Chapitre IV. Fragment de Lucien
Un Compositeur de Ballets doit réunir plusieurs connaissances glorieuses à l’art ; mais qui le rendent très difficile. La Poésie doit orner ses compositions ; la Musique les animer ; la Géométrie les régler ; la Philosophie en être le guide. La Rhétorique lui enseigne à connaître, à réprimer, à émouvoir les passions ; la Peinture à dessiner ses attitudes ; la Sculpture à former ses figures. Il faut qu’il égale Appèle [Apelle], et qu’il ne soit point inférieur à Phidias. Il a besoin de se faire de bonne heure une excellente mémoire. Tous les temps doivent toujours être présents à son esprit ; mais il doit surtout étudier les différentes opérations de l’âme, pour pouvoir les peindre par les mouvements du corps. Il ne saurait avoir une conception trop facile. Un esprit vif, l’oreille fine, le jugement droit, l’imagination féconde, un goût sûr qui lui fasse pressentir partout, ce qui lui est convenable, sont des qualités rares dont il ne peut se passer et avec lesquelles l’Histoire ancienne, ou plutôt la Fable, lui fournira une matière suffisante pour les plus magnifiques compositions.
« Il faut donc qu’il s’instruise de tout ce qui s’est fait de considérable depuis le développement du chaos et la naissance du Monde jusqu’à nos jours55 . Notre Histoire embrasse en effet toute cette étendue de siècles ; mais il doit connaître principalement les Fables les plus célèbres, comme celles de Saturne, la bataille des Titans, la naissance de Vénus, celle de Jupiter, la supposition de sa mère, la révolte des Géants56, le vol de Prométhée, et son supplice, la formation de l’homme.
Qu’il passe de là au mouvement de l’Île de Délos, aux couches miraculeuses de Latone, à la défaite du serpent Python, au vol des Aigles, par le moyen desquels on a découvert le milieu de la terre, au déluge de Deucalion, à l’Arche où furent conservés les restes malheureux du genre humain.
Qu’il suive ensuite les nouveaux habitants qui ont repeuplé le monde. Il trouvera les voyages d’Inachus avec sa mère Cérès, la fourberie de Junon, l’embrasement de Sémélé, les deux naissances de Bacchus.
Tout ce qu’on raconte de Minerve, de Vulcain, d’Érichthon, le procès de Neptune sur la possession de l’Attique et le premier jugement de l’Aréopage, l’hospitalité de Céléus, les heureuses inventions de Triptolème, l’enlèvement de Proserpine, sont autant de Sujets qu’il peut exposer sur le théâtre, et qui doivent entrer d’une manière éloignée ou prochaine dans ses compositions.
Qu’il se rappelle la manière dont Icare planta la vigne, les malheurs d’Érigone, l’enlèvement d’Orithye, celui de Médée et ses fureurs : sa retraite en Perse ; l’histoire des filles d’Érechthée, et tout ce qu’elles ont fait et souffert en Thrace.
Après ces beaux Sujets, il en trouvera encore de nouveaux dans les Annales moins anciennes d’Athènes. Tels sont les amours d’Athamas et de Laodice, de Démophon et de Phyllis, de Thésée et d’Hélène, l’entreprise de Castor et Pollux contre la ville d’Athènes, la mort tragique d’Hippolyte, le retour des Héraclides.
Cette foule de noms illustres n’est rien encore, en comparaison du merveilleux que peuvent fournir les Histoires de Mégare, de Nysus, de Scylla, l’ingratitude de Minos pour sa malheureuse Amante, les calamités des Thébains et des Labdacides, les combats de Cadmus ; ce Dragon miraculeux, dont les dents semées dans le champ de Mars, produisirent une armée de combattants ; la métamorphose de ce héros, les murs de Thèbes qui s’élevèrent au son de la Lyre d’Amphion, les malheurs de ce Chantre célèbre, l’orgueil de sa femme, sa punition, son deuil, son silence.
Mais quels Tableaux frappants pour le Théâtre ne trouvera-t-il pas dans les aventures d’Actéon, de Penthée et d’Œdipe ; dans les Travaux d’Hercule, dans ses infortunes, dans sa mort !
Glaucon, Créon, Bellérophon, la Chimère, Sthénobée, le combat du Soleil et de Neptune, les fureurs d’Athamas, le Bélier des enfants de Néphélé, l’accueil que reçurent Ino et Mélicerte dans les Gouffres des mers appartiennent à l’Histoire de Corinthe. Celle de Mycènes peut fournir une moisson nouvelle plus abondante.
C’est là qu’on voit les noces de Pelops, le Jugement d’Inachus, le désespoir d’Io, la mort d’Argus, la cruauté d’Atrée, les pleurs de Thyeste, l’enlèvement d’Europe, la conquête de la Toison d’Or, la fin barbare d’Agamemnon, le supplice de Clytemnestre. En remontant plus haut on est frappé de l’entreprise des sept Princes contre Thèbes, de la manière dont y sont reçus les gendres fugitifs d’Adraste, de la mort cruelle d’Antigone et de Ménécée.
Ce n’est pas assez de ces connaissances. Un Compositeur de Ballets perdrait des sujets trop heureux, s’il ignorait ce qui s’est passé à Némée, les disgrâces d’Hypsipyle, le serpent qui dévora le jeune Archémore, la prison et les amours de Danaé, la naissance de Persée, son combat contre la Gorgone, son mariage avec Andromède, l’orgueil de Cassiopée, les regrets de Céphée et l’apothéose de ces quatre Personnages, qui peut former un dénouement aussi magnifique que théâtral.
Il doit s’instruire à fond du caractère des deux frères Danaüs et Égyptus, pour pouvoir représenter d’une manière frappante le mariage frauduleux de leurs Enfants, et de l’effroyable Tragédie qui en fut la suite.
En revenant sur ses pas, il se trouvera dans l’enceinte de Lacédémone, et c’est là que le fond le plus riche l’attend.
Les amours d’Hyacinthe, dont Zéphire est le rival ; le coup tragique qui lui ravit le jour, la douleur d’Apollon, cette fleur teinte de pourpre qui naît de son sang. Le retour à la vie de Tyndare, la colère de Jupiter contre Esculape, le voyage de Pâris à la Cour de Ménélas après son Jugement sur la beauté des trois Déesses, sa passion pour Hélène, l’enlèvement de cette reine, l’embrasement de la plus florissante ville de l’Asie dont il est la cause. Voilà ce que lui présente cette seule partie de la Grèce.
Car l’Histoire de Troie paraît liée à celle de Sparte, et tous les Héros qui s’y sont trouvés, peuvent fournir chacun un sujet particulier, ainsi que les événements qui suivirent cette guerre sanglante, comme la faiblesse de Didon et les erreurs du pieux Énée.
La Fable d’Oreste est aussi naturellement liée à cette grande histoire, ses dangers chez les Scythes, la rencontre inopinée qu’il y fait d’Iphigénie, le sang qu’il avait répandu, l’expiation qu’il allait en faire, ses infortunes ; ses fureurs. Tout cela appartient au Théâtre ; ainsi que la retraite d’Achille dans l’Île de Scyros, tout le reste de sa vie, les ruses d’Ulysse, sa folie supposée, son triomphe sur Ajax, ses voyages, ses amours ; Circé, Calypso, Télégone, Éole, les Vents, et tout ce qui arriva à ce Prince jusqu’à son retour auprès de la vertueuse Pénélope, sont des faits dont la Scène peut être enrichie.
Qu’un Compositeur jette ensuite les yeux sur l’Élide, sur l’Arcadie, sur la Crète, sur l’Étolie. Il y verra Œnomaüs, Myrtile, les premiers Athlètes des jeux Olympiques, la fuite de Daphné, la vie sauvage de Callisto, l’humeur farouche des Centaures, la naissance de Pan, l’union éternelle d’Alphée et Aréthuse.
Europe, Pasiphaé, les deux Taureaux, le Labyrinthe, Ariane, Phèdre, Androgée, Dédale, Icare, Glaucus, la Prophétie de Polyide, Talus ce gardien d’ai[rain] de l’Île de Minos.
Althée, Méléagre, Atalante, Dale, le combat et la défaite d’Acheloüs, l’origine des Sirènes et des Îles Échinades, la fureur d’Alcméon, la ruse fatale de Nessus, la funeste jalousie de Déjanire, l’embrasement d’Hercule sur le Mont Œta.
Qu’il se promène ensuite dans la Thrace et dans la Thessalie, qu’il contemple les miracles de la voix d’Orphée, sa mort, sa tête qui rend encore des sons, et qui semble revivre sur sa Lyre.
Hémus, Rhodope, les tourments qu’on fit souffrir à Lycurgue. Pélias, Jason, Alceste, la flotte des Argonautes, le massacre de Lemnos, Aétès, Protésilas et Laodamie, le songe de Médée, sa barbarie, ses infortunes.
Qu’il repasse de là en Asie, il sera frappé en voyant le tyran de Samos, et les folles erreurs de sa fille, etc.
Il verra en Italie les bords féconds de l’Éridan, l’ambition des fils de Clymène, ses sœurs changées en ces arbres précieux d’où l’ambre découle.
L’Afrique lui ouvrira la fameuse demeure des Hespérides ; qu’il y suive les traces d’Alcide, qu’il cueille avec lui les pommes d’or. En sortant de ce jardin, il découvrira le vieil Atlas sur qui les Dieux se reposent du poids immense du monde.
L’Espagne conserve encore les restes du Géant à cent bras, et le souvenir de l’enlèvement des bœufs d’Érythée. En Phénicie, on ne parle que du Myrte et de la mort d’Adonis.
Pour exceller en ce genre, il faut joindre à ces Notions, les différentes Métamorphoses en fleurs, en arbres, etc. Les changements de sexe qui sont arrivés, comme à Caénée, et à Tirésie ; l’Histoire moderne, ce qu’Antipater et Séleucus entreprirent pour plaire à Stratonice, les mystères des Égyptiens, les vies d’Épaphus et d’Osiris, les supplices des enfers ; enfin tout ce qu’ont imaginé Homère, Hésiode et les autres poètes. »
Lucien n’exigeait point trop des Compositeurs de Ballets de son temps ; puisque ce genre, comme on l’a vu, embrassait à Rome toutes les grandes parties de la Tragédie et de la Comédie.
Aussi les Romains jouissaient-ils d’un avantage qui devait rendre nécessairement leurs Théâtres en général fort supérieurs aux nôtres. Leurs Compositeurs étaient à la fois Poètes, Musiciens et Acteurs. De nos jours le Poète n’est guère Musicien, le Musicien n’est jamais Poète, et les Acteurs trop souvent ne sont ni l’un ni l’autre.