apolline ; ce rapport s’étend à tout le reste de sa beauté que cette délicieuse ambiguïté rend plus attrayante et plus piquante encore. Ses mouvements sont empreints de ce double caractère ; à travers la langueur amoureuse, la passion enivrée qui ploie sous le vertige du plaisir, la gentillesse féminine et toutes les molles séductions de la danseuse, on sent l’agilité, la brusque prestesse, les muscles d’acier d’un jeune athlète. Aussi, Mlle Elssler plaît-elle à tout le monde, même aux femmes qui ne peuvent souffrir aucune danseuse.

« La représentation annoncée pour son bénéfice et celui de sa sœur ne saurait manquer d’être extrêmement fructueuse, car c’est l’actrice la plus aimée du public, et c’est justice. Si la somme d’argent qu’elle retirera de cette soirée était égale à la somme de plaisir qu’elle a causé, Fanny Elssler serait plus riche que tous les banquiers ensemble. La première, elle a introduit à l’Opéra, le sanctuaire de la pirouette classique, la fougue, la pétulance, la passion et le tempérament, c’est-à-dire la vraie danse bien comprise. L’enthousiasme qu’excite toujours sa fameuse cachucha, qu’elle dessine chaque soir avec une hardiesse de plus en plus espagnole, montre combien l’ardeur méridionale est supérieure aux inventions contournées de l’art chorégraphique130. »

La recette, que Th. Gautier prévoyait copieuse, fut, à peu de chose près, celle des bonnes représentations à bénéfice de l’année. Le total des locations s’éleva à 23 597 francs ; les frais déduits, les deux sœurs touchèrent 18 467 francs. Le bénéfice de Nourrit, le 4 avril 1837, avait produit une recette brute de 24 322 francs, celui de Lise Noblet, le 24 mars 1838, 22 236 francs, celui de Mme Damoreau-Cinti, le 19 avril 1838, 24 804 francs. Sans doute on restait loin des 35 784 francs encaissés le 22 avril 1837, à la soirée d’adieux de Mlle Taglioni. Mais aussi c’était là un résultat exceptionnel, dû à des circonstances spéciales, et qui ne se renouvela point. En somme, quoique deux ou trois numéros du programme n’eussent pas produit l’effet attendu, les deux sœurs avaient lieu d’être satisfaites. Paris les avait récompensées, par une belle manifestation, du plaisir qu’elles lui causaient. Fanny surtout pouvait se féliciter. Elle avait été chaleureusement acclamée, et l’article de Th. Gautier valait de l’or.

***

Le soir du 5 mai, la joie de la triomphatrice aurait pu être troublée, si elle avait aperçu dans la salle une personne dont la présence était pour elle une menace, Marie Taglioni. Très entourée, très adulée, la sylphide donnait à ses amis des nouvelles de son séjour en Russie, d’où elle revenait ; elle portait des bijoux qui lui avaient été offerts par les souverains ; elle racontait son retour qui avait failli être tragique, les chevaux de sa berline ayant été précipités dans la Vistule. Pour le moment, elle ne s’arrêtait pas à Paris. Elle allait en Angleterre, et, d’un air de défi, elle y donnait rendez-vous à la rivale qu’on applaudissait en ce moment devant elle.

En effet les deux danseuses étaient engagées à Londres pour les fêtes du couronnement de la reine Victoria, qui eurent lieu à la fin de juin 1838. Toutes deux avaient répondu à l’appel que leur avait adressé Laporte, directeur du Her Majesty’s Theatre.

Le duel, interrompu depuis le 22 avril 1837, jour où Marie Taglioni avait fait ses adieux à Paris, recommença de plus belle. La victoire demeura indécise. Marie Taglioni souleva des ovations plus tapageuses. Mais Fanny Elssler plut infiniment dans Miranda, dans le Diable boiteux, dans l’Amour vengé, dans le Brigand de Terracine. Elle contribua pour une grande part à relever la fortune de Laporte. Celui-ci gagna cinquante mille livres sterling dans sa saison. Il pouvait de nouveau respirer, en attendant la prochaine faillite.

Revenue à Paris au mois d’août, Fanny Elssler ne fut pas délivrée du souvenir obsédant de sa rivale. Elle la retrouva, présente et puissante, quoique lointaine, au milieu d’incidents qui provoquèrent une comparaison passionnée de leurs personnalités artistiques et aboutirent à des actes d’hostilité violente.

Jusque-là Fanny Elssler s’était soigneusement abstenue de paraître à Paris dans les rôles de Mlle Taglioni. Ce n’était qu’en province et à l’étranger qu’elle se permettait de danser la Sylphide. Or, en 1838, Duponchel n’avait en fait de ballet nouveau que la Volière qui n’avait réussi qu’à moitié. La Chatte métamorphosée en femme avait disparu de l’affiche. L’administration était très en peine. Elle songea que, si les œuvres nouvelles échouaient, il y en avait d’anciennes qui étaient toujours sûres d’un accueil favorable. De ce nombre était la Sylphide. Aucune réconciliation n’était à espérer avec la créatrice, qui était retournée à Saint-Pétersbourg et ne faisait pas mine de vouloir en revenir. Pourquoi ses rôles auraient-ils été intangibles ? Pourquoi ne pas les confier à la délicieuse virtuose qu’on avait sous la main ? Duponchel fit donc des démarches auprès de Fanny Elssler pour l’amener à prendre la succession de Marie Taglioni dans les principales créations de cette dernière. Par modestie autant que par prudence, Fanny refusa. Mais le directeur la supplia si vivement qu’elle accepta finalement de risquer la partie.

Elle parut donc dans la Sylphide, le 22 septembre 1838. Au premier acte, un petit accident parut de mauvais augure. Au moment où elle devait s’échapper par la cheminée, un obstacle imprévu entrava son ascension ; elle retomba et se blessa légèrement. Elle put cependant reparaître au second acte et aller jusqu’au bout de son rôle.

Une partie du public manifesta une vive approbation. De ce côté se trouvait Th. Gautier qui avait revendiqué très haut pour Fanny Elssler le droit de s’approprier les rôles de Mlle Taglioni et qui jugeait que la tentative avait parfaitement réussi. Telle était aussi l’opinion de Barbey d’Aurevilly. L’illustre gentilhomme de lettres a noté, dans son Second memorandum, sa présence à l’Opéra, le soir du 22 septembre. Il dit : « On jouait le Philtre, qui ne m’a pas enivré. Puis la Sylphide, audace de Fanny Elssler qui n’a pas trop mal dansé sur les souvenirs idolâtriques de ce compas de peu de chair et de beaucoup d’os qu’on appelle Mlle Taglioni. » Le lendemain, il écrivait pour le Nouvelliste de Thiers le compte rendu de la représentation. Il résume lui-même ainsi l’esprit de son article : « Revenu chez moi. Fait du feu. Fourré à l’ouvrage et écrit mon feuilleton sur Fanny la danseuse, avec cette impétuosité qui me prend quand je veux m’éviter moi-même. — J’aime Fanny au point de mentir pour elle, ce qui n’est pas beaucoup dire, du reste. — Ai donc égorgé sur ses autels la Taglioni. — Comme Oreste, je tue pour Hermione. — Explique qui pourra ces dépravations qui soufflettent si bien l’intelligence sur les deux joues ! Ce que Fanny a de plus mal, c’est la bouche, et c’est ce que je préfère en elle-même à ce qu’elle a de bien. Et pourtant je ne suis pas un barbare131 ! »

Les taglionistes, bien entendu, tinrent un langage tout différent. Leur principal organe, la Gazette des Théâtres, dit : « La reprise de la Sylphide est une erreur d’une danseuse de beaucoup de talent ; nous n’avons plus de sylphide à Paris, elle a pris son vol vers les glaces du Nord, et pour nous consoler de son départ, il nous est resté une séduisante mortelle, bien faite pour charmer les yeux et les cœurs, mais non pas pour nous faire oublier sur la terre ce ciel auquel il ne lui est pas permis de s’élever. »

Le public sembla partager l’opinion des taglionistes. Les recettes de la Sylphide dansée par Fanny Elssler furent médiocres. Le 7 octobre ce ballet fut donné avec Don Juan. Quoique ce fût un dimanche, la salle était à moitié vide. C’était un insuccès notoire.

***

Dans l’affaire de la Sylphide, les divergences d’appréciation se manifestèrent sans brutalité. Il n’en fut pas de même un mois plus tard, le 22 octobre, lorsque Fanny Elssler prit le rôle de Marie Taglioni dans la Fille du Danube. Si nous ouvrons les journaux de la semaine, nous y lisons ces débuts d’articles :

« Un scandale inouï vient de déshonorer l’Opéra et d’épouvanter les honnêtes gens… »

« Une scène horrible s’est passée avant-hier à l’Opéra… »

« Il s’est passé hier à l’Opéra des scandales inouïs dans les fastes de ce théâtre. Le parterre était transformé en arène véritable où, deux heures durant, des bravos, des coups de sifflets, et des coups de poing se sont distribués avec une égale ardeur… »

Qu’était-il arrivé ? grands dieux ! — Au premier acte, pendant que Fanny dansait, quatre ou cinq taglionistes, munis de clefs forées, la sifflèrent vigoureusement. De vives protestations s’élevèrent et des applaudissements nourris rassurèrent l’artiste interdite. Pendant l’entr’acte Auguste, le chef de claque, alla chercher des renforts afin d’étouffer plus sûrement toute manifestation hostile. Au second acte, les sifflets recommencèrent. Alors les agents d’Auguste eurent un excès de zèle. Au lieu de se contenter d’applaudir, ils saisirent quelques spectateurs soupçonnés de mauvais sentiments et les poussèrent un peu rudement à la porte, « dans les mains béantes, dit le Charivari, des sergents de ville et des gardes municipaux ». Un tumulte énorme alors se déchaîna. Les claqueurs, « organisés comme un régiment de la garde nationale », dit le Bon Sens, frappèrent à tort et à travers. « Un jeune homme décoré, raconte le même journal, a été en butte à d’horribles violences. » Un spectateur qui tournait le dos à la scène et s’absorbait dans la lecture d’une brochure, sans doute pour montrer qu’il faisait peu de cas de Fanny Elssler, fut roué de coups. Un autre, qui s’élançait à son aide, subit le même sort. « Un citoyen de soixante-dix ans, rapporte le Courrier des Théâtres, reçut un coup de poing qui lui mit l’œil en sang, il fut obligé de sortir… De l’orchestre et de l’amphithéâtre, les femmes se sauvaient, tant pour échapper aux éclaboussures des horions que pour ne pas salir leurs oreilles des infamies qu’adressaient d’effroyables individus à des personnes visiblement étrangères au prétexte de ce tapage. »

Toute la semaine les journaux furent pleins de détails à faire frémir. Ils publièrent des lettres des citoyens qui avaient été le plus cruellement meurtris dans la bagarre. L’un d’eux, un commerçant du nom de Maillefer, prétendait que les claqueurs étaient ivres. Le monsieur à la brochure se faisait connaître : c’était un M. de Guingand, négociant en vins ; il annonçait qu’il portait l’affaire devant les tribunaux. On livra à l’indignation publique le nom d’Auguste, qui avait, dit le Bon Sens, « lancé contre les malheureux siffleurs sa meute de chiens enragés ».

Th. Gautier assistait à la bataille. Elle le rajeunissait de dix ans. Il se croyait revenu aux représentations homériques du More de Venise et d’Hernani. Dans son compte rendu de la soirée, il déclara nettement Fanny Elssler l’égale de Marie Taglioni, et il fit une fois de plus de la séduisante artiste un de ces délicats portraits où il excellait :

« Mlle Elssler, à notre goût, vaut bien Mlle Taglioni. D’abord — avantage immense — elle est beaucoup plus belle et plus jeune ; son profil pur et noble, la coupe élégante de sa tête, la manière délicate dont son col est attaché, lui donnent un air de camée antique, on ne saurait plus charmant ; deux yeux pleins de lumière, de malice et de volupté, un sourire naïf et moqueur à la fois, éclairent et vivifient cette heureuse physionomie. Ajoutez, à ces dons précieux, des bras ronds et potelés, qualité rare chez une danseuse, une taille souple et bien assise sur ses hanches, des jambes de Diane chasseresse que l’on croirait sculptées dans le marbre du Pentélique par quelque statuaire grec du temps de Phidias, si elles n’étaient plus mobiles, plus vives et plus inquiètes que des ailes d’oiseau, et, sur tout cela, l’attrait, le charme, les Vénus et les Cupidons, Veneres Cupidinesque, comme disaient les anciens, tout ce qui ne s’acquiert pas et qu’on ne peut expliquer.

« Comme danseuse, Mlle Elssler possède la force, la précision, la netteté du geste, la vigueur des pointes, une hardiesse pétulante et cambrée tout à fait espagnole, une facilité heureuse et sereine dans tout ce qu’elle fait, qui rendent sa danse une des choses les plus douces du monde à regarder ; — elle a, en outre, ce que n’avait pas Mlle Taglioni, un sentiment profond du drame : elle danse aussi bien et joue mieux que sa rivale132. »

Le tumulte lui-même, Th. Gautier ne le prit pas au tragique. « On a fait grand bruit, dit-il, de cette algarade dans les journaux : à lire ces récits circonstanciés et lamentables, on dirait que l’Opéra a été le théâtre d’une Saint-Barthélemy plus sanglante que l’autre ; on ne parle que de vieillards à cheveux blancs, de négociants estimables, d’hommes établis et ayant pignon sur rue, déchiquetés, roués, assommés, tigrés et pommelés comme des peaux de léopard, par cette ignoble claque ; les colonnes sont pleines de lettres écrites par les morts. Le fait est qu’Auguste, homme de force colossale, disent les journaux, n’a pas retrouvé son lorgnon et sa chaîne après la bagarre. La chose se passait entre cabaleurs et claqueurs. Les battoirs voulaient mettre les sifflets à la porte, et, cette fois, par hasard, ils avaient raison. Quelque gourmade envoyée à l’aventure se sera égarée dans un œil honnête et sur un nez impartial et payant ; c’est un malheur sans doute, mais il n’y avait pas là de quoi faire des récits à la manière de Brébœuf,

… entasser sur les rives
De morts ou de mourants cent montagnes plaintives133.
***

L’année 1838 fut marquée encore, avant sa fin, par un autre épisode de la lutte engagée entre Fanny Elssler et Marie Taglioni. Le duel se poursuivit à distance par l’étude simultanée, à Paris et à Saint-Pétersbourg, d’un même ballet où chacune des deux danseuses devait tenir le rôle principal, la Gitana, comme on l’appelait en Russie, la Gypsi, comme on disait rue Le Peletier. Les auteurs du livret étaient de Saint-Georges et Mazilier, ceux de la musique Benoît, Ambroise Thomas et Marliani.

La Russie fut prête la première. L’empereur avait mis, disait-on, 150 000 roubles à la disposition de l’administration du théâtre, afin que Marie Taglioni fût placée dans le cadre le plus somptueux. La première représentation eut lieu dans les premiers jours de janvier 1839. D’après les récits envoyés aux journaux français, le succès aurait été en rapport avec les largesses impériales et la principale interprète aurait été, selon son habitude, incomparable.

L’Opéra de Paris donna le ballet le 28 janvier. Le premier rôle exigeait autant de qualités dramatiques que de virtuosité chorégraphique. Fanny Elssler satisfit amplement à cette double obligation. La Gazette des Théâtres elle-même rendit justice à la danseuse aussi bien qu’à l’interprète des passions humaines. « Bien que son talent de mime, dit ce journal, fût déjà connu et apprécié de tout le monde, il n’avait pas encore brillé d’un si vif éclat que dans ce ballet où elle s’est montrée comédienne et tragédienne autant qu’il peut être donné à une danseuse de l’être. » Parmi les morceaux de danse, la Gazette signalait un pas de deux admirablement exécuté avec Thérèse et une cracovienne qui paraissait destinée à devenir aussi populaire que la cachucha.

Néanmoins les représentations de la Gypsi n’eurent pas le même retentissement que celles du Diable boiteux. L’attention publique était détournée à ce moment-là du ballet par d’autres événements artistiques. A la Comédie-Française, une grande tragédienne s’était révélée, Rachel, qui avait paru pour la première fois le 12 juin 1838 dans le rôle de Camille, d’Horace, et qui étonnait les spectateurs par son précoce génie. Au théâtre de la Renaissance, Ruy Blas, de V. Hugo, représenté en novembre, ranimait les querelles des classiques et des romantiques. Mais l’événement sensationnel qui défrayait toutes les conversations, c’était l’histoire d’un jeune et séduisant gentilhomme italien, M. de Candia, qui, après avoir donné sa démission d’officier dans l’armée sarde et quitté son pays, à la suite d’une aventure d’amour, avait débuté à l’Opéra, à la fin de novembre, dans Robert le Diable, sous le nom de Mario. Chacun s’extasiait sur la jolie voix du joli ténor. Les dames le couvaient de leurs regards attendris. Toutes ces nouveautés dans le monde des théâtres captivaient trop Paris pour qu’il pût s’intéresser vivement à la Gypsi de Fanny Elssler

***

L’astre de Fanny Elssler pâlissait dans la seconde moitié de l’année 1838. Le déclin s’accentua en 1839, qui fut une année maussade, fertile en déceptions et en amertumes.

Fanny fut d’abord atteinte dans son amour pour son art. S’inspirant d’une conception très haute de la danse, elle s’était appliquée de toutes ses forces, avec un scrupule quasi-religieux, à en faire un spectacle digne d’une élite. Elle avait eu la satisfaction de se voir comprise par de beaux esprits comme Th. Gautier. Mais sur le grand public, qu’elle avait cru conquis un moment, son action n’avait été que superficielle et précaire. Après cinq années de séjour à Paris, elle voyait la danse se développer sous ses formes les plus grossières. Le cancan, le chahut, toutes les variétés de la chorégraphie de carrefours et de basses tavernes gagnaient du terrain. Au commencement de 1839, Chicard, le prince des débardeurs, obtenait une vogue scandaleuse avec ses pas grotesques, ses bouffonneries énormes, ses dislocations ahurissantes. Etre obligée de partager les applaudissements de Paris avec ce vil acrobate ! Quelle humiliation pour Fanny Elssler ! Quelle triste fin de rêve !

En mars commença un long mois de maladie. Les représentations de la Gypsi furent interrompues. Quand Fanny fut rétablie, commencèrent les répétitions de la Tarentule, ballet-pantomime en deux actes, dont le livret était de Scribe, la musique de Gide.

Fanny avait de nouveau, comme dans le Diable boiteux, un rôle fait pour elle. La scène se passait en Italie. Le personnage de Laurette était, comme celui de Florinde, une de ces natures méridionales avec lesquelles Fanny avait des affinités merveilleuses. C’était celui d’une jeune fille qui narguait un barbon amoureux d’elle et dont la tendresse pour un jeune homme passait par des péripéties tragiques. Son amant ayant été mordu par une tarentule, elle avait à rendre compte, au moyen d’une mimique, des ravages causés par le mal et à exprimer son affreux désespoir. Fanny mit autant de passion véhémente dans les scènes de drame que de fine espièglerie dans la partie comique. A la danseuse le sujet imposait naturellement une tarentelle. Fanny exécuta ce morceau capital du ballet avec autant de fougue que la cachucha et avec autant de pittoresque que la cracovienne de la Gypsi. La Gazette des Théâtres la félicita d’avoir retrouvé sa voie véritable, après l’erreur de la Sylphide. « Il est une justice à rendre à Mlle Elssler, disait-elle, c’est que jamais danseuse n’a mieux exprimé qu’elle la passion et ne l’a matérialisée avec plus d’habileté. Si elle ressent tout ce qu’elle exprime, elle doit avoir une âme de feu. Tour à tour vive, emportée, spirituelle, Mlle Elssler rend avec une vivacité désespérante cette danse lascive qui donne bien une idée de ces caractères ardents que l’on trouve seulement sous le ciel brûlant de l’Espagne et de l’Italie. La belle et séduisante danseuse a compris qu’elle ne devait pas plus longtemps lutter avec les souvenirs de Taglioni ; elle s’est créé un genre en harmonie avec ses moyens. »

Th. Gautier perdit son temps à donner une très longue et peu intéressante analyse de la Tarentule. Il combla Fanny des éloges accoutumés, mais dans un style tellement incolore de courriériste théâtral qu’on le soupçonne d’avoir simplement signé un feuilleton rédigé par un autre.

Quelqu’un eut, à l’occasion de la Tarentule, un trait de génie. Ce fut Auguste. Aux répétitions, Scribe exprima la crainte qu’un enterrement qui passait sur la scène au second acte ne produisît un effet pénible. « Rassurez vous, lui dit le chef de claque, je prendrai la morte gaîment134. »

Avec la Tarentule la fortune recommençait à sourire à Fanny. Mais l’éclaircie ne fut pas de longue durée. Un nouvel engagement signé avec Her Majesty’s Theatre la fit repartir pour Londres à la fin de juillet. Son mauvais destin voulut qu’elle s’y retrouvât encore une fois aux prises avec Marie Taglioni et que de cette rencontre naquissent de graves froissements.

Le combat fut serré. Les deux adversaires luttèrent pied à pied, si l’on ose dire, sur la même scène, et dans le même rôle, celui de la bohémienne de la Gitana (style russe) ou de la Gypsi (style de Paris). Marie Taglioni avait eu l’ambition d’ajouter une province à son royaume. Lasse de se voir cantonner dans le monde du rêve, elle voulait montrer qu’elle était capable de créer autre chose que des figures impalpables et de réussir tout aussi bien dans la danse terrestre, dans les danses de caractère précises et plastiques. Elle avait sa mazurka qu’elle opposait à la cracovienne de Fanny Elssler et son pas bohémien apporté de Russie qui défiait le pas bohémien de la Gypsi parisienne.

Que les Anglais préférassent la cracovienne ou la mazurka, cela ne tirait pas à conséquence. Mais un sujet d’ennuis pour Fanny, ce fut le récit très partial que des journaux français donnèrent de sa lutte avec Marie Taglioni. La Gazette des Théâtres et le Siècle se faisaient adresser de Londres une correspondance, signée J. Chaudes-Aigues, qui proclamait l’écrasement complet de la Gypsi par la Gitana. L’article félicitait Marie Taglioni d’être devenue la reine de la danse terrestre, après avoir été la reine de la danse céleste. Il ajoutait que les spectateurs de Her Majesty’s Theatre avaient traité Fanny avec rigueur.

« Le public anglais, écrivait Chaudes-Aigues, aurait pu répondre plus courtoisement qu’il n’a fait à la pantomime agaçante de Mlle Fanny Elssler. Il est vrai de dire, pour l’excuse du public anglais, que quelques jours auparavant, à une représentation au bénéfice de M. Laporte, directeur de Queen’s Theatre, Mlle Fanny Elssler avait voulu à toute force danser un pas à côté de Mlle Taglioni, appelant ainsi une comparaison qui, de l’avis de tout le monde, ne pouvait que lui être fatale. La tentative tourna de telle sorte, en effet, que Mlle Fanny Elssler dut prévoir, dès ce soir-là, le sort réservé à la Gypsi. Quelle imprudence aussi, à Mlle Fanny Elssler ! Mieux que de l’imprudence, c’était de l’enfantillage ; et malheureusement il est telle circonstance comme tel âge dans la vie (Mlle Elssler a pu s’en convaincre par elle-même), où, même à une jolie femme, il n’est pas permis d’être enfant. »

Lorsque Fanny fut rentrée à Paris, dans la seconde quinzaine d’août, la campagne menée contre elle continua. A défaut de Marie Taglioni, ses adversaires furent heureux de pouvoir lui opposer une nouvelle rivale.

Au mois de mai 1838 avait débuté à l’Opéra, dans un rôle modeste, une jeune Danoise, jolie, grande et svelte, Mlle Lucile Grahn. Douée d’un talent remarquable, elle avait percé rapidement. On l’appelait la « blonde Edda du Nord », qui remplacerait Marie Taglioni. Le 6 novembre, elle dansa la Sylphide, et, cette fois, personne ne cria à l’usurpation. La Gazette des Théâtres traça entre elle et Fanny un parallèle très dur pour celle-ci. Après avoir reconnu à Lucile Grahn toutes les qualités nécessaires pour faire une excellente sylphide et les avoir refusées toutes à Fanny, le journal disait : « Mlle Grahn n’a pas recours aux tours de force chorégraphiques, aux poses provocantes, à ces sourires agaçants, à ces tournoiements de toupies d’Allemagne dont le succès commence un peu à baisser. » Au mois de décembre, lorsque le bruit courut que Fanny se disposait à partir pour l’Amérique, la Gazette émit cette opinion : « Nous ne voulons pas établir d’inconvenante comparaison entre Mlles Elssler et Grahn, mais nous pouvons bien dire que, puisque Mlle Elssler doit quitter l’Opéra pour deux ans, Mlle Grahn la remplacera sans trop de désavantage. »

De plus, ce journal blessait Fanny dans ses plus chères affections, en jugeant sa sœur avec cruauté.

Mlle Thérèse Elssler, disait-il, n’a jamais été protégée que par son nom, car son talent à elle est fort insignifiant ; elle a été de tout temps le compère de sa sœur et c’est dans les beaux jours de Fanny que l’on applaudissait Thérèse….. Mlle Thérèse est une danseuse de troisième ordre ; sa figure sans expression, sa taille exagérée, ses grands bras et la raideur disgracieuse de ses poses, tous ces défauts font de cette artiste une des plus grandes médiocrités du corps de ballet. Maintenant que le succès de Mlle Fanny Elssler diminue un peu, on n’applaudit plus sa sœur, et cela est bien simple : il faut partager fraternellement la bonne et la mauvaise fortune. »

Irritée de toutes ces attaques, alarmée aussi un peu par la tiédeur croissante qu’elle croyait sentir chez le public, Fanny Elssler prêta volontiers l’oreille à des propositions séduisantes qui lui venaient d’Amérique.

***

Dans la période de 1830 à 1840, il y eut en Europe un phénomène qu’on pourrait appeler le mirage américain. Les romans de Chateaubriand avaient ouvert aux imaginations de vastes perspectives, en décrivant la poésie des immenses solitudes, des forêts mystérieuses et des fleuves majestueux. Après l’Amérique pittoresque, les mœurs et les institutions avaient été étudiées avec beaucoup de profondeur de pensée par le comte Alexis de Tocqueville dans la Démocratie en Amérique, publiée de 1836 à 1840. En Allemagne, poètes et prosateurs donnaient du pays d’outre-mer une image le plus souvent enchanteresse. Gœthe l’avait signalé, dans les Années de voyage de Wilhelm Meister, comme une terre d’activité féconde et de progrès social. Rückert et Chamisso le célébraient en vers. Un médecin de Bonn, Duden, vantait les paysages américains et les institutions dans un récit de voyage dont l’enthousiasme se communiquait même à des hommes clairvoyants comme Bœrne et Henri Heine, et qui contribua fortement à rendre plus intense le mouvement d’émigration. De 1830 à 1840, on compta 150 000 Allemands qui partirent pour les Etats-Unis, dix fois plus que dans les dix années précédentes. Des agents recrutaient partout, pour des entreprises plus ou moins chimériques, les personnes « lasses de l’Europe », die Europamüden, comme disait le titre d’un roman d’Ernst Willkomm, publié en 1838. Deux compatriotes de Fanny Elssler, Sealsfield-Postel et le comte d’Auersperg, en littérature Anastasius Grün, opposaient l’Amérique jeune, forte et libre, aux peuples abâtardis du vieux continent, et bientôt, un grand poète autrichien, Lenau, allait continuer, au delà de l’Atlantique, la poursuite désespérée du repos et de la fortune.

Le monde des théâtres se souvenait de la manière dont Mme Malibran avait, en 1827, à New-York, enrayé l’effondrement commercial de son mari. Au foyer de la danse, on citait Mlle Céleste qui, simple marcheuse à l’Opéra, connue seulement par ses succès de galanterie, avait, disait-on, gagné aux Etats-Unis de quoi se faire construire un palais à Baltimore et devenir propriétaire d’un théâtre à Londres.

Fanny Elssler était à la fois assez sentimentale pour subir, avec beaucoup de ses contemporains, l’attraction de la prestigieuse Amérique, et assez positive pour ne pas dédaigner la richesse qui semblait l’y attendre. Plutôt prudente que cupide, elle prévoyait l’avenir, l’étiolement de sa beauté, le repos imposé, prématurément peut-être, par les caprices injustes du public ; elle songeait à s’assurer une retraite dorée.

Elle nourrissait aussi le secret espoir de revenir avec une auréole rafraîchie à Paris qu’elle considérait comme sa patrie définitive. Son absence, pensait-elle, serait une leçon pour les ingrats et les inconstants qui commençaient à la dédaigner ; ils verraient le vide que son départ laisserait à l’Opéra et souhaiteraient son retour.

Pour toutes ces raisons, Fanny Elssler sollicita de Duponchel, qui la lui accorda, une prolongation de son congé annuel, et, le 9 octobre 1839, elle signait avec une agence américaine un traité par lequel elle s’engageait à donner, contre de brillants émoluments, une série de représentations dans plusieurs villes importantes des Etats-Unis.

Elle fit ses adieux à Paris, adieux qui, dans sa pensée, ne devaient pas être définitifs, dans une représentation qui fut donnée à son bénéfice le 30 janvier 1840.

Le programme fut quelconque. Des artistes de la Comédie-Française jouèrent des scènes du Bourgeois gentilhomme. Mme Dorus-Gras chanta un air du Serment ; Mme Persiani et Tamburini firent entendre le grand duo de Matilda di Sabran ; Duprez et Pauline Garcia jouèrent en italien le dernier acte d’Otello. La partie chorégraphique comprenait un pas de Manon Lescaut exécuté par Barrez, Mlles Forster et Albertine ; le pas du Châle, par Fanny et Thérèse ; le vieux ballet de Nina ou la Folle par amour, avec Fanny dans le rôle principal, et une seule nouveauté, la Smolenska, dansée par Fanny. Quelques numéros auraient pu disparaître ; la soirée sembla longue à beaucoup de spectateurs. Les parties les plus brillantes furent Nina dont Fanny sut faire un spectacle extrêmement pathétique et la Smolenska qui fut bissée. C’était, comme la cachucha, la mazurka et la cracovienne, une de ces danses de caractère où Fanny déployait sa fougue et sa grâce. Son costume, coquet et original, la rendait adorable.

En somme, elle laissait les Parisiens sur une impression de charme et les témoignages de sympathie qui lui furent prodigués ce dernier soir pouvaient lui donner confiance pour l’avenir.

Dans les premiers jours de mars, elle se rendit en Angleterre, pendant que sa sœur se dirigeait sur Hambourg. Elle fut rejointe à Londres par son camarade de l’Opéra, Barrez, qui venait y donner avec elle une série de représentations et qui lui apportait une longue lettre de Théophile Gautier.

En des pages affectueuses, fraternelles, sans madrigaux et sans galanteries, le bon poète faisait ses offres de services littéraires à la charmante prêtresse de l’art. Il la priait de lui écrire de chez les sauvages, afin qu’il pût raconter ses triomphes, entretenir son souvenir et lui garder la place chaude à Paris. Il lui donnait de sages conseils. Qu’elle se gardât d’être trop modeste, de crainte de se faire oublier ! Déjà Fanny Cerrito était toute prête à remplir le vide laissé par son absence. Il fallait compter aussi avec Lucile Grahn, peut-être avec Marie Taglioni de qui l’on pouvait prévoir un retour offensif. Pour ne pas se laisser évincer, un peu de réclame n’était pas inutile. Th. Gautier se chargeait de narrer de merveilleuses histoires, au besoin d’en inventer. « Croyez, disait-il en terminant, que je suis aussi jaloux de votre gloire que vous-même, et comptez sur la fidélité de mon admiration. »

Fanny fut profondément touchée de ce chevaleresque dévouement. « Oui, répondit-elle de Londres, je vous écrirai souvent, vous aurez souvent de mes nouvelles, car vous êtes bon, et vous ne me trahirez pas. J’ai en vous une entière confiance et je ne puis vous dire assez combien la preuve de votre amitié m’a fait plaisir135. »

Déjà de Londres Fanny put envoyer à son « tout dévoué feuilletoniste », comme il se nommait lui-même, des bulletins de victoire. La reine Victoria ayant pris plaisir à la Tarentule, ses sujets coururent à ce ballet. S’ils avaient été tièdes pour la Gypsi, leurs applaudissements dédommageaient aujourd’hui largement l’artiste. Fanny avait conquis l’Angleterre, avant de conquérir le Nouveau-Monde.