Chapitre VI. Causes de la Décadence de l’Art
La Danse honorée par Auguste fit les plus grands progrès, pendant le règne de cet empereur. Proscrite par Tibère, elle devint un plaisir défendu, qui n’eut besoin que d’un art médiocre pour plaire. Les Patriciens donnèrent un asile dans leurs Palais, les simples Citoyens dans leurs maisons, aux Danseurs qu’ils craignaient de perdre. Devenus les Commensaux des Romains, mêlés dans les familles, montrant l’art et l’exerçant conjointement avec leurs élèves, tout fut dès lors confondu ; on n’aperçut plus de distance entre l’Artiste, qui aurait dû seul professer l’art, et le Citoyen qui n’aurait dû que l’encourager et en jouir.
Il y a une grande différence pour les effets, entre les honneurs que l’on fait bien d’accorder à l’art du Théâtre, et la familiarité qu’on fait très mal de prodiguer aux gens qui l’exercent. Plus on honore les succès, plus les applaudissements, les distinctions élèvent l’art, et plus il s’achemine vers la perfection. Son aiguillon le plus vif est l’espoir de la gloire.
La familiarité au contraire, sans trop honorer l’art, dissipe, énerve, perd l’Artiste. Que peut-on espérer d’un homme à talents que ses premiers succès ont mis à la mode, qui vit dans le sein des familles les plus considérables comme l’enfant de la maison, qui n’a plus rien à faire pour captiver les suffrages, qui possède par de-là ce qu’il pouvait prétendre ? Il est devenu le Juge de ses Juges.
Pylade n’était familier avec personne : il ne tutoyait point de Sénateur, aucun des Chevaliers Romains n’était son camarade. Il fut le premier Danseur de la Terre. Ses successeurs furent familiers avec les plus grands seigneurs de Rome : ils étaient compagnie chez les Dames de la Cour de Tibère, de Caligula, de Néron ; les Bourgeoises se boursillaient, pour faire leur partie. Ils ne furent presque tous que des Danseurs médiocres.
Cela n’empêcha pas qu’ils ne tournassent plus de têtes encore que leurs premiers Maîtres n’en avaient subjuguées. On admirait, on honorait les uns. On courut, on idolâtra les autres. À mesure que l’art baisse, le goût s’altère.
Les Romains de la Cour d’Auguste, sans rien perdre de leur dignité, avaient accordé des marques de considération à leurs pantomimes, qui avaient dû les exciter aux efforts les plus grands pour continuer de les mériter. Les Courtisans de Caligula, de Néron, etc. au contraire, en descendant de leur rang jusqu’à s’associer aux Danseurs de leur temps, s’avilirent eux-mêmes, sans donner de l’émulation aux Artistes. On ne cherche guère à plaire qu’à plus grand que soi ; et il n’y avait presque point alors de Seigneur qui fût plus considérable qu’un pantomime.
Le luxe, la débauche, le libertinage avaient confondu tous les rangs. Néron distinguait un Histrion qui l’avait flatté, et laissait dans la foule un Patricien qui l’avait bien servi. Le beau sexe d’ailleurs, pour comble de malheur, s’était emparé de l’autorité suprême dans les Spectacles publics. Ce n’était plus par conséquent que le caprice qui y donnait des lois, la fantaisie qui y appréciait les talents, la cabale qui y décidait les succès.
Les Pantomimes étaient entretenus publiquement par les Dames les plus qualifiées de Rome75. Le talent du Théâtre ne fut pas celui qu’elles recherchèrent avec plus de vivacité. Il n’était qu’en sous-ordre. Elles paraissaient toujours contentes de celui-ci, lorsqu’elles avaient à se louer des autres. On ne connaissait plus ni bienséances, ni honnêteté, ni retenue. La passion des femmes Romaines était si folle, qu’elles couraient, les jours où il n’y avait point de Spectacle, dans les loges des Acteurs ; elles tâchaient de s’y dédommager de la représentation qui manquait à leur lubricité, en baisant mille fois les habits et les masques des Pantomimes76.
Comment, au milieu de cette monstrueuse dissolution, dans cette dissipation continuelle, au sein de l’infamie et de la prostitution, l’art aurait-il pu éviter sa chute ? Il n’y a point de genre, qui pour être porté à la perfection dont il est susceptible, et pour s’y maintenir, n’exige toute l’attention, toute l’application, tous les efforts dont l’homme est capable.
Remarquons ici cependant, 1°. que les arts ne tombent presque jamais qu’après qu’ils sont montés au plus haut point de gloire ; 2°. que la Danse semblable aux autres Arts qui devinrent si florissants sous l’empire d’Auguste, ne dut ses progrès rapides qu’aux honneurs qu’elle reçut des sujets et du Souverain.
Ces deux observations doivent nous tenir en garde contre les vains sophismes de ces esprits chagrins, qui déclament sans cesse contre les prévenances, les distinctions, les faveurs dont nous honorons, avec raison, le peu que nous avons de gens à talents du premier ordre. Tant que nous saurons nous fixer dans un juste milieu, ne craignons point d’en trop faire ; et qu’on jette les yeux sur l’histoire des Arts, on verra que nous ne sommes encore à cet égard qu’au point louable où en sont restés les siècles▶ polis ; mais craignons de nous plonger dans l’excès, et dans la dépravation des ◀siècles corrompus. Quelle erreur funeste par exemple, si on en venait jamais en France, jusqu’à regarder les mœurs comme sans conséquence dans les gens à talents ? La perte de l’art serait dès lors infaillible.
Sa proscription sous Tibère lui fut encore moins fatale, que la débauche qui avait avili les Pantomimes sous Caligula et Néron. Qu’on ne s’y trompe point : la règle est invariable. Les caresses, les bienfaits, les honneurs seront toujours nuisibles à tous les Arts, s’ils ne sont en proportion de la conduite, des progrès et des mœurs des Artistes.