(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Seconde partie — Livre troisième — Chapitre II. Des Fêtes du même genre dans les autres Cours de l’Europe »
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(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Seconde partie — Livre troisième — Chapitre II. Des Fêtes du même genre dans les autres Cours de l’Europe »

Chapitre II. Des Fêtes du même genre dans les autres Cours de l’Europe

L’Italie était déjà florissante ; les Cours de Savoie et de Florence avaient montré dans mille occasions leur magnificence et leur galanterie ; Naples et Venise jouissaient des Théâtres publics de Musique et de Danse ; l’Espagne était en possession de la Comédie ; la Tragédie, que Pierre Corneille n’avait trouvée en France qu’à son berceau, s’élevait rapidement dans ses mains jusqu’au sublime ; notre Cour cependant, au milieu de ses triomphes et sous le ministère d’un homme vraiment grand, dont une économie bourgeoise ne borna jamais les dépenses, demeurait plongée dans la barbarie du mauvais goût. Avec le quart des frais immenses qu’on y employa pendant le Règne de Louis XIII pour une multitude presque innombrable de Spectacles dont elle ne fut pas plus égayée, et qui ne jetèrent aucune sorte de lustre sur la Nation, on aurait pu la rendre l’admiration de l’Europe. Il ne fallait que s’y servir des hommes, que le génie et l’art mettaient en état d’imaginer et de conduire ces Fêtes continuelles, qu’on avait véritablement envie de rendre éclatantes.

La France sera toujours un terroir fertile en talents, lorsqu’on saura, je ne dis pas les cultiver ; il suffit de ne pas les y étouffer dès leur naissance. L’honneur, qu’on me passe le terme, y est l’idole de la nation ; et c’est l’honneur qui fut toujours l’esprit vivifiant des talents en tout genre.

Entre plusieurs personnages médiocres qui entouraient le Cardinal de Richelieu, il s’était pris de quelque amitié pour Durand, homme maintenant tout à fait inconnu, et que je n’arrache aujourd’hui à son obscurité, que pour faire connaître combien les préférences ou les dédains des gens en place, qui donnent toujours le ton de leur temps, influent peu cependant sur l’avenir des Artistes. [Voir Fête (Beaux-Arts)]

Ce Durand, Courtisan sans talents d’un très grand Ministre sans goût, avait imaginé et conduit le plus grand nombre des Fêtes de la Cour de Louis XIII. Les Français qui avaient du génie trouvèrent les accès difficiles et la place prise : ils se répandirent dans les Pays Étrangers, et ils y firent éclater l’imagination, la galanterie et le goût qu’on ne leur avait pas permis de déployer dans le sein de leur patrie.

La gloire qu’ils y acquirent rejaillit cependant sur elle ; et il est flatteur encore pour nous aujourd’hui, que les Fêtes les plus magnifiques et les plus galantes qu’on ait jamais données à la Cour d’Angleterre, aient été l’ouvrage des Français.

Le mariage de Frédéric cinquième Comte Palatin du Rhin avec la Princesse d’Angleterre en fut l’occasion, et l’objet. Elles commencèrent le premier jour par des Feux d’artifice en action sur la Tamise. Idée noble, ingénieuse et nouvelle, qu’on a trop négligée, après l’avoir trouvée, et qu’on aurait dû employer toujours à la place de ces desseins sans imagination et sans art, qui ne produisent que quelques étincelles, de la fumée, et du bruit. [voir Feux d’Artifice]

Ces Feux furent suivis d’un Festin superbe, dont tous les Dieux de la Fable apportèrent les services, en dansant des Ballets formés de leurs divers caractères114. Un Bal éclairé avec beaucoup de goût, dans des Salles préparées avec grande magnificence termina cette première nuit.

La seconde commença par une Mascarade aux flambeaux, composée de plusieurs troupes de Masques à cheval. Elles précédaient deux grands chariots éclairés par un nombre immense de lumières, cachées avec art aux yeux du Peuple, et qui portaient toutes sur plusieurs groupes de personnages, qui y étaient placés en différentes positions. Dans des coins dérobés à la vue par des toiles peintes en nuages, on avait rangé une foule de Joueurs d’instruments. On jouissait ainsi de l’effet, sans en apercevoir la cause, et l’harmonie alors a les charmes de l’enchantement.

Les personnages qu’on voyait sur ces chariots étaient ceux qui allaient représenter un Ballet devant le Roi, et dont on formait par cet arrangement un premier spectacle pour le Peuple, dont la foule ne saurait, à la vérité, être admise dans le Palais ; mais qui dans ces occasions doit toujours être compté pour beaucoup plus qu’on ne pense.

Toute cette pompe, après avait traversé la ville de Londres, arriva en bon ordre, et le Ballet commença. Le sujet était : Le Temple de l’Honneur, dont la Justice était établie solennellement la prêtresse.

Le superbe Conquérant de l’Inde, le Dieu des richesses, l’Ambition, le Caprice cherchèrent en vain à s’introduire dans ce temple. L’Honneur n’y laissa pénétrer que l’Amour et la Beauté, pour chanter l’Hymne nuptial des deux nouveaux époux.

Rien n’est plus ingénieux que cette composition, qui respirait partout la simplicité et la galanterie.

Deux jours après, trois cents Gentilshommes représentant toutes les Nations du monde et divisés par troupes, parurent sur la Tamise dans des bateaux ornés avec autant de richesse que d’art. Ils étaient précédés et suivis d’un nombre infini d’instruments, qui jouaient sans cesse des fanfares, en se répondant les uns les autres. Après s’être montrés ainsi à une multitude innombrable, ils arrivèrent au Palais du Roi, où ils dansèrent un grand Ballet allégorique.

La Religion réunissant la Grande-Bretagne au reste de la Terre 115 était le sujet de ce spectacle.

Le Théâtre représentait le globe du monde. La vérité, sous le nom d’Alithie, était tranquillement couchée à un des côtés du Théâtre. Après l’ouverture, les Muses exposèrent le sujet.

Atlas parut avec elles. Il dit, qu’ayant appris d’Archimède que si on trouvait un point ferme, il serait aisé d’enlever toute la masse du monde, il était venu en Angleterre, qui était ce point si difficile à trouver, et qu’il se déchargeait désormais du poids qui l’avait accablé, sur Alithie compagne inséparable du plus sage et du plus éclairé des rois.

Après ce récit, le Vieillard, accompagné des trois muses Uranie, Terpsichore et Clio, s’approcha du globe, et il s’ouvrit.

L’Europe vêtue en Reine en sortit la première suivie de ses filles, la France, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, et la Grèce. L’Océan et la Méditerranée l’accompagnaient, et ils avaient à leur suite la Loire, le Guadalquivir, le Rhin, le Tibre et l’Achéloos.

Chacune des filles de l’Europe avait trois Pages caractérisés par les habits de leurs provinces. La France menait avec elle un Basque, un Bas-Breton, un Aragonais et un Catalan ; l’Allemagne, un Hongrois, un Bohémien et un Danois ; l’Italie, un Napolitain, un Vénitien et un Bergamasque ; la Grèce, un Turc, un Albanais et un Bulgare.

Cette suite nombreuse dansa un avant-Ballet ; et des princes de toutes les nations qui sortirent du globe avec un cortège brillant, vinrent danser successivement des Entrées de plusieurs caractères, avec les personnages qui étaient déjà sur la Scène.

Atlas fit ensuite sortir dans le même ordre les autres parties de la Terre, ce qui forma une division simple et naturelle du Ballet, dont chacun des Actes fut terminé par les hommages que toutes ces Nations rendirent à la jeune Princesse d’Angleterre, et par des présents magnifiques qu’elles lui firent. [Voir Fête (Beaux-Arts)]

Qu’on compare cette Fête remplie d’esprit et de variété avec l’assemblage grossier des parties isolées et sans choix du Ballet des prospérités des armes de la France, et on aura une idée juste des effets divers que peut produire dans les beaux Arts, le discernement ou le mauvais goût des gens en place.