Chapitre VIII. Des Moralités
Les vieilles Tragédies de nos bons Aïeux furent appelées de ce nom ; mais les représentations dont il s’agit ici étaient des actions très différentes. Une imitation des mœurs, des passions, des actions fut la seule cause de cette dénomination qu’on donna à certains Ballets87 plutôt qu’à d’autres.
Il s’en faut bien qu’ils fussent des compositions régulières. Leur singularité seule me détermine à les faire connaître. On en représenta un de cette espèce, pour célébrer le Mariage du prince Palatin du Rhin avec la princesse d’Angleterre. En voici la description, telle qu’on la trouve dans un auteur contemporain.
« Un Orphée jouant de sa Lyre entra sur le Théâtre, suivi d’un Chien, d’un Mouton, d’un Chameau, d’un Ours et de plusieurs Animaux sauvages, lesquels avaient délaissé leur nature farouche et cruelle, en l’oyant chanter, et jouer de sa Lyre. Après vint Mercure qui pria Orphée de continuer les doux airs de sa Musique, l’assurant que non seulement les bêtes farouches, mais les Étoiles du Ciel, danseraient au son de sa voix.
Orphée, pour contenter Mercure, recommença ses chansons. Aussitôt on vit que les Étoiles du Ciel commencèrent à se remuer, sauter, danser ; ce que Mercure regardant, et voyant Jupiter dans une nue, il le supplia de vouloir transformer aucunes de ces Étoiles en des Chevaliers, qui eussent été renommés en amours pour leur constante fidélité envers les Dames.
A l’instant, on vit plusieurs Chevaliers dans le Ciel tous vêtus d’une couleur de flammes, tenant des lances noires, lesquels ravis aussi de la musique d’Orphée, lui en rendirent une infinité de louanges.
Mercure alors supplia Jupiter de transformer aussi les autres Étoiles en autant de Dames qui avaient aimé ces Chevaliers. Incontinent, ces Étoiles changées en autant de Dames furent vues vêtues de la même couleur que leurs Chevaliers.
Mercure voyant que Jupiter avait ouï ses prières, le supplia de permettre que toutes ces âmes célestes de Chevaliers avec leurs Dames descendissent en terre, pour danser à ces noces Royales.
Jupiter lui accorda encore cette requête, et les Chevaliers et leurs Dames descendant des nues sur le théâtre au son de plusieurs Instruments dansèrent divers ballets ; ce qui fut la fin de cette belle Moralité. » [Voir Fête (Beaux-Arts)]
Quel monstre qu’une pareille composition ! Comment ne pas regretter les dépenses excessives qu’elle a dû coûter ? Ce n’est pas cependant par le défaut d’imagination qu’elle pèche. Il en fallait, pour la combiner, et il y a de l’esprit et de la galanterie dans la manière dont le dénouement est tourné vers l’objet principal de la Fête ; mais quelle barbarie dans le dessein ! quelle bizarrerie dans les tableaux ! quelle puérilité dans les moyens ! quel défaut d’agréments, de grâces, de convenance dans tout l’ouvrage !
Sans le goût, même avec du talent, il ne faut rien entreprendre dans les Arts. On fait presque tout avec cette partie délicate de l’esprit, et on ne fait rien sans elle. C’est un sentiment vif, prompt et sûr, qui met tout à sa place et qui ne peut rien supporter dans le lieu où il ne doit point être. Il ménage les contraires, évite les contradictions, écarte les idées basses, dédaigne les petits détails, rejette les moyens frivoles ou gigantesques, n’adopte que les vues fines, les plans nobles, les idées justes.
Le Souverain qui sait bien choisir, pour imaginer, arranger et conduire une Fête d’éclat, diminue quelquefois de moitié sa dépense, et double toujours sa gloire.