Chapitre II. Origine des Ballets
Il n’y eut point de Théâtres en Italie avant la fin du quinzième siècle. Le Cardinal Camerlingue Riari [Riario], neveu du Pape Sixte IV avait tenté d’inspirer à ce Souverain Pontife du goût pour ces beaux établissements, mais Sixte reçut avec assez de froideur quelques Spectacles ingénieux que Riari lui avait donnés sur un Théâtre mobile dans le Château Saint-Ange. Ce Pape avait fait dans sa jeunesse des volumes sur le futur Contingent, il canonisait saint Bonaventure, persécutait les Vénitiens, faisait la guerre aux Médicis, et songeait bien moins à la gloire de son règne, qu’à l’établissement de sa famille.
Vers l’année 1480 un nommé Sulpitius, qui nous a laissé de bonnes notes sur Vitruve, fit des efforts pour ranimer le zèle du Cardinal-Neveu, qui ne lui réussirent pas. Ce Prélat s’était d’abord refroidi en voyant l’insensibilité de son Oncle. Un grand Spectacle qu’il venait de donner au Peuple de Rome, où il n’avait épargné ni soins, ni dépense, et qui avait encore manqué l’effet qu’il s’en était promis, avait achevé de le décourager.
Ce grand ouvrage cependant que le zèle d’un Cardinal tout puissant ne put ébaucher dans Rome, était sur le point de s’accomplir dans une des moins considérables villes d’Italie, et par les soins d’un simple particulier.
Bergonce de Botta [Bergonzio di Botta], Gentilhomme de Lombardie, signala son goût par une fête éclatante qu’il prépara dans Tortone, pour Galeas Duc de Milan, et pour Isabelle d’Aragon sa nouvelle épouse.
Dans un magnifique Salon entouré d’une Galerie où étaient distribués plusieurs joueurs de divers instruments, on avait dressé une Table tout à fait vide. Au moment que le Duc et la Duchesse parurent, on vit Jason et les Argonautes s’avancer fièrement sur une Symphonie guerrière. Ils portaient la fameuse Toison d’or, dont ils couvrirent la table, après avoir dansé une Entrée noble qui exprimait leur admiration à la vue d’une Princesse si belle, et d’un Prince si digne de la posséder.
Cette Troupe céda la place à Mercure. Il chanta un récit, dans lequel il racontait l’adresse dont il venait de se servir▶ pour ravir à Apollon, qui gardait les Troupeaux d’Admète, un veau gras, dont il faisait hommage aux nouveaux Mariés. Pendant qu’il le mit sur la Table, trois Quadrilles qui le suivaient exécutèrent une Entrée.
Diane et ses Nymphes succédèrent à Mercure. La Déesse faisait suivre une espèce de Brancard doré, sur lequel on voyait un Cerf. C’était, disait-elle, Actéon qui était trop heureux d’avoir cessé de vivre, puisqu’il allait être offert à une Nymphe aussi aimable et aussi sage qu’Isabelle.
Dans ce moment une Symphonie mélodieuse attira l’attention des Convives. Elle annonçait le Chantre de la Thrace. On le vit jouant de sa Lyre et chantant les louanges de la jeune Duchesse.
« Je pleurais, dit-il, sur le Mont Apennin la mort de la tendre Eurydice. J’ai appris l’union de deux Amants dignes de vivre l’un pour l’autre, et j’ai senti pour la première fois, depuis mon malheur, quelque mouvement de joie. Mes chants ont changé avec les sentiments de mon cœur. Une foule d’Oiseaux a volé pour m’entendre. Je les offre à la plus belle Princesse de la Terre ; puisque la charmante Eurydice n’est plus. »
Des sons éclatants interrompirent cette mélodie. Atalante et Thésée conduisant avec eux une troupe leste et brillante, représentèrent par des Danses vives une Chasse à grand bruit. Elle fut terminée par la mort du Sanglier de Calydon, qu’ils offrirent au jeune duc, en exécutant des Ballets de Triomphe.
Un spectacle magnifique succéda à cette Entrée Pittoresque. On vit d’un côté, Iris sur un char traîné par des Paons, et suivie de plusieurs Nymphes vêtues d’une gaze légère, qui portaient des plats couverts de ces superbes oiseaux.
La jeune Hébé parut de l’autre, portant le Nectar qu’elle verse aux Dieux. Elle était accompagnée des bergers d’Arcadie chargés de toutes les espèces de laitages, de Vertumne et de Pomone qui ◀servirent▶ toutes les sortes de fruits.
Dans le même temps l’ombre du délicat Apicius sortit de terre. Il venait prêter à ce superbe Festin les finesses qu’il avait inventées, et qui lui avaient acquis la réputation du plus voluptueux des Romains.
Ce Spectacle disparut, et il se forma un grand Ballet composé des Dieux de la Mer et de tous les Fleuves de Lombardie. Ils portaient les Poissons les plus exquis et ils les ◀servirent▶ en exécutant des Danses de différents caractères.
Ce repas extraordinaire fut suivi d’un Spectacle encore plus singulier. Orphée en fit l’ouverture. Il conduisait l’Hymen et une troupe d’Amours : les Grâces qui les suivaient entouraient la Foi conjugale, qu’ils présentèrent à la Princesse et qui s’offrit à Elle pour la ◀servir.
Dans ce moment Sémiramis, Hélène, Médée et Cléopâtre interrompirent le récit de la Foi conjugale, en chantant les égarements de leurs passions. Celle-ci indignée qu’on osât souiller par des récits aussi coupables, l’union pure des nouveaux Époux, ordonna à ces Reines criminelles de disparaître. À sa voix les Amours dont elle était accompagnée, fondirent par une Danse vive et rapide sur elles, les poursuivirent avec leurs flambeaux allumés, et mirent le feu aux voiles de gaze dont elles étaient coiffées.
Lucrèce, Pénélope, Thomiris, Judith, Porcie et Sulpicie les remplacèrent, en présentant à la jeune Princesse les palmes de la Pudeur, qu’elles avaient méritées pendant leur vie. Leur Danse noble et modeste fut adroitement coupée par Bacchus, Silène et les Egipans, qui venaient célébrer une Noce si illustre ; et la Fête fut ainsi terminée d’une manière aussi gaie qu’ingénieuse.
C’est cette représentation Dramatique, peu régulière, mais remplie cependant de galanterie, d’imagination et de variété, qui a donné dans la suite l’idée des Carrousels, des Opéras, et des grands Ballets à machines. [Voir Fête (Beaux-Arts)]
Le premier de ces Spectacles est étranger à mon sujet, et je ne parlerai du second qu’autant qu’il se trouvera lié avec la Danse qui fait le fond du troisième.