Chapitre V. Préjugés contre la Danse en Action
La Danse noble, la belle Danse se perd, disait-on à la Cour, et à la Ville, lors même que nous avions, au Théâtre de l’Opéra, les meilleurs Danseurs qui y eussent paru depuis son établissement. Quelle était donc la perte dont on se plaignait ? Qu’avaient fait sur notre Théâtre, ces grands Danseurs que l’on regrettait tant ? Jusqu’à quel point avaient-ils porté l’art de la Danse ?
Les uns marchaient des menuets avec une noblesse qu’on a beaucoup vantée ; les autres exécutaient quelques pas de Furies avec une médiocre chaleur ; nul n’était encore arrivé jusqu’à la perfection que nous avons admirée si longtemps dans nos chaconnes. Qu’auraient été les Prévost, les Subligny à côté de Mademoiselle Sallé ? Quelle exécution, du temps du feu roi, aurait pu être comparée à celle de Mademoiselle Camargo ? [Voir Entrechat]
Ce discours ridicule qu’on a tenu constamment en France, depuis la mort de Lully, en l’appliquant successivement à toutes les parties de la vieille machine qu’il a bâtie, et qu’on répétera par habitude ou par malignité, de génération en génération, jusqu’à ce qu’elle se soit entièrement écroulée, n’est qu’un préjugé du petit peuple de l’Opéra, qui s’est glissé dans le monde, et qui s’y maintient depuis plus de soixante ans, parce qu’on le trouve sous sa main, et qu’il dégrade d’autant les talents contemporains qu’on n’est jamais fâché de rabaisser.
Mais ce discours qu’on a tenu pendant vingt ans sur des sujets évidemment supérieurs à ceux qu’on exaltait à leur préjudice, ce préjugé qui nous est démontré injuste aujourd’hui à tous égards, aurait cependant été funeste à l’Art, s’il avait retenu les Dupré, les Sallé, les Camargo, dans les bornes étroites de la carrière qu’avaient parcourue leurs prédécesseurs. Que nos talents modernes tirent eux-mêmes la conséquence nécessaire et sans réplique, qui suit naturellement de ce raisonnement simple.
Il y a une très grande différence entre la fatuité qui persuade un homme à talent qu’il surpasse, ou qu’il égale le modèle qu’il a devant les yeux, et la noble émulation qui lui fait espérer qu’il pourra l’égaler ou le surpasser un jour. Le premier sentiment est un mouvement d’orgueil aveugle qui entraîne l’Artiste dans le précipice : le second est un amour vif pour la gloire qui l’élève tôt ou tard au plus haut degré.
Mais comment admettre au Théâtre144, comment croire agréable, comment supposer possible un genre de Danse, que les grands Maîtres n’ont point pratiquée, qu’ils ont peut-être dédaignée, et qui sans doute leur a paru, au moins, un obstacle au développement des grâces, à la précision des mouvements, à la perfection des figures ?
Voilà les forts arguments ou plutôt les grands préjugés contre la Danse en action. Il faut les discuter avec ordre et l’un après l’autre. Le propre de ces sortes d’erreurs est de cacher la véritable route qu’on doit suivre. C’est un faux jour qui change les objets, en leur prêtant des couleurs qu’ils n’ont pas. Détruire un préjugé qui refroidit la chaleur des Artistes, est un des plus utiles secours qu’on puisse prêter à l’Art.