(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Seconde partie — Livre troisième — Chapitre VI. Défauts de l’exécution du Plan primitif de l’Opéra Français »
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(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Seconde partie — Livre troisième — Chapitre VI. Défauts de l’exécution du Plan primitif de l’Opéra Français »

Chapitre VI. Défauts de l’exécution du Plan primitif de l’Opéra Français132

C’est un Spectacle de Chant et de danse que Quinault a voulu faire ; c’est-à-dire, que sur le Théâtre nouveau qu’il fondait, il a voulu parler à l’oreille par les sons suivis et modulés de la voix, et aux yeux par les pas, les gestes, les mouvements mesurés de la Danse.

Tout ce qui se fait sur le Théâtre doit être plein de vie. Rien n’y doit paraître dans l’inaction. Un Ouvrage dramatique n’est qu’une grande action, formée de mille autres, qui lui sont subordonnées, qui en sont les parties essentielles, qui doivent concourir à l’harmonie générale, et dont le concert mutuel peut seul former la beauté, l’illusion, le charme de l’ensemble.

Il était donc nécessaire, pour remplir l’objet de Quinault, que la Danse, qui allait former une partie considérable de son nouveau Spectacle, agît conformément à son dessein ; et quel était son dessein ? C’était (n’en doutons point) de s’aider de la Danse pour faire marcher son action, pour l’animer, pour l’embellir, pour la conduire par des progrès successifs jusqu’à son parfait développement. En admettant sur son Théâtre le même Art dont les Grecs et les Romains s’étaient si heureusement servis, n’aurait-il eu pour objet que de réduire son emploi à quelques froids agréments plus nuisibles qu’utiles au cours de l’action théâtrale ?

Serait-il possible qu’il eût fait entrer la Danse dans sa composition comme une partie principale, si elle n’avait dû toujours agir, peindre, conserver en un mot, le caractère d’imitation et de représentation que doit avoir nécessairement tout ce qu’on introduit sur la Scène.

Il est indispensable de revenir ici sur ses pas, et de se rappeler les différents emplois qu’avait remplis la Danse chez les Grecs, chez les Romains, et dans les derniers siècles.

Vive, saillante, estimable et dangereuse tout à la fois en Grèce, la Danse y fut un Art qui servit également au plaisir, à la religion, au maintien des forces du corps, au développement de ses grâces, à l’éducation de la jeunesse, à l’amusement des vieillards, à la conservation et à la corruption des mœurs.

À Rome, elle devint partie de l’Art dramatique, et marcha alors d’un pas égal avec la Poésie, l’Éloquence et la Musique. Dans les derniers siècles[,] froide et languissante, elle ne fut qu’un divertissement peu varié et sans âme. On la réduisit dans les grands Ballets à la peinture momentanée de quelques caractères ; dans les Mascarades elle ne pouvait exprimer par des pas que le générique du personnage dont elle prenait les habits. Dans les Bals de cérémonie, elle n’était qu’un mouvement sans objet, une occasion toujours la même de montrer les grâces de la figure, et les belles proportions du corps.

Dans cette succession historique des différents emplois de la Danse, on voit distinctement les divers degrés de beauté que peut lui donner l’art : car ce qu’il a pu dans un temps, il le peut toujours dans un autre. Or toutes les compositions de Quinault nous prouvent qu’il a connu parfaitement l’histoire de la Danse et toutes ses possibilités. Il faudrait cependant que ce Poète n’en eût eu que des idées très bornées, s’il n’en avait adopté que la partie la plus faible, et il serait tombé dans cette lourde bévue, s’il n’avait voulu l’employer que comme un simple divertissement, tandis qu’elle est capable de former les tableaux les plus dignes du Théâtre.

Mais en parcourant les compositions de ce beau génie, on ne peut le soupçonner de cette méprise. On y voit partout l’imagination et le goût marquer la place des Arts qu’il y a réunis, et faire toujours naître du fond du sujet chacun de leurs emplois différents. En effet la Poésie, la Peinture, la Danse, la Mécanique n’y sont jamais que dans les lieux où elles doivent être, tout ce qu’elles y sont devait se faire ; il était indispensable qu’elles peignissent tout ce que Quinault a pensé qu’elles devaient exprimer. [Voir Coupe]

Dans Cadmus qui doit surmonter les plus grands obstacles pour obtenir Hermione, je vois ce Héros semer dans le champ de Mars les dents du Dragon qu’il a vaincu.

Voici le dessein que trace Quinault pour ce moment théâtral.

« La Terre produit des Soldats armés, qui se préparent d’abord à tourner leurs armes contre Cadmus ; mais il jette au milieu d’eux une manière de grenade que l’Amour lui a apportée, qui se brise en plusieurs éclats, et qui inspire aux combattants une fureur qui les oblige à combattre les uns contre les autres, et à s’entr’égorger eux-mêmes. Les derniers qui demeurent vivants viennent apporter leurs armes aux pieds de Cadmus. »

Je ne puis pas me méprendre sur l’intention de Quinault. Je vois évidemment que, si elle eût été remplie, le Théâtre m’eût offert dans ce moment le tableau de Danse le plus noble, le plus vif, le mieux lié à l’action principale. Rien de tout cela n’existe dans l’exécution. Elle n’en offre pas même l’ombre.

Dans ce même Poème à la fin du troisième Acte, lorsque l’inflexible Dieu de la guerre a dit :

Un vain respect ne peut me plaire :
On ne satisfait Mars que par de grands exploits :
Vous que l’Enfer a nourries,
Venez cruelles Furies,
Venez briser l’Autel en cent morceaux épars.

Quinault veut qu’on finisse cet Acte par l’arrivée des Furies qui brisent l’Autel, qui s’emparent des tisons ardents du Sacrifice, et qui s’envolent, pendant que le char de Mars, en tournant rapidement vers le fond du Théâtre, se perd dans les airs, et que les Prêtres, les Peuples, Cadmus, etc. désolés crient : Ô Mars ! ô Mars ! 

Quel coup de pinceau mâle ! Quelle occasion énergique, pour la Danse, pour la Musique, pour la Mécanique ! Je vois cependant à la représentation tous ces mêmes Arts oisifs dans ce moment.

À la place des idées grandes et nobles qui étaient essentiellement du plan de Quinault, on a substitué une exécution maigre, de petites figures mal dessinées, un coloris misérable, et par malheur, cette exécution, malgré sa faiblesse, a paru suffisante dans les premiers temps à des Spectateurs que l’habitude n’avait pas encore instruits. Elle a été répétée, avec les mêmes vices et avec le même succès, dans presque toutes les autres occasions qu’a fourni le génie fécond du Poète. Le moyen que ceux qui exécutaient ne fussent pas contents d’eux-mêmes en voyant tous les Spectateurs satisfaits ? Mais le moyen aussi que l’Art parvînt au degré de perfection, où il était capable d’atteindre, dès que les Artistes n’apercevaient pas le par-delà du point médiocre où ils se bornaient ?

Je trouve, par exemple, un trait d’imagination que j’admire, et un défaut d’exécution qui me confond, dans l’épisode de Protée que Quinault a lié si naturellement à l’Opéra de Phaéton.

Ce personnage connu dans la Fable par ses transformations surprenantes n’était qu’un Danseur Grec, qui opérait ces sortes de prodiges par la rapidité de ses pas, par les formes diverses qu’il savait donner à l’ensemble de ses mouvements. Peut-être est-ce le fond le plus riche que la Danse théâtrale, aidée du secours des machines, ait jamais eu, pour déployer tous les plus beaux ressorts de l’Art. Que résulte-t-il cependant dans l’exécution, de l’idée admirable de Quinault ? L’or pur se change en un plomb vil. On ne me donne, à la place de ce que je pouvais attendre, qu’une froide symphonie, des cartons mal peints, quelques poignées d’étoupes enflammées, et un escamotage grossier, qui ne sert qu’à me faire apercevoir, combien j’aurais pu être satisfait, si le jeu de la Danse et le mouvement des machines s’étaient adroitement concertés, pour rendre à mes yeux et à mon oreille l’intention ingénieuse du poète. [Voir Expression]

Le même vice me frappe dans presque tous les endroits où l’imagination de Quinault s’est manifestée. Je me borne à exposer mes conjectures sur deux de ce genre, ou si je ne me trompe, ce beau génie a été aussi mal entendu, que servi.

La première est le Siège de Scyros dans Alceste. Lorsqu’on connaît ce que peut exécuter la Danse, on ne saurait être incertain sur le projet de Quinault. Il n’en faut point douter ; ce Poète lui avait destiné cette action.

Qu’on se rappelle en effet toutes les évolutions militaires qui sont de l’institution primitive de la Danse [Voir Danse Armée, Danse de la Grue] ; qu’on les suppose pour un moment exécutées sur les chants des chœurs, et sur des symphonies relatives au sujet ; qu’on se représente les attaques, les poursuites, les efforts des Assiégeants, la défense des Assiégés, leurs sorties, leurs fuites ; qu’on imagine voir au Théâtre la succession rapide de tous ces divers tableaux, rendus avec art par des Danses expressives, on aura alors une idée de l’esquisse de Quinault que l’exécution originaire a totalement défigurée.

Pour expliquer mes idées sur la seconde, j’ai besoin, que le Lecteur daigne suspendre toute prévention. Je crois avoir aperçu dans un des beaux opéras de Quinault un trait singulier de génie qui est de mon sujet, dans l’endroit même qui depuis près de soixante-dix ans passe pour le plus défectueux de ses Ouvrages. Je vais exposer simplement mes réflexions, que je me garde bien de croire infaillibles. Mon intention est de pénétrer l’esprit des Artistes sans avoir le dessein fastueux de m’ériger en juge de l’art. Si mes observations sont vraies, il y gagnera, et mon ambition sera tout à fait remplie. Si je suis dans l’erreur, je rends grâces d’avance à la main secourable qui voudra m’aider à en sortir.

Il semble que l’opinion générale ait proscrit sans retour le quatrième Acte d’Armide. On le regarde comme très indigne des quatre autres, et je pense que c’est sur l’effet seul qu’on l’a jugé. Le Public n’est parti que d’après son impression, qui, avec raison, est toujours sa règle ; mais l’effet tel qu’il est produit sur le Spectateur, peut avoir deux causes, le dessein et l’exécution. [Voir Expression]

Or je crois apercevoir ici le plus beau dessein de la part de Quinault. Si ma découverte n’est pas une chimère ; l’effet ne peut plus être imputé qu’à la manière dont il a été exécuté.

Il faut ici nécessairement que le Lecteur me permette de lui rappeler la marche théâtrale d’Armide.

L’amour le plus tendre déguisé sous les traits du plus violent dépit, dans le cœur d’une femme toute puissante, est le premier coup de pinceau qui nous frappe dans cette belle composition. Si l’amour l’emporte sur la gloire, sur le dépit, sur les plus forts motifs de vengeance qui balancent le penchant secret d’Armide, quels moyens n’emploiera pas son pouvoir (qu’on a eu l’adresse de nous faire connaître immense) pour soutenir les intérêts d’un si grand amour !

Dans le premier Acte, le cœur d’Armide est le jouet tour à tour de plusieurs passions qui se combattent mutuellement, et qui la déchirent. Dans le second, elle vole à la vengeance : le fer brille, elle est prête à frapper. L’amour l’arrête, et il triomphe. L’Amante et l’Amant sont transportés au bout de l’univers.

C’est là que la faible raison d’Armide combat encore : c’est-là qu’elle appelle à son secours la Haine qu’elle avait cru suivre, et qui ne servait cependant que de prétexte à l’amour.

Les efforts redoublés de cette Divinité barbare cèdent encore la victoire à un penchant auquel rien ne peut résister ; mais la Haine menace : outre les craintes si naturelles aux Amants, Armide entend encore un oracle qui en redoublant ses terreurs doit ranimer sa prévoyance. Tel est l’état de l’action à la fin du troisième Acte.

Voilà par conséquent Armide livrée toute entière et sans retour, aux divers mouvements de la plus vive tendresse. Instruite par son art de l’état du camp de Godefroy, jouissant des transports de Renaud, elle n’a que sa fuite à craindre ; et cette fuite, elle ne peut la redouter, qu’autant qu’il serait possible de détruire l’enchantement dans lequel son art et sa beauté ont plongé son heureux Amant.

Ubalde cependant et le Chevalier Danois s’avancent ; et cet épisode est très bien lié à l’action, lui est nécessaire, et forme un contre-nœud extrêmement ingénieux.

Armide, que je ne puis pas croire tranquille, va donc déployer ici tous les efforts, toute la puissance, toutes les ressources de son art, pour arrêter les seuls ennemis qu’elle ait à craindre. Tel est le dessein de Quinault, et quel dessein pour un Spectacle de Chant, de Musique et de Danse ! Tout ce que la Magie a de redoutable ou de séduisant : les tableaux de Danse de la plus grande force, ou de la plus aimable volupté : des embrasements, des orages, des tremblements de terre : des Ballets légers, des Fêtes brillantes, des enchantements délicieux ; voilà ce que Quinault demandait dans cet Acte : c’est le plan qu’il avait tracé, que Lully aurait dû remplir et terminer en homme de génie, par un entracte dans lequel la magie eut fait un dernier effort terrible. On eut jeté par cet artifice de l’incertitude sur le succès des soins d’Ubalde, et formé un contraste admirable, avec le ton de volupté qui règne dans la première partie de l’Acte suivant. [Voir Coupe, Entracte, Entrée]

Supposons un pareil dessein exécuté par le Chant, la Danse, les Symphonies, la Décoration, les Machines, et jugeons133.