(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Première partie — Livre troisième — Chapitre V. Mimes, Pantomimes, Danse Italique »
/ 95
(1754) La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse « Première partie — Livre troisième — Chapitre V. Mimes, Pantomimes, Danse Italique »

Chapitre V. Mimes, Pantomimes, Danse Italique

Les actions du caractère le plus bas ou du genre le plus libre furent à Rome l’objet de la Danse théâtrale jusqu’au règne d’Auguste. C’étaient des Bouffons venus de la Toscane qui exerçaient cet art. On les plaçait entre les Actes des Tragédies ou des Comédies, pour divertir la multitude, qui ne prenait qu’un plaisir médiocre aux Représentations régulières. On donna à ces Danseurs le nom de Mimes. On les faisait venir dans les festins pour divertir les Convives. Ils mettaient de la légèreté, et beaucoup d’expression dans leur Danse ; mais c’était toujours les mêmes tableaux. Ils n’avaient qu’un fond assez stérile, qu’ils répétaient sans cesse, et qu’ils ne variaient que par quelques figures licencieuses, qui les précipitaient toujours dans la grossièreté.

C’est dans cet état misérable que Pylade et Bathylle trouvèrent la Danse à Rome lorsqu’ils y parurent. Ce dernier était esclave de Mécène, il était né, comme je l’ai déjà dit à Alexandrie, et il avait vu Pylade en Cilicie. Il l’engagea à venir à Rome, après en avoir parlé à Mécène, qui aimait les Arts. Ces deux hommes, l’un d’un génie mâle et vigoureux, l’autre d’un esprit vif et liant, formèrent le plan d’un Spectacle nouveau, qui frappa l’ami d’Auguste. Il affranchit Bathylle, il échauffa l’Empereur, et promit de protéger Pylade.

On élève un Théâtre. Rome accourt. Elle voit d’abord une Tragédie complète : toutes les passions peintes avec les coups de pinceau les plus vigoureux, l’exposition, le nœud, la catastrophe exprimés de la manière la moins embrouillée et la plus forte, tout cela sans autre secours que celui de la Danse, exécutée sur des symphonies expressives, et fort supérieures à celles qu’on avait entendues jusqu’alors.

On était encore dans le silence que cause une vive admiration, lorsqu’un second spectacle succéda au premier. C’est une action ingénieuse, qui sans la voix, sans avoir besoin du discours a tous les caractères, les traits plaisants, les peintures badines d’une bonne Comédie.

Qu’on juge du charme d’un Spectacle de cette espèce. Surtout lorsqu’on saura que les talents de Pylade et de Bathylle pour l’exécution, répondaient à la hardiesse et à la beauté du Genre qu’ils osaient porter sur la scène.

Pylade, surtout, qui l’avait imaginé, était l’homme le plus singulier qui eût encore paru sur le théâtre. Son imagination féconde lui suggérait chaque jour quelque nouveau moyen de perfectionner l’Art et d’embellir le Spectacle.

Avant lui, quelques Flûtes composaient l’Orchestre des Romains. Il le renforça de tous les Instruments connus. Il joignit des Chœurs de Danse à ses Représentations ; il eut soin que leurs pas, leurs figures fussent toujours d’accord avec l’action principale. Il les habilla avec magnificence, et ne laissa rien à désirer, pour faire naître, entretenir, et l’illusion.

Les actions qu’on représentait sur les Théâtres de Rome étaient ou tragiques, ou comiques, ou satiriques.

Ésope et Roscius avaient fait par leur déclamation les délices des Romains. La Poésie Dramatique était de leur temps en possession des grands Spectacles. La Danse théâtrale s’en empara à son tour. Pylade et Bathylle firent oublier Roscius et Ésope. Leurs compositions57 formées des trois caractères en usage, ne laissèrent rien à désirer aux Spectateurs. Il ne fut plus question, que de pas, de mouvements, d’attitudes, de figures, de positions. Il en résultait une expression si naturelle, des images si ressemblantes, un pathétique si touchant, ou une plaisanterie si agréable, qu’on croyait entendre les actions qu’on voyait. Les gestes seuls suppléaient à la douceur de la voix, à l’énergie du Discours, au charme de la Poésie58.

Ce genre tout à fait nouveau (quoique composé d’un fond connu) formé par le génie, et adopté avec passion par les Romains, fut nommé Danse Italique ; et dans les transports du plaisir qu’il causait, on donna aux Acteurs le titre de Pantomimes, qui n’était qu’une expression vive, et point exagérée de la vérité de leur action. Les Danseurs que Pylade et Bathylle formèrent, conservèrent précieusement, après eux, cette domination. Ils devaient en être jaloux : elle honorait l’Art, et pouvait être pour eux une leçon continuelle de l’objet qu’ils avaient à remplir.

Ils devaient peindre sans cesse aux yeux des Spectateurs. Leurs mouvements, leurs pieds, leurs mains, leurs bras, n’étaient que les diverses parties du tableau, aucune de ces parties ne devait rester oisive, toutes devaient concourir à former cet assemblage heureux d’où résultent l’harmonie et l’ensemble. Un Danseur apprenait de son nom seul, qu’il ne pouvait être bon à Rome, qu’autant qu’il était tout Comédien 59.

Aussi cet Art y fut-il porté à un point de perfection, qui paraîtrait incroyable, si on ne savait les efforts dont les Artistes sont capables, lorsque les récompenses les encouragent, que les distinctions les animent, et que l’espoir de la gloire les enflamme.

Un Danseur nommé Memphis, qui était Philosophe pythagoricien, exprimait par sa danse, au rapport d’Athénée60, toute l’excellence de la Philosophie de Pythagore, avec plus d’élégance, de force, et d’énergie, que n’aurait pu le faire le Professeur de Philosophie le plus éloquent.

Pylade dans toutes ses Tragédies, arrachait des larmes aux Spectateurs les moins sensibles. Les pleurs, les sanglots interrompirent plusieurs fois la Représentation de Glauque dont le Pantomime Plancus jouait le rôle principal, et Bathylle, en peignant les amours de Léda, avait toujours causé à plusieurs Dames Romaines, très respectables d’ailleurs, des distractions qui passaient les bornes de la sensibilité61.

Nous nous sommes contentés à moins jusqu’à ce jour ; et nous croyons de bonne foi connaître, aimer, posséder la Danse. Combien de fois n’ai-je pas ouï dire à des gens même de goût et d’esprit, que les Français étaient les meilleurs danseurs de l’Europe, qu’ils avaient porté l’Art de nos jours, aussi loin qu’il pouvait aller, etc. C’est ainsi que nos bons aïeux, il y a trois cents ans, satisfaits d’une abondance grossière, s’imaginaient avoir fait dans leurs festins, une chère très délicate. Ils en avaient le fond ; mais l’Art de l’employer leur fut inconnu. Sur nos théâtres nous avons de même des pieds excellents, des jambes brillantes, des bras admirables. Quel dommage, que l’Art de la Danse nous manque !