Chapitre III. Obstacles au Progrès de la Danse
Les gens à talents forment, dans les Arts, des espèces de Républiques différentes entre elles par des usages particuliers, et toutes ressemblantes par un fanatisme d’indépendance, que des caprices successifs entretiennent, et que la raison n’est guères capable de refroidir.
Ils n’ont point de lois écrites, de règles constantes, de principes fixes. Ils se gouvernent sur des traditions qu’ils croient certaines. Ils suivent des pratiques que l’insuffisance a adoptées, et qu’ils imaginent la perfection de l’Art. Ils s’abandonnent à des routines qu’ils ont trouvées introduites, sans examiner, si elles sont utiles ou nuisibles.
Or, pour ne parler que de la Danse, du Théâtre, je trouve dans ces inconvénients généraux de grands obstacles au progrès de l’Art, puisqu’il en résulte le malheur certain de ne voir jamais faire à nos Danseurs modernes, que ce qui a été pratiqué par les Danseurs qui les ont précédés, et je crois avoir déjà prouvé que la Danse n’a fait jusqu’ici sur notre Théâtre que la moindre partie de ce qu’elle aurait dû faire.
Mais, pour sentir tout le danger des abus funestes à l’Art qui se sont glissés parmi nos Danseurs du Théâtre ; pour leur faire connaître à eux-mêmes, la nécessité qu’il y a de les réformer, pour engager peut-être le Public à les y contraindre, je pense qu’il est nécessaire de les développer sans ménagement. C’est le plaisir de la multitude, c’est la gloire d’un Art agréable, c’est l’honneur d’un Spectacle national, que je sollicite. Ce sont les abus qui arrêtent ses progrès, que je défère à la sagacité, au goût, au discernement des Français.
1°. Toute action théâtrale est antipathique aux Danseurs modernes142, par la seule raison que les actions de Danse n’ont pas été pratiquées par les grands Danseurs, ou crus tels, dont ils remplissent au Théâtre les emplois. Comme si le vrai talent devait se donner lui-même des entraves ; comme s’il n’était pas fait pour s’élever toujours par son activité au-dessus des modèles qu’il s’est choisis.
2°. L’opinion commune143 est que la Danse doit se réduire à un développement des belles proportions du corps, à une grande précision dans l’exécution des airs, à beaucoup de grâce dans le déploiement des bras, à une légèreté extrême dans la formation des pas. Que penserait-on d’un Graveur, qui, ayant assez de talent, pour rendre et multiplier à son gré les tableaux de Michel-Ange, du Corrège, de Vanlo [van Loo], n’emploierait cependant son burin, qu’à répéter mécaniquement un nombre borné de jolies vignettes ou quelques culs-de-lampe monotones ?
3°. Chacun des Danseurs se croit un être à part et privilégié. Il veut avoir le droit de paraître seul deux fois, dans quelque Opéra qu’on mette au théâtre. Il penserait n’avoir pas dansé, s’il n’avait ses deux Entrées particulières. Il les ajuste toujours à sa mode, et sans aucune relation directe ou indirecte au plan général qu’il ignore, et qu’il ne s’embarrasse guères de connaître. Or, ce seul inconvénient, tant qu’on le laissera subsister, sera un obstacle invincible à la perfection. En voici les preuves.
1°. Si le plan général de l’Opéra est bien fait, comme le sont, par exemple, tous ceux de Quinault, chacune des parties qui le composent est relative à l’action principale. Par conséquent pour qu’il soit bien exécuté, il faut que chaque Danse prise séparément s’y rapporte▶, et fasse ainsi, de manière ou d’autre, partie de cette action. La Danse cependant, par l’abus dont je parle, deviendra, dans cet endroit, une partie oisive, et par cette seule raison défectueuse. Le plaisir résultant de l’action principale sera donc nécessairement moindre. La multitude peut-être applaudira-t-elle le Danseur ; parce qu’elle ne juge que par l’impression du moment. Il n’en aura pas moins fait cependant un contre-sens insupportable aux yeux du peu de Spectateurs qui connaissent le prix de l’ensemble.
2°. S’il y a huit Danseurs ou Danseuses à l’Opéra, qui soient en droit d’avoir chacun deux entrées particulières ; il faut (si l’on veut remplir les lois primitives de l’Art) imaginer seize actions séparées qui se lient ou se ◀rapportent▶ à l’action principale, et supposer encore, que ces huit sujets se prêteront à les exécuter. Ces deux conditions sont moralement impossibles. Aussi trouve-t-on plus court de laisser aller les choses, comme elles ont été ; moyennant quoi, depuis plus de quatre-vingts ans, on est encore, et l’on reste au point d’où l’on est d’abord parti. [Voir Double]