Sur l’interprétation du chanteur
Chanter — avec Jean-Jacques Rousseau
Chanter, c’est faire différentes inflexions de voix agréables à l’oreille, et toujours correspondantes aux intervalles admis dans la Musique, et aux notes qui les expriment.
La première chose qu’on fait en apprenant à chanter, est de parcourir une gamme en montant par les degrés diatoniques jusqu’à l’octave, et ensuite en descendant par les mêmes notes. Après cela on monte et l’on descend par de plus grands intervalles, comme par tierces, par quartes, par quintes ; et l’on passe de cette manière par toutes les notes, et par tous les différents intervalles. Voyez Echelle [Article de Rousseau et d’Alembert], Gamme [Article de Rousseau et d’Alembert], Octave [Article de Rousseau].
Quelques-uns prétendent qu’on apprendrait plus facilement à chanter, si au lieu de parcourir d’abord les degrés diatoniques, on commençait par les consonances, dont les rapports plus simples sont plus aisés à entonner. C’est ainsi, disent-ils, que les intonations les plus aisées de la trompette et du cor sont d’abord les octaves, les quintes, et les autres consonances, et qu’elles deviennent plus difficiles pour les tons et semi-tons. L’expérience ne paraît pas s’accorder à ce raisonnement ; car il est constant qu’un commençant entonne plus aisément l’intervalle d’un ton que celui d’une octave, quoique le rapport en soit bien plus composé : c’est que, si d’un côté le rapport est plus simple, de l’autre la modification de l’organe est moins grande. Chacun voit que si l’ouverture de la glotte, la longueur ou la tension des cordes gutturales est comme 8, il s’y fait un moindre changement pour les rendre comme 9, que pour les rendre comme 16.
Mais on ne saurait disconvenir qu’il n’y ait dans les degrés de l’octave, en commençant par ut, une difficulté d’intonation dans les trois tons de suite, qui se trouvent du fa au si, laquelle donne la torture aux élèves, et retarde la formation de leur oreille. Voyez Octave [Article de Rousseau] et Solfier [Article de Rousseau]. Il serait aisé de prévenir cet inconvénient en commençant par une autre note, comme serait sol ou la, ou bien en faisant le fa dièse, ou le si bémol. (S)
On a fait un art du chant ; c’est-à-dire que des observations sur des voix sonores qui chantaient le plus agréablement, on a composé des règles pour faciliter et perfectionner l’usage de ce don naturel, Voyez Maître à chanter [Article non rédigé] ; mais il paraît par ce qui précède, qu’il y a encore bien des découvertes à faire sur la manière la plus facile et la plus sûre d’acquérir cet art.
Sans son secours, tous les hommes chantent, bien ou mal, et il n’y en a point qui en donnant une suite d’inflexions différentes de la voix, ne chante ; parce que quelque mauvais que soit l’organe, ou quelque peu agréable que soit le chant qu’il forme, l’action qui en résulte alors est toujours un chant.
On chante sans articuler des mots, sans dessein formé, sans idée fixe, dans une distraction, pour dissiper l’ennui, pour adoucir les fatigues ; c’est de toutes les actions de l’homme celle qui lui est la plus familière, et à laquelle une volonté déterminée a le moins de part.
Un muet donne des sons, et forme par conséquent des chants : ce qui prouve que le chant est une expression distincte de la parole. Les sons que peut former un muet peuvent exprimer les sensations de douleur ou de plaisir. De là il est évident que le chant a son expression propre, indépendante de celle de l’articulation des paroles. Voyez Expression.
La voix d’ailleurs est un instrument musical dont tous les hommes peuvent se servir sans le secours de maîtres, de principes ou de règles. Une voix sans agrément et mal conduite distrait autant de son propre ennui la personne qui chante, qu’une voix sonore et brillante, formée par l’art et le goût. Voyez Voix [Article de Rousseau]. Mais il y a des personnes qui par leur état sont obligées à exceller dans la manière de se servir de cet organe. Sur ce point, comme dans tous les autres arts agréables, la médiocrité, dont les oreilles peu délicates se contentent, est insupportable à celles que l’expérience et le goût ont formées. Tous les chanteurs et chanteuses qui composent l’académie royale de Musique sont dans cette position.
L’opéra est le lieu d’où la médiocrité, dans la manière de chanter, devrait être bannie ; parce que c’est le lieu où on ne devrait trouver que des modèles dans les différents genres de l’art. Tel est le but de son établissement, et le motif de son érection en académie royale de Musique.
Tous les sujets qui composent cette académie devraient donc exceller dans le chant, et nous ne devrions trouver entre eux d’autres différences que celles que la nature a pu répandre sur leurs divers organes. Que l’art est cependant loin encore de cette perfection! Il n’y a à l’opéra que très peu de sujets qui chantent d’une manière parfaite ; tous les autres, par le défaut d’adresse, laissent dans leur manière de chanter une infinité de choses à désirer et à reprendre. Presque jamais les sons ne sont donnés ni avec la justesse, ni avec l’aisance, ni avec les agréments dont ils sont susceptibles. On voit partout l’effort ; et toutes les fois que l’effort se montre, l’agrément disparaît. Voyez Chant, Chanteur, Maître à chanter [Article non rédigé], Voix [Article de Rousseau].
Le poème entier d’un opéra doit être chanté ; il faut donc que les vers, le fond, la coupe d’un ouvrage de ce genre, soient lyriques. Voyez Coupe, Lyrique [Article non signé], Opéra [Article de Jaucourt]. (B)
Débit
Débit, s. m. (Musique.) manière rapide de rendre un rôle de chant. Le débit ne doit jamais prendre sur l’articulation ; il est une grande partie du chant français : sans le débit, la scène la mieux faite languit et paraît insipide.
La lenteur est un des grands défauts du chant français de scène, qu’on nomme aussi déclamation. Il faut cinq minutes pour débiter en expression trente vers, voyez Récitatif [Article de Rousseau]. On parle ici pour les chanteurs qui possèdent le mieux le débit. Voilà le principe de l’ennui que cause une trop grande quantité de récitatif. Quelque bien modulé qu’on le suppose, s’il a quelquefois en sa faveur l’expression, il a aussi contre lui une sorte de monotonie dont il ne saurait se défaire, parce que les traits de chant qui le composent sont peu variés. Le plaisir et l’ennui ont toujours des causes physiques : dans les arts agréables, le moyen sûr de procurer l’un et d’éviter l’autre, est de rechercher ces causes avec soin, et de se régler en conséquence lorsqu’on les a trouvées.
Le débit diminue la langueur du chant, et jette du feu dans l’expression ; mais il faut prendre soin d’y mettre beaucoup de variété. Le débit sans nuances est pire que la lenteur qu’on aurait l’art de nuancer. Mademoiselle Le Maure n’avait point de débit, la lenteur de son chant était excessive ; mais l’éclat, le timbre, la beauté de son organe, la netteté de son articulation, la vérité, le pathétique, les grâces de son expression, dédommageaient de cette lenteur. Récitatif [Article de Rousseau]. (B)
Débiter
Débiter, verbe act. (Musique.) terme d’opéra ; rendre avec vivacité, nuances et précision un rôle de déclamation.
Le débit est le contraire de la lenteur ; ainsi débiter est chanter un rôle avec rapidité, en observant les temps, en répandant sur le chant l’expression, les nuances nécessaires ; en faisant sentir les choses de sentiment, de force, de tendresse, de vivacité, de noblesse, et tout cela sans manquer à la justesse et à l’articulation, et en donnant les plus beaux sons possibles de sa voix. Voyez Débit, Temps [Article de Rousseau], Déclamation.
La scène d’opéra languit, si elle n’est pas débitée ; l’acteur qui ne sait point débiter, quelque bien qu’il chante, en affaiblit l’intérêt et y répand l’ennui.
Il faut bien cependant se garder de croire que rendre un rôle avec rapidité, sans le nuancer, sans y mettre des temps, etc. soit la même chose que le débiter. Une actrice qui n’est plus, et dont on peut maintenant parler sans scrupule, parce que la vérité, qui ne saurait plus nuire à sa personne, peut servir au progrès de l’art, chantait très rapidement ses rôles, faisait faire à ses bras de très grands mouvements, et malgré tout cela ne débitait point, parce qu’elle ne nuançait point son chant, et qu’elle manquait de justesse.
Elle a fait pendant longtemps sur ce point illusion au gros du public ; on la louait sur cette partie qu’elle n’avait point, parce qu’elle chantait avec beaucoup de rapidité, mais sans aucun agrément et sans nulle sorte de variété. Si Thévenard débitait, comme on ne saurait le disputer ; que ceux qui ont vu l’acteur et l’actrice, et qui doivent être maintenant de sang-froid sur ces points, jugent s’il est possible qu’elle débitât.
Mais comme l’actrice dont on parle était supposée débiter, en conséquence de cette prévention on la donnait pour modèle. Tel est le pouvoir de l’habitude, que sa figure mal dessinée, colossale et sans grâces, passait pour théâtrale : on prenait pour de la noblesse, une morgue insupportable ; pour gestes d’expression, des mouvements convulsifs qui n’étaient jamais d’accord avec les choses qu’elle devait exprimer ; et pour une voix propre à la déclamation, des sons durs, presque toujours forcés, et souvent faux. De toutes ces erreurs, que d’inconvénients n’ont pas dû naître!
On s’accoutume par degrés aux disgrâces des acteurs que l’on voit tous les jours ; on les juge souvent corrigés des mêmes défauts qui avaient d’abord choqué, qu’ils ont encore, et dont ils ne se déferont jamais, parce que les spectateurs ont eu la bonté de s’y faire. Les étrangers cependant arrivent de sang-froid, nous leur parlons de notre opéra, et ils y courent ; mais ils ouvrent en vain les yeux et les oreilles, ils n’y volent et n’y entendent rien de ce que nous croyons y voir et y entendre : ils se parlent, nous examinent, nous jugent, et prennent pour défaut d’esprit et pour prévention, quelquefois même pour orgueil, ce qui n’est réellement l’effet que de l’habitude, de l’indifférence pour le progrès de l’art, ou peut-être d’un fond de bonté naturelle pour les personnes qui se dévouent à nos plaisirs.
Débiter est donc à l’opéra une partie essentielle à l’acteur ; et débiter est rendre un rôle de chant avec rapidité, justesse, expression, grâce et variété. Prodiguons des éloges et des applaudissements aux acteurs qui par leur travail auront acquis cette partie très rare. Par cette conduite nous verrons infailliblement l’art s’accroître, et nos plaisirs devenir plus piquants. Voyez Chanteur, Débit, Déclamation, Récitatif [Article de Rousseau]. (B)
Déclamation
Déclamation, (Musiq.) c’est le nom qu’on donne au chant de scène que les Musiciens ont appelé improprement récitatif. Voyez Récitatif [Article de Rousseau]. Cette espèce de déclamation n’est et ne doit être autre chose que l’expression en chant du sentiment qu’expriment les paroles. Voyez Expression.
Les vieillards attachés aux beaux vers de Quinault, qu’ils ont appris dans leur jeunesse avec le chant de Lully, reprochent aux opéras modernes qu’il y a trop peu de vers de déclamation. Les jeunes gens qui ont savouré le brillant, la variété, le feu de la nouvelle Musique, sont ennuyés de la trop grande quantité de déclamation des opéras anciens. Les gens de goût qui savent évaluer les choses, qu’aucun préjugé n’entraîne, et qui désirent le progrès de l’art, veulent que l’on conserve avec soin la belle déclamation dans nos opéras, et qu’elle y soit unie à des divertissements ingénieux, à des tableaux de musique, à des chants légers, etc. et enfin ils pensent que la déclamation doit être la base et comme les gros murs de l’édifice, et que toutes les autres parties doivent concourir pour en former les embellissements.
Le succès des scènes de déclamation dépend presque toujours du poète : on ne connaît point de scène bien faite dans ce genre qui ait été manquée par un musicien, quelque médiocre qu’il ait été d’ailleurs. Le chant de celles de Médée et Jason a été fait par l’abbé Pellegrin, qui n’était rien moins que musicien sublime.
L’effort du génie a été d’abord de trouver le chant propre à la langue et au genre : il en est de cette invention comme de presque toutes les autres ; les premiers rayons de lumière que l’inventeur a répandus ont suffi pour éclairer ceux qui sont venus après lui : Lully a fait la découverte ; ce qui sera prouvé à l’article Récitatif [Article de Rousseau]. (B)
Effort
Effort, (Voix.) défaut qui est dans le Chant, le contraire de l’aisance. On le fait par une contraction violente de la glotte : l’air poussé hors des poumons s’élance dans le même temps, et le son alors semble changer de nature ; il perd la douceur dont il était susceptible, acquiert une dureté fatigante pour l’auditeur, défigure les traits du chanteur, le rend vacillant sur le ton, et souvent l’en écarte.
C’est de tous les défauts qu’on peut contracter dans le chant le plus dangereux, et celui dont on revient le moins dès qu’on l’a une fois contracté. Il ne faut pas même dissimuler que c’est celui vers lequel on a plus de motifs de pencher dans notre chant dramatique ; tels sont les cris au théâtre de la Comédie Française.
Le volume, les grandes voix sont à-peu-près tout ce qu’applaudit la multitude ; elle est surprise par un grand son, comme elle est ébranlée par un cri. Les acteurs médiocres crient pour lui plaire, les chanteurs communs forcent leurs voix pour le surprendre.
On reviendra tôt ou tard, en France, de l’erreur des grandes voix ; mais il faut attendre que le chant du théâtre ait pris les accroissements dont il est susceptible. Dès qu’il cessera d’être lourd, il faudra bien qu’on croie qu’il n’y a de vraies voix que celles qui sont légères. Voyez Récitatif [Article de Rousseau], Légèreté [Article non rédigé]. (B)
Egalité
Egalité, (Voix.) c’est une des qualités les plus essentielles la voix. Il n’en est point qu’on puisse appeler belle, si tous les sons qu’elle peut rendre dans l’étendue qui lui est propre, ne sont entre eux dans une parfaite égalité. C’est ainsi que la nature a donné à l’homme l’organe qu’elle a destiné au chant et aux oreilles françaises que la satiété n’a point encore gâtées, la faculté de le sentir et de l’apprécier. L’art, qui ne doit que l’embellir, et qui quelquefois l’exagère, n’a pas encore porté en France la manie de forcer la voix humaine par delà les sons qui constituent sa beauté. Voyez Etendue.
L’égalité est un don rare de la nature ; mais l’art peut y suppléer, lorsqu’il s’exerce de bonne heure sur un organe que l’âge n’a pas raidi. Voyez Maître à chanter [Article non rédigé], Etendue, Voix [Article de Rousseau]. (B)
Etendue
Etendue, (Voix.) La nature a donné à la voix humaine une étendue fixe de tons ; mais elle en a varié le son à l’infini, comme les physionomies.
De la même manière qu’elle s’est assujettie à certaines proportions constantes dans la formation de nos traits, elle s’est aussi attachée à nous donner un certain nombre de tons qui nous servissent à exprimer nos différentes sensations ; car le chant est le premier langage de l’homme. Voyez Chant.
Mais ce chant formé de sons qui tiennent de la nature l’expression du sentiment qui leur est propre, a plus ou moins de force, plus ou moins de douceur, etc. le volume de la voix qui le forme, est ou large ou étroit, lourd ou léger : l’impression qu’il fait sur notre oreille, a des degrés d’agrément ; il étonne ou flatte, il touche ou il égaie. Voyez Son [Article de Rousseau]. Or dans toutes ces différences il y a dans la voix bien organisée qui les produit, un nombre fixe de tons qui forment son étendue, comme dans tous les visages il y a un nombre constant de traits qui forme leur ensemble. Lorsque le chant est devenu un art, l’expérience a décomposé les voix différentes de l’homme, pour en établir la qualité et en apprécier la valeur. Nos Musiciens en France n’ont consulté que la nature, et voici la division qui leur sert de règle.
Dans les voix des femmes, le premier et le second dessus : ce dernier est aussi appelé bas-dessus. On donne le même nom et on divise de la même manière les voix des enfants avant la mue. Voyez Mue [Article non rédigé].
Les voix d’homme sont tailles ou hautes-contre, ou basses-tailles ou basses-contre. Nous regardons comme inutiles les concordants et les faussets.
Nous n’admettons donc en France dans la composition de notre musique vocale, que six sortes de voix, deux dans les femmes, et quatre dans les hommes. La connaissance de leur étendue est nécessaire aux compositeurs : on va l’expliquer par ordre.
Premier dessus chantant : clé de sol sur la seconde ligne, parcourt depuis l’ut au-dessous de la clé, jusqu’au la octave au-dessus de celui de la clé ; ce qui fait diatoniquement dix tons et demi.
Second dessus , ou bas-dessus chantant : clé d’ut sur la première ligne, donne le sol en bas au-dessous de la clé, et monte jusqu’au sa octave de celui de la clé ; ce qui fait diatoniquement onze tons.
Cette espèce de voix est très rare ; on en donne mal à propos le nom à des organes plus volumineux et moins étendus que les premiers dessus ordinaires, parce qu’on ne sait quel nom leur donner.
Je dois au surplus avertir que je parle ici, 1° des voix en général : il y en a de plus étendues ; mais c’est le très petit nombre, et les observations dans les arts ne doivent s’arrêter que sur les points généraux : les règles ont des vues universelles, les cas particuliers ne forment que des exceptions sans conséquence. 2° Qu’en fixant diatoniquement l’étendue ordinaire des voix, on les suppose au ton de l’opéra, par exemple. Il n’y en a point qui, en prenant le ton qui lui est le plus favorable, ne parcoure sans peine à peu près deux octaves. Mais elles se trouvent resserrées ou dans le haut ou dans le bas, lorsqu’elles sont obligées de s’assujettir au ton général établi ; et c’est de ce ton général qu’il est nécessaire de partir pour se former des idées exactes des objets qu’on veut faire connaître.
La haute-contre : clé d’ut sur la troisième ligne. Son étendue doit être depuis l’ut au-dessous de la clé, jusqu’à l’ut au-dessus ; ce qui fait deux octaves pleines, ou douze tons. Voyez Haute-Contre [Article de Barthez].
Taille : clé d’ut sur la quatrième ligne. Elle doit donner l’ut au-dessous de la clé, et le la au-dessus ; ce qui fait diatoniquement dix tons et demi.
Cette espèce de voix est la plus ordinaire à l’homme ; on s’en sert peu cependant pour nos théâtres et pour notre musique latine. On croit en avoir aperçu la cause, 1° dans son étendue, moindre que celle de la haute-contre et de la basse-taille : 2° dans l’espèce de ressemblance qu’elle a avec elles. La taille ne forme point le contraste que les sons de la basse-taille et de la haute-contre ont naturellement entre eux ; ce qui donne au chant une variété nécessaire.
Basse-taille : clé de fa sur la quatrième ligne, donne le sol au-dessous de la clé, et le fa au-dessus : diatoniquement onze tons et demi. Voyez Basse-taille.
Basse-contre : même clé et même portée en bas que la basse-taille, mais ne donne que le mi en-haut. Le volume plus large, s’il est permis de se servir de cette expression, en fait une seconde différence. On fait usage de ces voix dans les chœurs ; elles remplissent et soutiennent l’harmonie : on en a trop peu à l’opéra, l’effet y gagnerait. Voyez Instruments [Article de Diderot].
On a déjà dit que le concordant et le fausset étaient regardés comme des voix bâtardes et inutiles. Le premier est une sorte de taille qui chante sur la même clé, et qui ne va que depuis l’ut au-dessous de la clé, jusqu’au fa au-dessus : huit tons et demi diatoniquement.
On voit par le seul exposé, combien on a abusé de nos jours de l’ignorance de la multitude à l’égard d’une voix très précieuse que nous avons perdue. On veut parler ici de celle du sieur Lepage, qu’on disait tout-haut n’être qu’un concordant, et qui était en effet la plus légère, la mieux timbrée et la moins lourde basse-taille que la nature eût encore offerte en France à l’art de nos Musiciens. Ce chanteur parcourait d’une voix égale et aisée, plus de tons que n’en avaient encore parcouru nos voix de ce genre les plus vantées. Il avait de plus une grande facilité pour les traits de chant, qui seuls peuvent l’embellir et le rendre agréable. On lui refusait l’expression, l’action théâtrale, les grâces de la déclamation : peut-être en effet n’était-il que médiocre dans ces parties ; mais quelle voix ! et il faut premièrement chanter, et avoir de quoi chanter à l’opéra.
Le fausset est une voix de dessus factice ; elle parcourt avec un son aigre les mêmes intervalles que les voix de dessus. Il y a des chanteurs qui se le donnent, en conservant la voix qu’ils avaient avant la mue. Voyez Mue [Article non rédigé]. D’autres l’ajoutent à leur voix naturelle, et c’est une misérable imitation de ce que l’art a la cruauté de pratiquer en Italie.
C’est là qu’un ancien usage a prévalu sur l’humanité ; une opération barbare y produit des voix de dessus, qu’on croit fort supérieures aux voix que la nature a voulu faire ; et de ce premier écart on a passé bientôt à un abus dont les inconvénients surpassent de beaucoup les avantages qu’on en retire.
On a vu plus haut quelle est l’étendue déterminée par la nature des voix de dessus. Les musiciens d’Italie ont trouvé cette étendue trop resserrée ; ils ont travaillé dès l’enfance les voix des castrati, et à force d’art ils ont cru en écarter les bornes, parce qu’ils ont enté deux voix factices et tout à fait étrangères, sur la voix donnée. Mais ces trois voix de qualités inégales, laissent toujours sentir une dissemblance qui montre l’art à découvert, et qui par conséquent dépare toujours la nature.
L’étendue factice des voix procurée par l’art, ne pouvait pas manquer d’exciter l’ambition des femmes, qui se destinant au chant, n’avaient cependant qu’une voix naturelle. Dès qu’un dessus artificiel fournissait (n’importe comment) plusieurs tons dans le haut et dans le bas, qui excédaient l’étendue d’un dessus naturel, il s’ensuivait que celui-ci paraissait lui être inférieur, et devenait en effet moins utile. Les compositeurs resserrés dans les bornes de dix tons et demi, prescrites par la nature, se trouvaient bien plus à leur aise avec des voix factices, qui leur donnaient la liberté de se jouer d’une plus grande quantité d’intervalles, et qui rendaient par conséquent leurs compositions beaucoup plus extraordinaires et infiniment moins difficiles. Les voix de femme, si bien faites pour porter l’émotion jusqu’au fond de nos cœurs, n’étaient plus dans leur état naturel qu’un obstacle aux écarts des musiciens ; et ils les auraient abandonnées à perpétuité pour se servir des castrati (qu’on a d’ailleurs employés de tous les temps en femmes sur les théâtres d’Italie), si elles n’avaient eu l’adresse et le courage de gâter leurs voix pour s’accommoder aux circonstances.
Ainsi à force d’art, de travail et de constance, elles ont calqué sur leurs voix plusieurs tons hauts et bas au-dessus et au-dessous du diapason naturel. L’art est tel dans les grands talents, qu’il enchante les italiens habitues à ces sortes d’écarts, et qu’il surprend et flatte même les bonnes oreilles françaises. Avec cet artifice les femmes se sont soutenues au théâtre, dont elles auraient été bannies, et elles y disputent de talent et de succès avec ces espèces bizarres que l’inhumanité leur a donné pour rivales. Voyez Chanteur, Chantre.
A la suite de ces détails, qu’il soit permis de faire deux réflexions. La première est suggérée par les principes de l’art. Il n’est et ne doit être qu’une agréable imitation de la nature ; ainsi le chant réduit en règles, soumis à des lois, ne peut être qu’un embellissement du son de la voix humaine ; et ce son de la voix n’est et ne doit être que l’expression du sentiment, de la passion, du mouvement de l’âme, que l’art a intention d’imiter : or il n’est point de situation de l’âme que l’organe, tel que la nature l’a donné, ne puisse rendre.
Puisque le son de la voix (ainsi qu’on l’a dit plus haut, et qu’on le prouve à l’article Chant) est le premier langage de l’homme, les différents tons qui composent l’étendue naturelle de sa voix, sont donc relatifs aux différentes expressions qu’il peut avoir à rendre, et suffisants pour les rendre toutes. Les tons divers que l’art ajoute à ces premiers tons donnés, sont donc, 1° superflus ; 2° il faut encore qu’ils soient tout à fait sans expression, puisqu’ils sont inconnus, étrangers, inutiles à la nature. Ils ne sont donc qu’un abus de l’art, et tels que le seraient dans la Peinture, des couleurs factices, que les diverses modifications de la lumière naturelle ne sauraient jamais produire.
La seconde réflexion est un cri de douleur et de pitié sur les égarements et les préjugés qui subjuguent quelquefois des nations entières, et qui blessent leur sensibilité au point de leur laisser voir de sang-froid les usages les plus barbares. L’humanité, la raison, la religion, sont également outragées par les voix factices, qu’on fait payer si cher aux malheureux à qui on les donne. C’est sur les noirs autels de l’avarice que des pères cruels immolent eux-mêmes leurs fils, leur postérité, et peut-être des citoyens qu’on aurait vu quelque jour la gloire et l’appui de leur patrie.
Qu’on ne croie pas, au reste, qu’une aussi odieuse cruauté produise infailliblement le fruit qu’on en espère ; de deux mille victimes sacrifiées au luxe et aux bizarreries de l’art, à peine trouve-t-on trois sujets qui réunissent le talent et l’organe : tous les autres, créatures oisives et languissantes, ne sont plus que le rebut des deux sexes ; des membres paralytiques de la société ; un fardeau inutile et flétrissant de la terre qui les a produits, qui les nourrit, et qui les porte. Voyez Egalité, Son [Article de Rousseau], Voix [Article de Rousseau], Maître à chanter [Article non rédigé]. (B)
Geste (Chant du théâtre)
Geste, (Chant du théâtre.) l’opéra français a pour objet de séduire l’esprit, de charmer les sens, de transporter l’âme dans des régions enchantées. Voyez Opéra [Article de Jaucourt] : si les ressorts de cette aimable séduction sont rudes, gauches, grossiers, l’esprit ne peut être entrainé, le goût l’arrête ; le froid et la distraction succèdent rapidement aux premiers moments d’attention et de chaleur.
J’entends des sons mélodieux ; je vois un lieu orné de tout ce qui peut flatter les regards d’un spectateur avide ; le jour qui l’éclaire est celui que j’imagine dans les jardins délicieux de l’Olympe. Mes yeux tombent sur le personnage dont l’apparition, par sa majesté et par ses grâces, doit remplir la première idée qui m’a séduit ; je ne vois qu’une figure rude qui marche d’un pas apprêté, qui remue au hasard deux grands bras qu’un mouvement monotone de pendule agite ; mon attention cesse ; le froid me gagne ; le charme a disparu, et je ne vois plus qu’une charge ridicule d’un dieu ou d’une déesse, à la place de la figure imposante qu’un si beau prélude m’avait promis.
Le contresens du geste passe rapidement au théâtre de la comédie ; l’attention y court de pensée en pensée, et l’acteur n’a pas le temps de s’appesantir sur la faute qui lui échappe quelquefois.
Il n’en est pas ainsi au théâtre du chant ; les détails y sont ralentis et répétés par la musique ; et c’est là que le contresens, quand il y est une fois amené, a tout le temps d’assommer le spectateur.
On a déjà dit, en parlant de la danse, que les traits du visage formaient les gestes les plus expressifs : ils sont en effet dans l’acteur, lorsqu’ils sont vrais, l’ouvrage sublime de l’art, parce qu’ils paraissent l’image vivante de la nature : mais l’art seul et sans elle, ne peut rien sur cette partie de la figure humaine ; il n’a que l’avantage d’un masque dont l’œil découvre bientôt l’imposture. [Voir Geste (Danse)]
Il faut, pour peindre sur cette toile animée et changeante, un sentiment juste, le tact fin et prompt, le talent enfin qui seul peut peindre, parce qu’il peut seul exprimer. Ce grand ressort dans l’acteur, qui le possède, pose, détermine, arrange toutes les parties sans que l’art s’en mêle ; les bras, les pieds, le corps, se trouvent d’eux-mêmes dans les places, dans les mouvements où ils doivent être. Tout suit l’ordre avec l’aisance de l’instinct. Voyez Grâce [Article de Watelet], Chant.
Mais souvent le talent est égaré par l’esprit ; alors il fait toujours plus mal, pour vouloir mieux faire. Ainsi à ce théâtre il arrive quelquefois que les acteurs les plus estimables abandonnent l’objet qui les amène, pour jouer sur les mots, et pour peindre en contre-sens ce qu’ils chantent. On en a vu faire murmurer les ruisseaux dans l’orchestre et dans le parterre ; les y suivre des yeux et de la main ; aller chercher les zéphyrs et les échos dans les balcons et dans les loges où ils ne pouvaient être ; et laisser tranquillement pendant toute la lente durée de ces beaux chants, les berceaux et l’onde pure qu’offraient les côtés et le fonds du théâtre, sans leur donner le moindre signe de vie. (B)
Geste (Déclamation)
Geste, (Déclamation.) Le geste au théâtre doit toujours précéder la parole : on sent bien plutôt que la parole ne peut le dire ; et le geste est beaucoup plus preste qu’elle ; il faut des moments à la parole pour se former et pour frapper l’oreille ; le geste que la sensibilité rend agile, part toujours au moment même où l’âme éprouve le sentiment.
L’acteur qui ne sent point et qui voit des gestes dans les autres, croit les égaler au moins par des mouvements de bras, par des marches en avant et par de froids reculements en arrière ; par ces tours oisifs enfin toujours gauches au théâtre, qui refroidissent l’action et rendent l’acteur insupportable. Jamais dans ces automates fatiguant l’âme ne fait agir les mouvements ; elle reste ensevelie dans un assoupissement profond : la routine et la mémoire sont les chevilles ouvrières de la machine qui agit et qui parle.
Baron avait le geste du rôle qu’il jouait : voilà la seule bonne manière de les adapter sur le théâtre aux différents mouvements du caractère et de la passion. Voyez Déclamation.
Nous voyons au théâtre français des gestes et des mouvements qui nous entraînent ; s’ils nous laissaient le temps de réfléchir, nous les trouverions désordonnés, sans grâce, peut-être même désagréables : mais leur feu rapide échauffe, émeut, ravit le spectateur ; ils sont l’ouvrage du désordre de l’âme ; elle se peint dans cette espèce de dégingandage, plus beau, plus frappant que ne pourrait l’être toute l’adresse de l’art : osons le dire, c’est le sublime de l’agitation de l’actrice ; c’est la passion elle-même qui parle, qui me trouble, et qui fait passer dans mon âme tous les sentiments que son beau désordre me peint. (B)
Gras
Gras, s. m. parler, chanter gras, défaut qui vient plus souvent de l’éducation que de l’organe. Voyez la grammaire de Restaut, sur la lettre R.
Il est rare que les enfants ne parlent pas gras, il est rare aussi qu’avec des soins on ne vienne pas à-bout de les guérir d’un défaut de prononciation aussi désagréable. Voyez Grasseyer, Grasseyement. (B)
Grasseyement
Grasseyement, s. m. (Voix.) Défaut de l’organe qui gâte la prononciation ordinaire, celle que nous désirons dans la déclamation et dans le chant, surtout▶ dans celui du théâtre. Voyez Grasseyer. On parle gras, on chante gras, lorsqu’on donne le son r comme si elle était précédée d’un c ou d’un g, et qu’on dit l comme si elle était un y, ◀surtout▶ quand elle est double. Ainsi le mot race dans la bouche de ceux qui grasseyent, sonne comme le mot grâce ou trace dans celle des gens qui parlent ou chantent bien ; et au lieu de dire carillon, groseille, on prononce niaisement caryon, groseye. Voyez les articles B et L.
Le grasseyement sur les autres lettres de la langue sont au-moins aussi insupportables. Il y en a sur le c qu’on prononce comme s’il était un t. On a mis sur le théâtre des personnages de ce genre qui y ont beaucoup grasseyé et fait rire. Il y a eu un motif raisonnable de ridiculiser ce défaut, rarement naturel, et qui presque toujours n’est produit que par l’affectation ou la mignardise.
On a vu sur le théâtre lyrique une jeune actrice qui aurait peut-être distrait les spectateurs de ce défaut, si sa voix avait secondé son talent. Elle arriva un jour sur la scène par ce monologue qu’on eut la maladresse de lui faire chanter :
Déesse des amours, Vénus, daigne m’entendre, Sois sensible aux soupirs de mon cœur amoureux.
Il est rare que dans les premiers ans on ne puisse pas corriger les enfants de ce vice de prononciation, qui ne vient presque jamais du défaut de l’organe : celui de r, par exemple, n’est formé que par un mouvement d’habitude qu’on donne aux cartilages de la gorge, et qui est poussé du dedans au-dehors. Ce mouvement est inutile pour la prononciation de r : il est donc possible de le supprimer. Tout le monde peut aisément en faire l’expérience : car on grasseye quand on veut.
Ce défaut est laissé aux enfants, ◀surtout▶ aux jeunes filles lorsqu’elles paraissent devoir être jolies, comme une espèce d’agrément qui leur devient cher, parce que la flatterie sait tout gâter.
On a un grand soin d’arrêter le grasseyement sur le c, le d et le double l, qui est le tic de presque tous les enfants, parce qu’il donne un ton pesant et un air bête. Il serait aussi facile de les guérir de celui qui gâte la prononciation de r ; quoiqu’il soit plus supportable, il n’en est pas moins un défaut.
Lorsqu’il est question du chant, le grasseyement est encore plus vicieux que dans le parler. Le son à donner change, parce que les mouvements que le grasseyement emploie sont étrangers à celui que forment pour rendre R les voix sans défaut.
Sur le théâtre on ne passe guère ce défaut d’organe qu’à des talents supérieurs, qui ont l’adresse de le racheter ou par la beauté de la voix, ou par l’excellence de leur jeu. Telle fut la célèbre Pélissier, qui dans le tragique ◀surtout▶ employait toutes les ressources de l’art pour rendre ce défaut moins désagréable. (B)
Grasseyer
Grasseyer, v. neut. (Chant. Voix.) C’est changer par une prononciation d’habitude ou naturelle, le son articulé de la voix : ainsi on grasseye, lorsqu’on prononce les c, les d, en t, les doubles ll en y ; ou lorsqu’on croasse de la gorge la lettre r, en sorte qu’on la fait précéder d’un c ou d’un g. Voyez Grasseyement. C’est le plus souvent par l’habitude qu’on acquiert ce défaut très désagréable.
Les enfants ont presque tous le grasseyement du c et du d, ainsi que celui des doubles l ; ils le quittent cependant avec facilité, et l’on ne dit plus, lorsqu’on est bien élevé, tompagnie pour compagnie, ni Versayes pour Versailles. Voyez l’article L [Article de Beauzée]. Les soins des précepteurs, quand ils le veulent, réparent sans peine le vice qu’ont donné ou laissé les complaisances des gouvernantes : on n’est pas si attentif sur le grasseyement de r, ◀surtout pour les filles, dont on espère de l’agrément ; on le regarde alors en les gâtant, comme une mignardise, et on ne corrige point ce défaut, par la fausse persuasion qu’il est un surcroît de grâces. Voyez Grasseyement, et l’article R [Article de Beauzée].
Mais il faut toujours en revenir aux principes : la prononciation ne peut être bonne, que lorsqu’elle est sans défaut. Ainsi dans l’éducation des enfants, on ne peut trop veiller à la correction des défauts de la voix, de la prononciation, et du ton que leurs organes prennent souvent de leurs différents entours : dans ces moments, le plus petit défaut devient successivement un désagrément ; et dans un âge plus avancé, lorsqu’on entre dans le monde, le ton qu’on a pris dans les premiers ans produit des effets presque aussi prompts que ceux qu’on voit produire au premier abord à certaines physionomies. (B)