Chapitre X. De la Danse sacrée des Chrétiens
L’Église, en réunissant les fidèles, en leur inspirant un dégoût légitime des vains plaisirs du monde, en les attachant à l’amour seul des biens éternels, cherchait à les remplir, en même temps d’une joie pure dans la célébration des Fêtes qu’elle avait établies, pour leur rappeler les bienfaits d’un Dieu sauveur.
La Danse avait été de tous les temps un signe d’Adoration, une démonstration extérieure de la dépendance des créatures, une expression primitive de reconnaissance. Elle se présenta naturellement à l’esprit des premiers Chrétiens, comme un moyen d’animer leurs Fêtes, d’embellir leurs cérémonies, de rendre leur Culte plus imposant.
Pendant les persécutions qui troublèrent leur paix, il se forma des Congrégations d’hommes et de femmes, qui, à l’exemple des Thérapeutes 22, se retirèrent dans les déserts. Ils se rassemblaient dans les hameaux, les Dimanches et les Fêtes ; et ils y dansaient pieusement, en chantant les Prières, les Psaumes, et les Hymnes qui retraçaient la solennité du jour.
Lorsqu’après les orages, le calme qui leur succédait, laissa la liberté d’élever des Temples, on disposa ces édifices relativement à cette partie extérieure du culte. Ainsi, dans toutes les premières Églises, on pratiqua un terrain élevé, auquel on donna le nom de Chœur. Il était, comme dans les Temples de l’ancienne Loi, séparé de l’Autel, et formé en espèce de théâtre. Tels sont ceux qu’on voit encore aujourd’hui à Rome, dans les Églises de Saint-Clément et de Saint-Pancrace.
C’est là, qu’à l’exemple des Prêtres et des Lévites, le Sacerdoce de la Loi nouvelle formait des Danses sacrées à l’honneur du Dieu des Chrétiens.
Chaque Mystère, chaque fête avait ses Hymnes, son Office et ses Danses. Les Prêtres, les Laïcs, tous les Fidèles dansaient pour honorer Dieu. Si l’on en croit même Scaliger, les premiers Évêques ne furent appelés Præsules 23 dans la langue Latine, que parce qu’ils commençaient et menaient la Danse dans les Fêtes solennelles.
Les Chrétiens d’ailleurs les plus zélés s’assemblaient la nuit devant la porte des Églises, la veille des grands Jours ; et là, pleins d’une sainte joie, ils formaient des Danses, en chantant des Cantiques, qui rappelaient le Mystère qu’on devait solenniser le lendemain.
Ces faits historiques une fois connus, on ne doit plus être étonné des éloges que les Saints Pères font de la Danse, dans mille endroits de leurs écrits. Saint Grégoire de Naziance prétend que celle que le Roi David exécuta devant l’Arche, était un Mystère, qui nous enseigne quelle est la joie et l’agilité avec lesquelles on doit aller à Dieu ; et lorsque ce Père reproche à l’Empereur Julien l’abus qu’il faisait de cet exercice, il lui dit avec la véhémence d’un Orateur et le zèle d’un Chrétien24 : Si vous vous livrez à la danse ; si votre penchant vous entraîne dans ces Fêtes que vous paraissez aimer avec fureur ; dansez : j’y consens ; mais pourquoi renouveler les Danses licencieuses de la barbare Hérodias, qui firent verser le sang d’un Saint ? Que n’imitez-vous plutôt ces danses respectables que le Roi David exécuta avec tant de zèle devant l’Arche d’Alliance? Ces exercices de piété et de paix sont dignes d’un Empereur, et sont la gloire d’un Chrétien.
C’est dans cet esprit, que les Interprètes sacrés nous disent que les Apôtres, les Martyrs, les Docteurs, et tous les Chrétiens qui ont défendu la Foi contre les ennemis de l’Église, sont, dans la célébrité de ses solennités, ces troupes de Soldats vainqueurs, qui, dans le Cantique des Cantiques, dansent après le combat25.
Le Pomeranche et le Guide, n’ont peint les anges dansants que d’après Saint Basile, qui nous les représente toujours occupés à cet exercice dans le ciel, en nous exhortant de les imiter sur la terre26.
Telle était en effet la pieuse simplicité des premiers Chrétiens, qu’ils ne voyaient dans la Danse qu’une imitation sainte des transports d’allégresse des Bienheureux. Les Hymnes, la Tradition, les Cantiques ne leur présentaient cet exercice que comme une expression touchante de la félicité pure à laquelle ils aspiraient.
Tantôt c’étaient les tendres victimes de la cruauté d’Hérode, ces premiers Martyrs de la loi nouvelle, qui, couronnés de fleurs, et la palme à la main, formaient des Danses légères autour de l’autel qu’ils avaient arrosé de leur sang27.
Quelquefois on leur retraçait des chœurs de jeunes Vierges qui se rassemblaient autour de l’Époux. Leurs Danses vives et modestes lui peignaient leurs chastes désirs, et leurs tendres regards lui demandaient le prix de leur amour28.
On ne représentait à leur Foi, toute cette foule de Saints qui les avaient précédés, dans la carrière où ils couraient, que comme des chœurs différents29 dont la Danse triomphante célébrait dans le Ciel, la miséricorde, les bienfaits, et la gloire de Dieu.
Cependant la Danse sacrée de l’Église, susceptible, comme les meilleures institutions, des abus qui naîtront toujours de la faiblesse et de la bizarrerie des hommes, dégénéra après les premiers temps de ferveur, en des pratiques dangereuses qui alarmèrent la piété des Papes et des Évêques. Cette institution éprouva le sort des festins de charité30. Comme la dissolution et la débauche se glissèrent dans cette Fête établie, pour réunir par des liens de paix et les Païens et les Juifs qui avaient embrassé le Christianisme ; la dissipation et la licence corrompirent de même les Danses des Chrétiens, qui n’avaient été instituées que pour les maintenir dans un esprit de recueillement, de joie pure, et de piété. L’Église alors s’arma de ses foudres, pour les réprimer ; et successivement elles furent tout à fait abolies par différents Conciles, par un grand nombre d’assemblées Synodales, et par les Ordonnances de nos Rois.
Dans quelques pays Catholiques cependant, la Danse fait encore partie des cérémonies de l’Église. En Portugal, en Espagne, dans le Roussillon, on exécute des Danses solennelles en représentation de nos Mystères, et à l’honneur de quelques Saints.
Le Cardinal Ximénès rétablit dans la Cathédrale de Tolède, l’ancien usage des Messes des Mussarabes [Mozarabes], pendant lesquelles on danse dans le chœur et dans la nef. En France même, au milieu du dernier siècle, on voyait encore les Prêtres et le Peuple de Limoges danser en rond dans le chœur de Saint-Léonard. À la fin de chaque Psaume, ils substituaient au Gloria Patri ce verset qu’ils chantaient avec les plus vifs transports de zèle et de joie : San Marceau pregas per nous, et nous espingaren per bous.
Le Père Ménestrier31 Jésuite, dit avoir vu de son temps, dans quelques Églises, les Chanoines et les Enfants de chœur, qui, le jour de Pâques, se prenaient tout bonnement par la main et dansaient en chantant des Hymnes de réjouissance.
Cette joie simple et naïve, supposait des mœurs douces et sans fard, que nous avons troquées contre un peu d’esprit, et beaucoup de corruption.