Chapitre IV. Des Ballets poétiques
L’Opéra en Italie s’empara des sujets de l’Histoire et de la Fable, et l’on vit peu de grands ballets purement Historiques ou Fabuleux. Les Poétiques qui fournissaient une carrière plus vaste à l’imagination des Compositeurs furent beaucoup plus en usage. On en composa de trois sortes, d’Allégoriques, de Moraux, et de Bouffons.
La Reine Catherine de Médicis porta ce genre à la Cour de France, et ne l’y fit servir qu’à une espèce de manège domestique. Accoutumée à jouir de la docilité des Français, elle ne prévoyait point les discordes civiles, et son génie n’était pas assez vaste pour pressentir comme Auguste, l’utilité des Spectacles publics. Ses vues restèrent resserrées dans le cercle étroit de la Cour. Toute sa vie se passa à diviser, à brouiller, et par conséquent à enhardir les Courtisans, qu’il lui était aisé d’asservir, à dédaigner le suffrage de ses peuples, qu’elle aurait pu s’attacher, à distraire, à abrutir, à craindre ses enfants, qu’il ne fallait que bien instruire. Le moment des beaux-Arts n’était point encore arrivé pour nous. La Musique même, celui de tous qui a le don de séduire le plus vite, ne put causer alors qu’une impression momentanée et légère, qui fut aisément effacée par le premier objet de distraction.
Jean-Antoine Baïf né à Venise pendant le cours de l’ambassade de Lazare Baïf son père, et de retour en France après sa mort▶, y fit pour la Musique les mêmes tentatives que le Cardinal Riari avait faites à Rome pour les Spectacles en général. Baïf était sans protecteurs, sans fortune, et vraisemblablement sans manège.
On sait quelle fut la constance qu’il opposa dans sa jeunesse à la plus humiliante pauvreté. La disette des choses les plus nécessaires à la vie, ne put le distraire de ses études. Le fils d’un Ambassadeur, que François I avait été déterrer comme un homme rare, qui pendant les loisirs de son emploi avait composé des livres estimés, qui à sa ◀mort n’avait rien laissé qu’une bonne renommée. Le Fils, dis-je, d’un pareil ministre, n’avait à Paris, que la moitié d’un mauvais lit de deux pieds, que Ronsard et lui se partageaient successivement. L’un se couchait quand l’autre se levait. Ils bravaient ainsi dans le sein des Muses les rigueurs du sort, et l’injustice de la fortune.
Baïf avait reçu à Venise sous les yeux de son père, les commencements d’une bonne éducation, il y avait appris la Musique, qu’il avait depuis cultivée. Il aimait les arts en Philosophe, il aurait voulu les répandre dans sa patrie. Au milieu même de l’adversité, il osa en former le projet. Le goût lui tint lieu de crédit et de pouvoir. Il établit chez lui une espèce d’Académie de Musique, où on exécuta des compositions imitées de celles que Baïf avait entendues à Venise. Ces sortes de Concerts firent quelque sensation dans le Public. Les gens de la bonne compagnie, qui sont toujours de droit connaisseurs, voulurent en juger par eux-mêmes, et leur jugement fut favorable. La Cour où ils se répandirent eut un mouvement de curiosité, dont on profita ; elle se laissa entraîner à ces Concerts et consentit à les entendre. Henri III même alla chez Baïf ; mais les Courtisans, le Roi, les mignons ne prirent pas plus d’intérêt à cette nouveauté qu’on en prend pour l’ordinaire aux curiosités de la Foire. Baïf eut du plaisir, sans en donner. Il ne jouit point de la douceur, dont il était digne, de faire passer dans l’âme de ses contemporains un goût utile. Il aurait fallu au Cardinal Riari un Léon X ; et à Baïf un Louis XIV. [Voir Fête de la Cour de France]
Pour qu’un bel établissement soit goûté, s’achève, se perfectionne, outre l’esprit, les talents et les vues dans le Citoyen qui le projette, on a besoin encore d’un coup d’œil juste, d’un vif amour pour le grand, d’un penchant invincible pour la gloire dans le Souverain à qui on le propose.
On peut se passer de toutes ces qualités, qui concourent rarement ensemble, pour mettre en crédit un établissement médiocre. On n’a qu’à substituer à leur place beaucoup de patience, un fond inépuisable d’intrigue, une âme bien basse, un front d’airain. Les ressources du manège dans les États même les mieux policés, sont bien supérieures pour le succès, aux efforts redoublés de la réflexion et du génie.