Chapitre I. Des Fêtes dont la Danse a été le fond à la Cour de France, depuis l’année 1610 jusqu’en l’année 1643
On pourrait comparer l’espèce particulière d’hommes qui peuplent la Cour des Rois, aux différentes parties qui composent ces beaux cabinets de glaces, qu’a inventés le luxe moderne. Ces grands trumeaux si semblables les uns aux autres, que l’art a divisés et qui les réunit, sont toujours prêts à recevoir et à rendre l’empreinte de la figure qui les frappe. Ils en deviennent la copie, la peignent, la répètent, la multiplient. Ils ne sont rien par eux-mêmes. Ils n’existent que par elle et pour elle.
Henri IV joignait à un bon esprit une galanterie cavalière, et une gaieté franche. Tels parurent les Courtisans qui l’entouraient. La mauvaise santé de Louis XIII le rendait sombre. Sa Cour fut triste. On fit en vain des efforts pour la sortir de l’excès de langueur dans laquelle elle était plongée. Le mal était incurable ; parce que le principe subsistait toujours. Il arriva alors ce qui arrive communément quand on cherche à se défaire d’un défaut habituel, sans en attaquer la cause. On le déguise pour un temps ; ou, si l’on s’en débarrasse, ce n’est qu’en lui substituant un défaut contraire. [Voir Fêtes de la Cour de France]
Aussi ne cessa-t-on d’être triste à la Cour de Louis XIII que pour y descendre jusqu’à une sorte de joie basse, pire cent fois que la tristesse. Presque tous les grands Ballets de ce temps qui étaient les seuls amusements du Roi et des Courtisans, ne furent que de froides allusions, des compositions triviales, des fonds misérables. La plaisanterie la moins noble, et du plus mauvais goût s’empara pour lors sans contradiction du Palais de nos Rois. On croyait s’y être bien réjoui, lorsqu’on y avait exécuté le ballet de Maître Galimathias, pour le grand bal de la Douairière de Billebahault et de son Fanfan de Sotteville 108.
On applaudissait au Duc de Nemours qui imaginait de pareils sujets ; et les Courtisans toujours persuadés que le lieu qu’ils habitent est le seul lieu de la Terre où le bon goût réside, regardaient en pitié toutes les nations, qui ne partageaient point avec eux des divertissements aussi délicats.
La Reine avait proposé au Cardinal de Savoie, qui était pour lors chargé en France des négociations de sa Cour, de donner au Roi une fête de ce genre. La nouvelle s’en répandit, et les Courtisans en rirent. Ils trouvaient du dernier ridicule qu’on s’adressât à de plats montagnards, pour divertir une Cour aussi polie que l’était la Cour de France.
On dit au Cardinal de Savoie les propos courants. Il était magnifique, et il avait auprès de lui le Comte Philippe d’Aglié, dont j’ai déjà parlé. Il accepta avec respect la proposition de la Reine, et il donna à Monceaux un grand Ballet, sous le titre de Gli habitatori di monti 109, ou Les Montagnards.
Le Théâtre représentait cinq grandes montagnes. On figurait par cette décoration les monts venteux, les montagnes résonantes où habitent les Échos, les monts ardents, les monts lumineux, et les montagnes ombrageuses.
Le milieu du Théâtre représentait le champ de la Gloire, dont tous les Habitants de ces cinq montagnes prétendaient s’emparer.
La Renommée ridicule, celle qui fait les nouvelles de la canaille, vêtue en vieille montée sur un âne et portant une trompette de bois110, fit l’ouverture du Ballet par un récit qui en exposa le sujet.
Alors une des montagnes s’ouvrit, et un tourbillon de vents en sortit avec impétuosité. Les Quadrilles qui formaient cette entrée étaient vêtues de couleur de chair ; tous ceux qui les composaient portaient des moulins à vent sur la tête, et à la main des soufflets, qui, agités, rendaient le sifflement des vents.
La Nymphe Écho qui fit le récit de la seconde Entrée amena les Habitants des montagnes résonantes. Ils portaient un tambour à la main, une cloche pour ornement de tête, et leurs habits étaient couverts de grelots de différents tons, qui formaient ensemble une harmonie gaie et bruyante. Elle s’ajustait à la mesure des airs de l’Orchestre, en suivant les mouvements cadencés de la Danse.
Les Habitants des montagnes lumineuses firent la troisième Entrée. Ils étaient vêtus de lanternes de diverses▶ couleurs et conduits par le mensonge. Ce personnage était caractérisé par une jambe de bois qui le faisait clocher en marchant, par un habit composé de plusieurs masques, et par une lanterne sourde 111 qu’il portait à la main.
La quatrième Entrée était composée du Sommeil qui conduisait les Habitants des montagnes ombrageuses. Les Songes agréables, les funestes, et les plaisants le suivaient, et ils dansèrent des pas ingénieux de ces ◀divers caractères.
Dans ce moment, le son des trompettes et des timbales se fit entendre, et une femme modestement parée descendit des Alpes. Elle représentait la véritable Renommée. Neuf Cavaliers richement vêtus à la Française marchaient sur ses pas. Ils chassèrent du Théâtre les Quadrilles précédentes qui s’en étaient emparées, et la Renommée leur laissa libre, après son récit, le champ de la Gloire.
Des vers italiens qu’elle fit pleuvoir en s’envolant, sur l’Assemblée, apprenaient que c’était à la fortune et à la valeur du Roi de France que la gloire véritable était due, et que ses ennemis n’en avaient que l’apparence.
Le grand Ballet qui fut dansé par la Troupe leste qui avait suivi la Renommée, exprimait cette vérité par un pas de joie noble et vive qui termina ce grand spectacle.
C’est par cette galanterie ingénieuse que le Cardinal de Savoie se vengea de la fausse opinion que les Courtisans de Louis XIII avaient pris d’une Nation spirituelle et polie, qui excellait depuis longtemps dans un genre, que les Français avaient gâté. [Voir Fêtes de la Cour de France]
Le Cardinal de Richelieu portait dans tout ce qu’il faisait l’amour du grand. Il le cherchait dans les Arts, et il l’y aurait trouvé peut-être, s’il n’avait pas été entouré de talents médiocres, qu’il crut supérieurs, parce qu’ils lui disaient sans cesse qu’il l’était lui-même. La basse plaisanterie, les danses ridicules, les pas d’un comique grossier qui occupaient les Courtisans dans les Fêtes d’éclat, devaient nécessairement lui déplaire ; mais c’était moins par goût pour le bon, que par antipathie pour le bas. Il lui aurait été impossible de prendre le ton à la mode ; mais il ne lui était pas aisé d’en donner un meilleur. Il n’aimait point Corneille, et il estimait Desmarets : c’est-à-dire, qu’avec les parties précieuses d’un génie supérieur pour le gouvernement qu’il possédait à un degré éminent, il lui aurait fallu encore, pour pouvoir rendre les Arts florissants, cette finesse de discernement, ce sentiment délicat du vrai, qui peuvent seuls apprécier avec une justesse prompte et sûre les talents des artistes.
L’esprit de ce grand homme se refusait au bas, et dans le même temps il se perdait dans le Phébus. Le goût l’aurait arrêté dans le milieu de ces deux extrémités également vicieuses. On démêle quel était son penchant naturel pour le grand, et son peu de justesse dans les choses de pur agrément par le Ballet qu’il donna au Roi dans le Palais Cardinal le 7 Février 1641 : il eut pour titre La Prospérité des Armes de la France.
On en publia le sujet avec cet avertissement ampoulé.
« Après avoir reçu tant de victoires du Ciel, ce n’est pas assez de l’avoir remercié dans les Temples ; il faut encore que le ressentiment de nos cœurs éclate par des réjouissances publiques. C’est ainsi que l’on célèbre les grandes Fêtes. Une partie du jour s’emploie à louer Dieu, et l’autre aux passe-temps honnêtes. Cet hiver doit être une longue Fête après de longs travaux.
Non seulement le Roi et son grand Ministre qui ont tant veillé et travaillé pour l’agrandissement de l’État, et tous ces vaillants Guerriers qui ont si valeureusement exécuté ses nobles desseins doivent prendre du repos et des divertissements ; mais encore tout le Peuple doit se réjouir, qui, après ses inquiétudes dans l’attente des grands succès, ressent un plaisir aussi grand des avantages de son Prince, que ceux-même qui ont le plus contribué pour son service et pour sa gloire ».
L’Harmonie fit le récit du premier Acte, et l’Enfer s’ouvrit. L’Orgueil, l’Artifice, le Meurtre, le Désir de régner, la Tyrannie et le Désordre formèrent la première entrée, et Pluton suivi de quatre Démons fit la seconde. La troisième fut composée de Proserpine et des trois Parques. On vit paraître alors les furies armées de leurs serpents, dans le même temps qu’un Aigle descendait des nues, et que deux énormes Lions sortaient d’une horrible caverne.
Les Furies approchent, touchent l’Aigle et les Lions, leur inspirent les fureurs dont elles sont animées ; l’Enfer se referme et la Terre reparaît.
Mars et Bellone, la Renommée et la Victoire dansèrent la cinquième et la sixième Entrée. L’Hercule Français qui parut dans ce moment au milieu de ces quatre personnages dansa la septième. Il fit disparaître l’Aigle en le touchant d’une flèche, et il abattit les Lions de deux coups de massue. Le Ballet devint alors général, et ce pas termina le premier Acte.
Le Théâtre au second représentait les Alpes couvertes de neiges, et l’Italie sur une de ces montagnes fit le récit. Après qu’elle se fut retirée, les Alpes s’ouvrirent. On vit dans l’éloignement la ville de Casals, les retranchements des Espagnols, et le camp des Français.
Quatre Fleuves d’Italie qui appelaient ces derniers dansèrent la première Entrée. Quatre Français qui couraient à leur secours firent la seconde. Quatre Espagnols, après avoir dansé la troisième, se retirent dans leurs retranchements, où les Français les attaquent et les forcent. La Fortune les suit, portant les Armes de la France, et fait la quatrième Entrée.
Aussitôt, et sans autre à propos, le Théâtre change et représente Arras. On voit les Flamands avec des pots de bière, qui viennent recevoir les Français, et ceux-ci entrent dans la ville, malgré les efforts des Espagnols. Alors Pallas, Déesse de la Prudence, paraît avec sa suite ordinaire. Elle vient retirer quelques Français du parti d’Espagne, et son Entrée finit le second acte.
Le Théâtre représente la mer environnée de rochers, et le récit de trois Sirènes commence le troisième Acte. Il est composé de plusieurs Entrées de Néréides et de Tritons, après lesquelles l’Amérique paraît suivie de ses Peuples. Elle présente ses trésors à l’Espagne portée sur de riches Galions qui couvrent la mer. Dans ce moment les Galions français se montrent. Ils voguent à pleines voiles contre ceux d’Espagne, les attaquent, les combattent et les brûlent. Le Général Français victorieux débarque avec ses Troupes et les Maures qu’il a faits esclaves ; et le troisième Acte finit par cette Entrée de Triomphe.
Le Ciel s’ouvre au commencement de l’Acte quatrième. Vénus, l’Amour et les Grâces qui en descendent font le récit. Mercure, Apollon, Bacchus et Momus accompagnés de leur cortège ordinaire dansent les premières Entrées. L’Aigle, alors, et les Lions du premier Acte reparaissent. Hercule sort du fond du Théâtre pour les combattre ; mais Jupiter descend des cieux. Il touche l’Aigle et les Lions, pour leur ôter la fureur que les Euménides leur avaient inspirée ; il remet la massue sur l’épaule d’Hercule, comme pour le prier de se contenter de ses exploits, et il danse ensuite la dernière Entrée avec toutes les Divinités du Ciel qui l’accompagnaient.
La Terre ornée de fleurs et de verdure formait la décoration du cinquième Acte. La Concorde sur une machine élégante et riche, entourée de fleurs et de fruits parut dans les airs, et fit le récit.
L’Abondance, les Jeux, les Plaisirs, la Bonne-chère composaient la première Entrée. Les Réjouissances populaires firent la seconde par des Danses ridicules et des sauts périlleux. Cardelin, baladin fameux, y dansa sur la corde que des nuages cachaient aux yeux des Spectateurs. Son Entrée fut suivie de celles qu’exécutèrent les adresses différentes du corps personnifiées, qui firent leurs exercices sur des rhinocéros.
Plusieurs Admirateurs des conquêtes du Roi dansèrent la dernière Entrée avec la Gloire qui s’envola, et se perdit dans les airs. C’est par ce vol que fut terminé ce bizarre Spectacle.
« Quand je considère (dit un auteur112 qui avait approfondi cette matière) que le sujet de ce ballet est La Prospérité des Armes de la France, je cherche ce sujet dans les entrées des Tritons, des Néréides, des Muses, d’Apollon, de Mercure, de Jupiter, de Cardelin, des Rhinocéros, etc. »
Cette composition rassemble en effet tout le désordre d’une imagination aussi grande que déréglée, des idées nobles noyées dans un fatras d’objets puérils et sans rapport, un désir excessif d’attirer l’admiration, des recherches déplacées, de l’érudition sans grâces, de la Poésie inutile, beaucoup de magnificence perdue, et pas la moindre étincelle de goût.
On fit servir à ce spectacle les débris des décorations, des habits, des machines qu’on avait employés l’année précédente à la représentation de la tragédie de Mirame 113 ; ouvrage si peu fait pour réussir, que tout le pouvoir du premier Ministre ne fut pas assez fort pour l’empêcher de tomber ; mais qui, à le considérer philosophiquement, fut cependant le premier fondement de notre Théâtre. [Voir Ballet]
Les soins du Ministère, ses dépenses, la construction d’une Salle nouvelle dans Paris firent comprendre à la Cour et à la Ville que les Spectacles publics, vus jusqu’alors avec assez d’indifférence, méritaient sans doute quelque considération ; puisqu’ils occupaient la prévoyance, les soins, les sollicitudes d’un Ministre, que, malgré toute leur haine, ils étaient forcés d’admirer.
C’est faire beaucoup en France pour un Art, que de lui donner aux yeux de la multitude un air d’importance, et telle est la supériorité des hommes vraiment grands, que leurs défauts mêmes ont presque toujours des côtés utiles.