(1921) Le Ballet de l’Opéra pp. 191-205
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(1921) Le Ballet de l’Opéra pp. 191-205

Le Ballet de l’Opéra,
par Victor Du Bled

Comme la cour des rois, comme la cour du roi des rois, comme toute administration, comme tout empire, comme toute république, le ballet de l’Opéra a sa hiérarchie, son étiquette, hiérarchie dont les sujets gravissent les échelons, lentement, péniblement, au prix d’un travail forcené. Avant d’esquisser une psychologie sommaire de la danseuse, de dire quelle hantise exercent sur elle les sept péchés capitaux, les vertus théologales, les défauts et qualités d’ordre secondaire, l’opinion des poètes et des mondains, des initiés et des ignorants, il faut expliquer en quelques lignes l’organisation du corps de ballet. Je le ferai en me reportant à l’époque où je fréquentais beaucoup l’Opéra, entre 1890 et 1905 ; d’ailleurs le nombre des danseuses n’a guère changé, et quant aux étoiles de mon temps, Maury et Subra, elles ont été remplacées par Carlotta Zambelli et Aïda Boni qui, depuis assez longtemps déjà, battent le record du talent.

Il comprenait alors :

1º Une, deux, trois étoiles. Quelles délices lorsque Maury exécutait le pas des Sabots dans la Korrigane, ses variations dans le Cid, lorsque Subra jouait, mimait, dansait le personnage de Coppélia, ébauchant d’abord des pas raides, timides de poupée, puis peu à peu entrant à pleines voiles dans la vie et l’art le plus raffiné, le plus enveloppant ! Nous nous demandions comment on pourrait les remplacer ; nous doutions que cela fût possible. L’histoire est là pour démontrer, qu’en chorégraphie comme dans toutes les variétés de l’art, de la science, personne n’est indispensable ni irremplaçable. D’autres aussi furent, sont dignes d’inspirer le compliment-dédicace de Victor Hugo à Taglioni : À vos pieds, à vos ailes ! Dignes des vers de Voltaire au temps de la rivalité entre Camargo et Sallé :

Ah ! Camargo, que vous êtes brillante !
Mais que Sablé, grands dieux, est ravissante !
Que vos pas sont légers, et que les siens sont doux !
Elle est inimitable, et vous êtes nouvelle !
Les Nymphes sautent comme vous,
Mais les Grâces dansent comme elle.

Les étoiles touchent de 25 000 à 40 000 francs ; Maury en avait 40 000.

2º Dix premiers sujets, à la tête desquels brillaient, — toujours vers 1900, — Hirsch, Lobstein, Sandrini et Piodi. En 1913 : Brune, Georgette Couat, Marthe Urban, Jeanne Schwarz et Jeanne Barbier.

Comme Marguerite de Navarre, la danseuse aime mieux les poulets en papier que les poulets en fricassée ; il s’agit ici des poulets aux armes de la Banque de France ; mais, quand elle est intelligente, elle ne dédaigne pas non plus les poulets poétiques, sachant fort bien qu’ils deviennent de la copie dans les livres, les journaux, et qu’ainsi ils font l’opinion publique ; et cette opinion publique, c’est la gloire, la gloriole avec leurs précieux accessoires. Les bravos des spectateurs, des journalistes et des rimeurs déterminent les gros engagements, les cachets opulents en ville, les tournées triomphales aux États-Unis, en Europe. Vous savez le mot d’une danseuse qui exigeait une grosse somme pour danser pendant un mois à Pétrograd. On lui rapporte que le tsar s’est récrié : « Mais ce mois, c’est le traitement d’un feld-maréchal ! » « Eh bien, que l’empereur fasse danser ses feld-maréchaux. »

Les premiers sujets recevaient de 600 à 1 200 francs par mois.

3º Vingt-deux seconds sujets : 5 à 600 francs par mois.

On m’a cité un de ces seconds sujets qui grignota huit cent mille francs en six mois. Et elle a des dents toutes petites ! Évidemment l’idéal pour elle, c’est cette Clotilde Mafleuroy, à qui le prince Pignatelli, comte d’Egmont, servait une pension de douze cent mille francs, l’amiral Mazaredo quatre cent mille ; à côté de ces deux protecteurs actifs, un modeste amoureux platonique payait cent mille francs le privilège de s’asseoir auprès de l’étoile pendant son dîner. Je cite pour mémoire Boïeldieu, qu’elle épousa en 1802, mariage dont la lune de miel tourna rapidement en lune de fiel, les passades avec ces brillants officiers qui se battaient pour elle sous les réverbères.

4º Trois divisions de coryphées à 350 et 300 francs par mois, comprenant chacune deux sections de six, et une section de huit ballerines.

5° Deux quadrilles divisés chacun en deux sections. C’est dans les quadrilles et les coryphées qu’on trouve ces demoiselles Cardinal qui inspirèrent à Ludovic Halévy un chef-d’œuvre d’observation ironique. Un abonné, le marquis de M… et une coryphée s’aimaient d’amour tendre. Un soir la petite ne reparut pas ; la mère pleure, le père reste stoïque, impassible, endosse son ancien uniforme, et, l’épée au côté, sort, le visage sombre, l’allure d’un héros de tragédie. Où va-t-il ? À l’hôtel du ravisseur ; il sonne, parlemente avec les valets, leur en impose tellement par son attitude sévère, qu’ils le laissent entrer. Un peu troublé comme on pense, le marquis le reçoit dans son cabinet ; ils se saluent gravement, et le vieux grognard, brûlant ses vaisseaux, hasarde cette revendication : « Monsieur le marquis, aurai-je au moins mon litre tous les jours ? »

Enfin les petites classes et les marcheuses. Il y a quelque vingt ans, les élèves externes, chaque fois qu’elles jouaient, recevaient un cachet de deux francs, les marcheuses de 30 à 50 francs par mois. C’est ce menu fretin que Nestor Roqueplan baptisa du nom de rats ; d’où la boutade de Mme de Girardin : « Des rats, ces demoiselles qui n’ont déjà plus de cheveux ! Allons donc !… Des chauves-souris, je ne dis pas ! » C’est le printemps de la patrie cabriolante, de la graine d’étoiles ou de premiers sujets, l’espérance des directeurs, des maîtres de danse. Peu de naïveté en général, volonté obstinée, ambition précoce, allures et caractère gavroches, absence relative d’enseignement moral, éducation qui rappelle celle que donne le Neveu de Rameau à son fils, ardeur extrême au travail, voilà, m’assurent les initiés, quelques principaux traits qui distinguent les marcheuses et les petites classes. On me dit aussi que bon nombre de marcheuses n’attendent pas d’être montées aux quadrilles pour casser leur patin. Dans le Ballet de la Neige du Prophète, figure le fameux pas des patins, pas difficile pour lequel ces demoiselles recevaient une gratification exceptionnelle de cinq francs. Nombreuses étaient les demandes, nombreux les remplacements, car, à la moindre faute, la coupable se voyait cassée aux patins et cette expression figurée s’appliqua bientôt aux jeunes personnes qui commettaient une autre erreur.

L’organisation du corps de ballet a peu changé depuis vingt ans, Ce sont toujours des étoiles, des grands et des petits sujets, des coryphées, des quadrilles paraissent sur la scène. D’après les états de situation du ministère, on divise, un peu arbitrairement à mon sens, ce personnel en deux sections : Artistes de la danse, 57 membres ; artistes du ballet, 49 membres ; dans ces sections ne sont pas comprises les petites classes, mais naturellement figurent les vingt-quatre danseurs, ce qui porte à 82 le chiffre des danseuses. Les traitements des étoiles n’ont pas augmenté, ils ont même plutôt diminué ; ceux des autres membres du corps de ballet et des employés de l’Opéra ont sensiblement progressé, si bien qu’aujourd’hui chaque représentation coûte 40 580 francs, tandis que la recette moyenne de 1920 ne dépasse pas 25 000 francs.

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C’est entre 1830 et 1870 que se place, pour l’Opéra, la période brillante du foyer, des coulisses et des loges. Des habitués tels que : Morny, Paul Daru, Aguado, la Valette, Walewski, Montguyon, Halévy, Denormandie, Rossini, Meyerbeer, Scribe, Auber, etc… établissent une sorte de communication continuelle entre le public et les artistes : beaucoup de ces derniers, à leur tour, font le pont avec les gens du monde, mettent en lumière la pénétration réciproque du corps diplomatico-politique, du corps chantant et cabriolant. Des chefs-d’œuvre discutés, admirés surtout, entretiennent dans l’opinion cette sorte de frémissement amoureux qui se résout en intérêt passionné et en enthousiasme. Deux directeurs avisés, habiles à jeter de la poudre aux yeux, ayant le flair et le pressentiment du succès, amis des littérateurs qu’ils reçoivent avec faste, presque écrivains eux-mêmes, le docteur Véron et Nestor Roqueplan, tiennent en éveil la curiosité, et, malgré des fortunes diverses, rallient force sympathies. Si bien que, pendant ces quarante années, l’Opéra a la vie, la splendeur et le mouvement d’où naissent les beaux dividendes, avec cette fascination qui, à certaines époques, ramène les hommes distingués dans un endroit où ils trouvent de quoi alimenter leur esprit, leur cœur, leur sociabilité, et même leurs défauts. Et en vérité, lorsque les femmes applaudissaient Nourrit, Duprez, Levasseur, Baroilhet, Roger, Faure, Mmes Falcon, Damoreau, Stolz, Krauss, Nilsson, etc… elles donnaient, pour leur part, le plus élégant démenti à cet humoriste qui prétend que les Françaises vont au théâtre pour être vues, pour voir, et un peu pour entendre.

Les premières loges avaient des titulaires portant des noms illustres : marquise de Gontaut-Biron, Mmes de Vatry, Schickler, James de Rothschild, les duchesses de la Rochefoucauld, d’Istrie, de Trévise, d’Albuféra, de Dino, etc.… La grande avant-scène de gauche formait la loge royale, celle d’en face appartenait à la marquise Aguado, toujours entourée des plus jolies femmes de la colonie espagnole. La grande baignoire de gauche du rez-de-chaussée était dite : Loge infernale, parce que ses abonnés, membres importants du Jockey-Club, déchaînaient à leur gré bravos ou sifflets : c’étaient, sous Louis-Philippe, MM. d’Albon, de Gontaut-Biron, Frédéric de Lagrange, Achille Bouchez, Lherbette, Auguste Lupin, Paul Daru, etc… En 1837, lorsqu’on apprit le départ de Taglioni, ses partisans projetèrent une grande manifestation où l’on réclamerait la tête de Duponchel, l’affreux directeur qui… Une tête d’homme coupée — en carton — serait jetée sur la scène par les lions de la loge infernale. La salle était comble, les Elssléristes triomphaient bruyamment, la famille royale assistait à la représentation d’adieux de Taglioni. Une clameur part de l’orchestre : « La tête de Duponchel ! La tête de Duponchel ! » Avant que les lions aient eu le temps de faire le geste symbolique, un aide-de-camp du roi entre dans leur loge, les supplie, au nom de la reine, de renoncer à leur macabre plaisanterie. Le régicide Meunier devant être exécuté le lendemain, Marie-Amélie s’épouvantait à l’idée de voir un simulacre de tête tranchée rouler sur la scène. Les lions s’empressèrent de déférer à son vœu, et le lendemain le roi signait la grâce de Meunier.

Nestor Roqueplan affirme qu’il n’y eut jamais de loge infernale à l’Opéra : sauf la loge de l’Empereur et la loge voisine, réservée pour la Maison de celui-ci, sauf les deux loges en face et les deux avant-scènes du rez-de-chaussée, toutes les loges d’avant-scène, prétend-il, étaient occupées par des hommes, et organisées en omnibus, c’est-à-dire partagées entre plusieurs souscripteurs, dont un seul était titulaire : « On n’y a jamais tenu de conciliabules infernaux… J’ai compté, il est vrai, parmi les abonnés d’une de ces loges ; on y put remarquer souvent, au nombre des plus assidus et des plus voyants, Balzac, naïvement heureux de montrer au public la pomme de sa fameuse canne. C’était la mode alors de chuter les mauvaises danseuses et les mauvais chanteurs. Mais l’infernalité n’était propre ni à notre loge ni à d’autres ; le public n’était pas plus patient que nous. »Roqueplan brouille ici les dates et les époques : il a raison pour le second Empire, son amour du paradoxe l’égare pour l’époque antérieure.

Parmi les fidèles qui firent encore grande figure d’élégants, de causeurs ou de Mécènes plus ou moins amoureux au foyer de la danse, je dois nommer : lord Hertford, Jules Janin, Théophile Gautier, Méry, Roger de Beauvoir, Rolle, Altaroche, Bazancourt, les Rothschild, Adam, Léon Gozlan, Dreux-Brézé, Lautour-Mézeray, Berlioz, Gavarni, Chaix d’Est-Ange, d’Alton-Shée, Escudier, Isabey, Eugène Lamy, les Batta. Et pour les habitués du Second Empire : Demidoff, Modène, Delamarre, Paskiewitch, Massa, Gramont-Caderousse, Saint-Priest, Blount, marquis de Caux, les Montreuil, Duperré, Fitz-James, les Poniatowski, Davilliers, Toulongeon, Persigny, Fleury, maréchal Bosquet, Arese, Mérimée, Lepic, La Redorte, la Bourdonnaye, Bernis, Narischkine, Gouy, Hamilton, Saint-Vallier, A. de Vogüé, Scépeaux, Delahante, Magnan, les Fould. Plusieurs se retrouvent, après 1870, dans cette citadelle du plaisir, citadelle toujours prise et toujours à prendre, qu’on appela, non sans emphase : le nouvel embarquement pour Cythère, les docks de la galanterie.

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D’une manière générale, les « experts » distinguent trois sortes de danses à l’Opéra :

Les danses d’attitude.

Les danses de circulation ou de parcours.

La danse sur les pointes.

Il y en aurait une quatrième que signale Henri Heine dans une page des Reisebilder que je me permets de recommander à nos ballerines, un peu plus cultivées, m’assure-t-on, ou moins illettrées qu’autrefois : « … Mademoiselle Laurence… dansait comme la nature commande aux hommes de danser. Toute sa personne était en harmonie avec ses bras. Ce n’était pas seulement ses pieds, mais c’était son corps entier qui dansait, son visage même dansait ; elle devenait pâle parfois, mais d’une pâleur mortelle, ses yeux s’ouvraient tout grands comme ceux d’un spectre, autour de ses lèvres palpitaient la curiosité et l’effroi. Sa danse avait parfois quelque chose d’involontaire, d’enivré, de fatal, elle dansait comme la destinée… »

Les danses russes depuis une dizaine d’années, les danses orientales à l’Exposition universelle de 1900, n’ont pas laissé de nous révéler d’autres incarnations de la chorégraphie, incarnations qui traduisent à leur façon certains états d’âmes des pays où elles fleurissent.

Pour la danse de Mlle Laurence, il faut autre chose que du métier, il faut l’inspiration, le don, l’étincelle, ce que n’enseignaient point Noverre, Taglioni, Mérante, Madame Dominique, Mauri. Une danseuse moyenne est aux étoiles véritables ce qu’est un diplomate sorti de l’École des Sciences politiques à un Talleyrand, un Cavour. Cependant que d’études ! Que d’efforts ! Que d’amertumes à dévorer ! Que de déboires ! Quel sévère stage ! Il faut se préparer dès l’âge de huit ans, parce qu’à cet âge seulement le corps se montre assez souple pour se prêter aux cinq premières positions. Puis viennent les exercices : dégagés à terre, ronds de jambe à terre, dégagés à la demi-hauteur, ronds de jambe en l’air, pliés, premiers temps de pointes, grands battements, etc… Plus tard, les divers adages ou développés, qui sont la préparation des temps sautés qu’on peut définir : une suite de grâces et de séductions ; développés à la seconde, attitudes, arabesques ouvertes, croisées, préparation de pirouettes à la quatrième, préparation cambrée en arrière, pirouettes renversées, préparation de pirouettes sur le coup de pied, pirouettes sur la pointe, pose pour commencer une variation. Total : huit ou dix ans de leçons avant de savoir ce métier qui, comme les autres métiers, façonne les ballerines à mesure qu’elles l’exercent, et qu’elles doivent cultiver sans cesse pour demeurer au pinacle ou ne pas déchoir.

Qu’elles sachent aussi un peu de musique afin de danser en mesure, et qu’elles apprennent à bien marcher sur la scène. Beaucoup ne s’en doutent même pas. Les anciens danseurs y excellaient, apprenaient aux gens de la cour les grâces et les attitudes du corps : ces choses-là autrefois avaient une importance extrême, et, dans les Souvenirs de la marquise de Créqui, rédigés par Courchamps, on peut lire le récit d’une leçon de maintien donnée par Vestris à un prince. On ne saurait pontifier d’une manière plus plaisante. Aujourd’hui cette étiquette a perdu en partie son prestige.

Grandeur et décadence ! Injustice du sort ! Caprice de la mode !

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Lorsque l’on interroge les initiés sur l’esprit des ballerines, beaucoup répondent comme le sous-préfet du Monde où l’on s’ennuie au sénateur qui veut connaître l’esprit de son arrondissement : « Il n’en a pas. » Certes, elles ne font pas concurrence à Rivarol, Chamfort ou Henri Lavedan, leur horizon intellectuel ne dépasse guère celui de l’Opéra, leur instruction est médiocre, et elles n’ont pas, en général, le temps de décrocher le brevet de capacité. Cependant il y a progrès sensible : l’instruction obligatoire a produit son effet même dans la région cabriolante. Il faut convenir aussi que nos ballerines ont l’esprit de leur métier, l’esprit de leur ambition, le bagout de la Parisienne des faubourgs. Et puis quelques-unes montrent de solides qualités intellectuelles. On composerait une anthologie amusante avec les mots qui s’échangent au foyer de la danse, depuis cent cinquante ans, entre les vestales de la chorégraphie et les habitués : mots drôles, mots profonds, mots de situation, mots représentatifs d’états d’âmes.

La mère d’une coryphée entre en sanglotant dans la loge de sa fille au moment où celle-ci achève de se maquiller : « Mon enfant, ton père est mort ! » L’enfant candide, étouffant un sanglot : « Oh ! maman, pourquoi me dire cela à présent ? Est-ce que je peux pleurer ? Ça dérangerait mon mastic. » N’oublions pas, en effet, que le mastic dure près d’une heure : couche épaisse de blanc liquide sur la figure, les bras, le cou, les épaules, avec un soupçon de cold-cream et de poudre de riz, joues allumées de vermillon, lèvres avivées de carmin, dents lustrées à l’émail, les yeux allongés au khôl (quelques-unes au-dessous des yeux esquissent un disque d’azur) :

Ce cercle bleu tracé par le bonheur,

Sourcils dessinés à l’encre de Chine, quelques mouches, les amorces de l’amour, — posées çà et là ! Voyez, ô public, que de peines on se donne pour vous plaire !

Bigottini eut pour rivale à l’Opéra cette Madame Gardel que Noverre appela la Vénus de Médicis de la danse, et dont il disait que de ses pieds jaillissaient des diamants. Cependant Bigottini l’emporta, et, un jour qu’elle avait charmé Napoléon par ses adages, il ordonna à Fontanes de lui envoyer un cadeau. Fontanes n’imagina rien de mieux que de faire porter chez elle les classiques français, richement reliés. À quelque temps de là, l’empereur interroge Bigottini : « Avez-vous été contente de Fontanes ? — Ma foi, sire, pas trop ! — Comment ? — Il m’a payée en livres, j’aurais mieux aimé en francs. »

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Le foyer de la danse avait eu un rôle assez effacé sous le Premier Empire : les généraux enlevaient les plus jolies ballerines, les emmenaient avec eux « en campagne, au diable, ou ailleurs » ; l’empereur trouvait sans doute que c’était assez du foyer de la Comédie pour alimenter la causerie. Un soir, à l’Opéra, il remarque les disgrâces physiques des figurantes : « Quelles horreurs ! D’où viennent ces femmes ? Qu’on en ait d’autres ! » Dès le lendemain, le ministre de la police commençait une rafle parmi les sujets relevant de son bon plaisir ; on choisit les plus grandes, autant que possible les plus belles, entre dix-huit et vingt-cinq ans, de vrais grenadiers. Il y eut d’abord des sourires, même des rires, puis on s’y fit, et les mauvaises langues rapportent que les figurantes recrutées par cette conscription originale firent les délices des Alliés en 1814, que beaucoup devinrent des grandes dames étrangères, des mères de famille respectées.

Ce demi-sommeil du foyer de l’Opéra se prolongeait encore sous la Restauration, grâce à la pudeur naïve de Sosthènes de la Rochefoucauld, surintendant des théâtres royaux, qui avait établi deux escaliers, un pour les hommes, un pour les femmes, et allongé d’un tiers les jupes du corps de ballet : « Voulez-vous me plaire ? disait-il à ces dames. Des pantalons larges et des mœurs ! » L’émotion fut vive à l’Opéra. Toucher aux tutus, quelle profanation ! Les danseuses ont les jambes près du bonnet, et l’on n’était plus au temps où Napoléon écrivait à son ministre des Beaux-arts : « Dites à ces demoiselles que, si elles ne se tiennent pas tranquilles, je leur donnerai comme directeur un général qui les fera marcher militairement. » Naturellement brocards et épigrammes ne furent pas épargnés au vertueux surintendant, qui d’ailleurs eut le mérite de comprendre Rossini, de le lier à la France par un traité en règle, et de donner à l’Opéra des chanteurs tels que Nourrit, Levasseur et Mme Damoreau.

Pauline Duvernay montre de l’esprit dansant, de l’esprit parlé. « Dans la Révolte au Sérail, conte Véron, pendant les manœuvres militaires du corps de ballet, il se formait sur la scène un conseil de guerre composé des officiers supérieurs de l’armée ; le livret n’en disait pas plus. Pauline, chargée d’un des principaux rôles, imagina, par la pantomime la plus spirituelle, par les gestes les plus expressifs et les plus passionnés, de représenter tous les incidents d’une discussion animée, et de donner une idée d’un conseil de guerre tenu par des femmes. Un rire général et des applaudissements unanimes accueillirent ces jeux de scène gais et comiques… Elle mit à l’épreuve un jeune diplomate en lui demandant une de ses dents, celle du milieu. Il part, revient, apporte à Pauline la dent, montre le vide produit par l’ablation. “Malheureux, s’écrie l’espiègle, je vous avais demandé la dent du bas, et vous m’apportez celle du haut !” »

Rosita Mauri avait de la drôlerie dans l’esprit : cette Espagnole devenait parfois un gavroche parisien, comme le jour où, voyant que le tsar causait dans sa loge au lieu de la contempler, elle grondait : « Décidément, je ne mangerai plus de caviar ! » Une de ses camarades raconte qu’elle est allée la veille au Jardin des Plantes. « Tout le monde va bien dans ta famille ? ». « M., disait-on, est très belle : des yeux, une bouche, une gorge… et des attaches… — Officielles avec le Gouvernement », interrompt Mauri.

Taglioni eut un salon, un véritable salon, où fréquentèrent Méry, Alexandre Dumas, Eugène Sue, Musset, Balzac, Gérard de Nerval, Roger de Beauvoir, Mme de Girardin. — Meyerbeer, Auber, Spontini, Halévy, Liszt, Donizetti, Adam, Rossini, tenaient à honneur de composer quelques couplets pour son album. Méry affirme qu’elle avait dans l’esprit le charme de ses pieds divins, qu’elle dansait en causant. Mais les compliments de poètes ! Ne faut-il pas leur appliquer le proverbe italien : En fait d’argent et de sainteté, ne crois que la moitié de la moitié.

Le comte Gilbert de Voisins épousa Taglioni contre vent et marée, s’en repentit, se souvint alors de la prédiction de son avocat qui, ne pouvant refuser de faire des sommations à la famille, avertissait l’imprudent : « Je consens volontiers à vous assister dans cette affaire, mais à une condition, c’est que vous me continuerez votre confiance quand il s’agira de plaider pour vous en séparation. » Celle-ci eut lieu en 1844, après neuf années de mariage mouvementé. Taglioni sait parfumer de grâce, de modestie apparente ses caprices, elle est fantasque entre toutes : si bien que public, adorateurs, ne lui tiennent point rigueur ; en lui fait de telles ovations à l’Opéra, que la reine Marie-Amélie ne peut s’empêcher de remarquer : « Vous voyez que la reine de l’Opéra est mieux accueillie que la reine des Français elle-même. »

Que de souvenirs amusants on égrènerait en esquissant Carlotta Grisi, si applaudie dans le ballet de Giselle, inspiré de la légende des Willis ; partisan du cumul, voulant séduire par ses roulades et ses pirouettes, elle récolta ce compliment fourré d’ironie de Th. Gautier : « C’est une très jolie voix de danseuse ; beaucoup de cantatrices qui ne dansent point, n’en pourraient pas faire autant. » Plus tard il l’adora.

Voici Lucie Graham, qui sut remplacer Taglioni dans la Sylphide : — Cerrito, célèbre par ses entrechats qui, à Londres, avec Taglioni, Fanny Elssler et Carlotta Grisi, dansa le plus fameux des pas de quatre ; — Rosati, Amélia, Ferraris, Amina Boschetti, Delphine et Louise Marquet qui faisaient dire à Roger de Beauvoir : La blonde c’est le jour, et la brune c’est la nuit ; et alors Th. Gautier observa gaiement : Ma foi, il y a des instants où l’on voudrait faire du jour la nuit, et réciproquement ; — Emma Livry, emportée, hélas ! par une mort affreuse : le feu prit un soir (1862) à la gaze de ses jupons, et elle expira après six mois d’atroces souffrances, âgée de vingt ans à peine : « Je me suis sentie perdue, dit-elle à sa mère le lendemain de l’accident, et j’ai vite fait un bout de prière. » Quand Feydeau commença le Mari de la danseuse, roman ou l’héroïne était brûlée vive, il demanda à Emma Livry de lui expliquer le langage chorégraphique dont il n’avait que des notions assez vagues ; elle le fit, et compléta la leçon en dansant le pas du ballet de la Sylphide que le romancier voulait décrire : « En retour, dit-elle, racontez-moi votre roman. » Quand il eut fini, elle demeura pensive, puis, se retournant vers sa mère : « Mourir brûlée, observa-t-elle, cela doit faire bien souffrir. C’est égal, c’est une belle mort pour une danseuse. » Cette belle mort ne tarda pas à la frapper : tandis qu’on emportait au cimetière son cercueil couvert de blanches draperies et de fleurs virginales, un rat du dernier quadrille murmura, un peu mélancolique : « Moi aussi, j’aurais bien aimé mourir sage ! Mais je n’en avais pas le moyen. » Ainsi les choses ont leurs larmes et leurs sourires, la comédie côtoie le drame, et la grande loi d’ironie, tantôt amère et tantôt consolatrice, domine l’humanité.

Et cette charmante Beaugrand qui dut quitter l’Opéra, à trente-huit ans, à l’apogée de son talent, en 1880 ! Mais Mérante avait prononcé l’arrêt : elle n’est plus jeune ! Sur quoi elle remarqua : « Il ne me trouve plus jeune parce que je le vieillis. » Beaugrand qui dansait mieux que toute autre une variation de violon, qui avait de la nuance, de l’esprit, de l’orthographe, et inspirait un sonnet à Sully-Prudhomme : Beaugrand,

Dont le pas élégant, à sa chaste caresse,
Sans corrompre le cœur, enchaînait le regard.

Cette grâce particulière, qui fit dire à Roqueplan : « Elle danse en français : on ne se relève pas de cela », ne retarda point en effet son départ, mais son verbe vif et mordant ne la quitta point. « Que voulez-vous, lui disait-on, Sangalli danse dans une autre langue. — Oh ! fit-elle. Une autre langue ! Dites donc un patois ! Ce serait plus juste. »

La plus spirituelle de nos ballerines, vers 1900, était Mlle Salles : un feu roulant de plaisanteries, de ripostes du tac au tac, de remarques gaies, caustiques. Celle-là n’engendre la mélancolie, ni à la scène, ni dans la vie privée, proclament Charles Bocher. C’est elle qui, jouant l’effroi, donne ce conseil à un Panamiste, au moment où il va pénétrer dans le cabinet du directeur de l’Opéra : « Mon cher, n’entrez pas ; il est en conférence avec le juge d’instruction. » On disait de N***, 2e sujet, qu’elle connaissait des livres de morale : « Oui, repart-elle, comme les voleurs connaissent la gendarmerie. » « Savez-vous, continue-t-elle, pourquoi Mme de *** ne sort pas sans gants noirs quand il pleut ? C’est qu’elle a les bras si longs, qu’elle craint de se crotter les mains en marchant. » Et cette leçon de juron : « Quand une artiste de l’Opéra tient à jurer, elle doit se contenter de dire F… et passer outre. » Une bonne petite camarade ayant déclaré qu’elle lui arracherait la figure : « Eh bien, si c’est pour l’échanger contre la sienne, elle ne pourra qu’y gagner. »

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Comment finissent les danseuses ? Elles prennent leur retraite, comme de bons fonctionnaires, quand vient l’âge fatidique. D’aucunes se consacrent à l’enseignement de leur art. Beaucoup font fortune, tandis que tant de chanteuses, d’actrices, végètent ; et cela ne date pas d’hier : ainsi allaient les choses au xviii e siècle, et d’Alembert en donna cette explication scientifique : C’est une suite naturelle des lois du mouvement. Si la majorité estime qu’on ne doit pas penser au mariage par respect pour l’amour — une danseuse mariée sent mauvais, affirmait Roqueplan, — d’autres, plus éprises de réalités correctes, demandent au sacrement le décor de la considération : et c’est le port après la tempête, une tempête qu’elles regrettent fréquemment. Mlle Roland épousa le marquis de Saint-Geniès ; Quinault-Dufresne, le duc de Nevers ; Grognet, le marquis d’Argens ; Defresne, le marquis de Fleury ; Sullivan, lord Crawford ; Chonchon, le président de Ménières ; Grandpré, le marquis de Senneville ; etc… Fanny Elssler convole en justes noces avec un banquier allemand ; Thérèse Elssler en mariage morganatique avec le prince Adalbert de Prusse ; Sangalli, en 1886, devient la femme légitime du baron de Saint-Pierre, ancien diplomate ; Don Fernando, mari de la reine de Portugal Maria Gloria de Bragance, veuf en 1853, épouse morganatiquement, en secondes noces, une ancienne danseuse.

Elles disparaissent enfin, ces créatures qui furent des créatrices d’illusions charmantes, printemps d’amour, joies de vivre, fleurs de tourbillon, divinités d’action gracieuse ; elles s’en vont, elles aussi, quérir un grand peut-être, prendre leur part des danses infernales ou célestes. Et pour elles je propose cette épitaphe qu’un poète de l’anthologie grecque composa en l’honneur d’une de leurs aïeules :

Ô terre, ne pèse pas sur elle !
Elle a si peu pesé sur toi !