(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Seconde partie — Livre deuxième — Chapitre VII. Des Bals publics »
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(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Seconde partie — Livre deuxième — Chapitre VII. Des Bals publics »

Chapitre VII. Des Bals publics

Le nombre multiplié des Bals masqués pendant le règne de Louis XIV avait mis au commencement de ce siècle cet amusement à la mode. Les Princes faisaient gloire de suivre l’exemple qu’avait donné le Souverain. On vit au Palais-Royal et à Sceaux des Bals masqués où régnèrent le goût, l’invention, la liberté, l’opulence. L’Électeur de Bavière, le Prince Emanuel de Portugal vinrent alors en France, et ils prirent le ton qu’ils trouvèrent établi. L’un donna les plus belles Fêtes à Suresnes, l’autre à l’Hôtel de Brétonvilliers. Une profusion extraordinaire de rafraîchissements, les Illuminations les plus brillantes, et la liberté la moins contrainte firent l’ornement des Bals masqués qu’ils donnèrent. Le Public en jouit ; mais les Particuliers effrayés de la somptuosité que tous ces Princes avaient répandue dans ces Fêtes superbes, n’osèrent plus se procurer dans leurs maisons de semblables amusements. Ils voyaient une trop grande distance entre ce que Paris venait d’admirer, et ce que leur fortune ou la bienséance leur permettait de faire.

C’est dans ces circonstances que M. le Régent fit un établissement, qui semblait favorable au progrès de la Danse, et qui lui fut cependant très funeste. Par une ordonnance du 31 décembre 1715, les Bals publics furent permis trois fois la semaine dans la salle de l’Opéra. Les Directeurs firent faire une Machine106, avec laquelle on élevait le parterre et l’orchestre au niveau du théâtre. La Salle fut ornée de Lustres, d’un Cabinet de glaces dans le fond, de deux Orchestres aux deux bouts et d’un Buffet de rafraîchissements dans le milieu. La nouveauté de ce spectacle, la commodité de jouir de tous les plaisirs du Bal sans soins, sans préparatifs, sans dépense, donnèrent à cet établissement un tel succès, que dans un excès d’indulgence, que j’ai vu durer encore, on poussa l’enthousiasme jusqu’à trouver la salle belle, commode, et digne en tout du goût, de l’invention et de la magnificence Française.

Bientôt après les Comédiens obtinrent en faveur de leur théâtre une pareille permission. Leur peu de succès les rebuta ; leurs Bals cessèrent, et l’Opéra depuis a joui seul de ce privilège. Mais la Danse qui fut l’objet, ou le prétexte de ces Bals publics, bien loin d’y gagner pour le progrès de l’Art, y a au contraire tout perdu. Je ne parle ici que de la Danse simple, telle que les gens du monde l’apprennent et l’exercent. Les Bals étaient une espèce de Théâtre pour eux où il leur était glorieux de faire briller leur adresse. Ceux de l’Opéra ont fait tomber tous ceux des Particuliers, et on sait qu’il n’est plus du bon air d’y danser. Les deux côtés de la salle sont occupés par quelques Masques obscurs, qui suivent les airs que l’Orchestre joue. Tout le reste, se heurte, se mêle, se pousse. Ce sont les Saturnales de Rome qu’on renouvelle, ou le Carnaval de Venise qu’on copie.

Que de ressources cependant ne serait-il pas aisé de trouver dans un établissement de cette espèce, et pour le progrès de la Danse et pour l’amusement du Public ! Avec un peu de soin, une imagination médiocre, et quelque goût, on rendrait ce Spectacle le fond et la ressource la plus sûre de l’Opéra, une école délicieuse de Danse pour notre jeune Noblesse, et un objet d’admiration constante pour cette foule d’Étrangers, qui cherchent en vain dans l’état où ils le voient, le charme qui nous le fait trouver si agréable.

On peut mettre au nombre des Bals publics ceux que la Ville de Paris a donnés dans les occasions éclatantes, pour signaler son zèle et son amour pour nos rois ou pour célébrer les événements glorieux à la France.

Dans ces circonstances les Illuminations, les Festins, les Feux d’artifice, et les Bals ont été presque toujours la tablature qu’on a suivie. On ne s’en est écarté que lorsque l’Hôtel de Ville a été gouverné par quelqu’un de ces hommes rares dont ses fastes l’honorent.

Lorsque les Suisses furent sur le point de venir en France, pendant le règne de Henri IV pour renouveler leur Alliance, le Prévôt des Marchands et les Échevins, qui dans cette occasion sont dans l’usage de les recevoir à l’Hôtel de Ville et de les y régaler, trouvèrent sous leur main l’ancienne Rubrique, et en conséquence ils délibèrent un Festin, et un Bal.

Mais ils étaient sans fonds et ils demandèrent à Henri IV pour fournir à cette dépense la permission de mettre un Impôt sur les Robinets des Fontaines. Cherchez quelque autre moyen, leur répondit ce bon prince, qui ne soit point à charge à mon peuple, pour bien régaler mes alliés. Allez messieurs, continua-t-il, il n’appartient qu’à Dieu de changer l’eau en vin.

Feu M. Turgot aurait fait l’équivalent d’un pareil miracle, sans surcharger le Peuple, et sans importuner le Roi. Ce Magistrat que la postérité, pour l’honneur de notre siècle, mettra de niveau avec les hommes les plus célèbres du siècle de Louis XIV107, sut bien changer une cour irrégulière, en une salle de Bal la plus magnifique qu’on eut vue encore en Europe, et un édifice gothique, en un Palais des Fées. Tout prospère, tout s’embellit, tout devient admirable sous la main vivifiante d’un homme de génie. [Voir Fêtes de la Ville de Paris]