(1834) L’Opéra. Paris ou Le Livre des Cent-et-un. tome XV « L’Opéra. » pp. 366-428
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(1834) L’Opéra. Paris ou Le Livre des Cent-et-un. tome XV « L’Opéra. » pp. 366-428

L’Opéra.

Là, pour nous enchanter, tout est mis en usage ;

Tout prend une âme, un corps, un esprit, un visage.

Boileau, Art poétique.

L’origine des spectacles en France, et ce qu’on pourrait appeler la naissance des pièces de théâtre, se perdent dans des conjectures tellement vagues, que rien n’est plus difficile que de leur assigner une date précise. Quant au fait dramatique en lui-même, ou plutôt aux appareils scéniques, c’est-à-dire mêlés d’une action extérieure, dont il est fort indifférent de rechercher les caractères divers, on en rencontre la source à la naissance même de toutes les civilisations. Partout, dans les premiers plaisirs des hommes réunis, dans leurs premières fêtes, dans leurs premières solennités agrestes, militaires ou religieuses destinées à implorer la divinité ou bien à lui rendre grâce, à célébrer une joie ou un triomphe, à se consoler d’un malheur ou d’une défaite, à perpétuer un souvenir funeste ou favorable, glorieux ou accablant ; partout, dans les sociétés primitives, le drame préside aux principaux actes de l’association. Le sacrifice et la prière furent les premiers drames du monde. Les peintures animées, les récits pittoresques, le style vivant en quelque sorte, qu’on retrouve dans tous les écrits qui ont conservé et transmis les traditions originelles des peuples, attestent la présence de ce drame, dont l’instinct a été donné à l’homme en même temps que la voix et le geste, en même temps que la parole et le mouvement.

Les narrations bibliques sont de véritables drames qui reproduisent les faits bien plus encore qu’elles ne les racontent.

C’est donc, à notre sens, une recherche oiseuse que de s’efforcer de constater avec une minutieuse exactitude, chez telle ou telle nation, les premiers pas de l’action théâtrale. Il nous paraît bien plus convenable d’en examiner rapidement les développemens, qui sont ceux de la civilisation elle-même, et de montrer avec quelle intimité les perfectionnemens du théâtre se lient au progrès des mœurs. Cette investigation, appliquée à la plus vaste, à la plus somptueuse de nos scènes, et à un établissement tout-à-fait national, prend alors un haut caractère de curiosité et d’intérêt-général. On aime à voir quelle influence cette scène a exercée à des époques différentes sur l’esprit public ; on aime à reconnaître comment, à son tour, elle a reproduit les impressions qu’elle recevait des faits et des hommes, et si, tout à coup, des descriptions brillantes, pénétrées, pour ainsi dire, de voluptueuses souvenances, de pompeux récits, de mots piquans, d’anecdotes et d’annales tour-à-tour graves, spirituelles et débauchées, se mêlent aux premiers matériaux ; si les arts, dans toutes leurs ramifications, jettent leur propre histoire au sein de ces archives, est-il une tâche qui promette plus de plaisir dans son accomplissement, et plus de charmes dans les résultats qu’elle doit produire ?

Telle est, en France, l’histoire de l’opéra ; cette gloire de notre pays, cette féerie de l’Occident qui semble si souvent rivaliser de luxe, de splendeur, d’éclat et de prestiges avec la magie des légendes orientales.

S’il fallait, en parlant de l’opéra, écrire en même-temps la généalogie de la musique, ce travail serait certainement autant au-dessus de nos forces qu’au-dessus de la patience de nos lecteurs. Durey de Noinville, qui publia en 1753 une Histoire du théâtre de l’Académie royale de musique, déclare que, dès 1706, Brossard, à la fin de son Dictionnaire de musique, fait le dénombrement de neuf cent soixante-et-treize auteurs, anciens et modernes qui ont traité de la musique ; Brossard ajoute qu’il en a omis une quantité plus considérable que celle qu’il rapporte. Si l’on joint à ce chiffre le nombre des écrivains et des musiciens qui depuis cent vingt-neuf ans se sont occupés de ce sujet, on excusera facilement sans doute notre retenue à cet égard. Nous imiterons la discrétion de Durey de Noinville, nous nous bornerons à répéter que les Égyptiens paraissent avoir été les premiers inventeurs de la musique ; qu’ils l’ont transmise aux Hébreux, lesquels, de l’Orient, par leur communications avec les Grecs, l’ont transmise aux Romains, qui l’ont perfectionnée et transmise à leur tour aux races occidentales.

Fidèles aux définitions anciennes, nous appellerons opéra « une pièce de théâtre en vers, mise en musique et en chants, accompagnée de danses, de machines et de décorations. » Nos pères aimaient à dire que c’était là un spectacle universel, où chacun trouvait à s’amuser dans le genre qui lui convenait davantage : mais eux aussi formèrent le vœu que le poème répondit à tous les agrémens dont l’opéra est composé ; ils prétendaient qu’ils n’hésiteraient pas alors à le regarder comme le plus beau et le plus magnifique de tous les spectacles qu’a imaginés et qu’imaginera l’esprit humain. A leurs yeux il était la réunion des beaux arts, de la poésie, de la musique, de la danse, de la peinture, de l’optique et des mécaniques ; en un mot, c’était le grand œuvre par excellence, comme son nom le désigne, et le triomphe de l’esprit humain. Ainsi s’exprime au moins Durey de Noinville. Malgré l’emphase de ces éloges, malgré la naïve franchise de ces louanges, d’autres critiques étaient bien éloignés de regarder ce spectacle comme l’assemblage ou l’abrégé de toutes les perfections humaines. Saint-Évremont commence ses observations sur l’opéra en disant que, quoique les sens soient agréablement frappés par son éclat et sa magnificence, cependant, comme l’esprit n’y trouve rien qui le touche ni qui l’attache, on tombe bientôt dans l’ennui et dans une lassitude inévitable ; mais une des choses qui le choquent le plus, c’est « de voir chanter toute la pièce depuis le commencement jusqu’à la fin, » comme si les personnes qu’on représente s’étaient ridiculement ajustées pour traiter en musique et les plus communes et les plus importantes affaires de la vie. « Peut-on s’imaginer, s’écrie-t-il, qu’un maître appelle son valet ou qu’il lui donne une commission en chantant ; qu’un ami fasse en chantant une confidence à son ami ; qu’on délibère en chantant dans un conseil ; qu’on exprime avec des chants les ordres qu’on donne, et que mélodieusement on tue les hommes à coups d’épée et de javelot dans un combat. » Enfin, sa mauvaise humeur le conduit à définir l’opéra, un travail bizarre de poésie et de musique, où le poète et le musicien, gênés l’un par l’autre, se donnent bien de la peine à faire un mauvais ouvrage. Quand Beaumarchais a prétendu qu’on chantait ce qui ne valait pas la peine d’être dit, il n’a fait que résumer Saint-Évremont. Quoi qu’il en soit de ce blâme et de tous ceux qui l’ont imité ou suivi, en dépit de Beaumarchais, de Saint-Évremont et de leurs parodistes, depuis cent quatre-vingt-dix ans, tout près de deux siècles, que l’opéra a été naturalisé en France, il a toujours été regardé comme le plus brillant et souvent comme le plus agréable de nos spectacles.

L’antiquité connaissait l’opéra. Les fêtes publiques, les cérémonies religieuses offraient toujours chez les anciens le mélange de la poésie et de la musique. Le joueur de flûte, qui avec un double instrument marquait dans la tragédie la cadence de la déclamation et du débit de l’acteur, le rhythme du chœur qui prenait part à l’action et au dialogue, prouvent que, dès ces époques reculées, on ne séparait pas, dans l’œuvre dramatique, les notes musicales et la mesure poétique. Chez les modernes, on fait honneur de l’invention de l’opéra à Ottavio Rinuccini, poète florentin, qui, de concert avec Giacomo Corsi, gentilhomme son compatriote, excellent musicien, composa une pièce qui fut représentée en présence du grand-duc, de la grande-duchesse de Toscane et des cardinaux Monti et Montalto. Cet ouvrage avait pour titre : les Amours d’Apollon et de Circé. Le succès en fut immense ; il servit d’abord de modèle à un opéra d’Eurydice. Plus tard, Claude Montevre, musicien célèbre, imita ces deux pièces dans son Ariane. Ce même compositeur, devenu maître de la musique de Saint-Marc à Venise, y introduisit cette manière de représentations qui depuis sont devenues si célèbres par la magnificence des théâtres et des habits, la délicatesse des voix, l’harmonie des concerts et les savantes compositions de Montevre, de Soriano, de Giovanelli, de Teofilo et de plusieurs autres grands maîtres. On témoigna tant de goût pour ce spectacle, que, depuis 1637, date de l’introduction de l’opéra à Venise, jusqu’en 1700, c’est-à-dire dans un espace de soixante-trois ans, on en représenta plus de six cent cinquante, bien qu’on ne les jouât que pendant l’hiver.

L’opéra est donc originaire de l’Italie, cette terre classique de l’art musical.

Les deux papes de la maison de Médicis, Léon X et Clément VII, qui doivent la plus belle partie de leur renommée historique à leur amour pour les arts et a la protection éclairée qu’ils leur accordèrent, ont eu des espèces d’opéras, comme ils ont eu des comédies à décorations et à machines. Ce fut Baltazar Perruzzi qui renouvela les anciennes décorations de théâtre, lorsqu’en 1516 le cardinal Bernard de Bibienne fit représenter devant le pape Léon X la comédie intitulée : la Calandra, qui est une des premières pièces italiennes en musique qui aient paru sur les théâtres. Plus de cent soixante ans après, en 1682, Bullart affirmait encore que l’Italie ne vit jamais de décorations plus magnifiques que celles de Perruzzi.

A cette époque, on faisait des ballets à la cour de France ; on y mettait des récits et des dialogues en plusieurs parties ; mais ils étaient très-informes et sans règles ni mesures. Le premier de ces divertissemens où le bon goût commença à paraître, fut le ballet qui fut dansé en 1581. Il était de la composition d’un certain Balthasarini, Piémontais, violon renommé, et que le maréchal de Brissac, gouverneur du Piémont, avait envoyé à la reine Catherine de Médicis, avec toute la bande de musiciens qu’il dirigeait. Ce Balthasarini fut anobli ; il prit le nom de Beaujoyeux, fut nommé valet-de-chambre du roi et de la reine sa mère ; il se rendit si illustre à la cour par ses inventions de ballets, de musique, de festins et de représentations, qu’on ne parlait plus que de lui.

Pour les noces de M. de Joyeuse et de mademoiselle de Vaudemont, les poètes, les musiciens et les décorateurs s’associèrent pour contribuer ensemble aux plaisirs de la cour ; le roi Henri III les récompensa très-libéralement. Sancy rapporte, à cette occasion, que Claudin, musicien, composa des airs qu’il joua dans ces fêtes. Un seigneur en fut si transporté qu’il mit l’épée à la main, en jurant et blasphémant, et voulant à toute force s’aller battre. Le musicien, ayant changé d’air, fit rentrer ce jeune seigneur dans son bon sens. L’impression de la musique fut beaucoup moins vive sur le roi, car il est dit qu’il ne fit que rire. Les ballets, les intermèdes, les fêtes, les tournois, les carrousels, les comédies et les mascarades dans lesquels on unissait la musique à la poésie, ne manquèrent pas sous les règnes de Charles IX et de Henri III. On cite à la tête des auteurs de ces ouvrages Jean-Antoine Baïf, qui, né à Venise pendant l’ambassade de son père, avait pris le goût de ces représentations, et, en essayant de les reproduire, se montra, selon les chroniqueurs, aussi fameux poète que grand musicien. Mais ils prennent soin d’ajouter qu’on ne peut pas encore donner à ce spectacle le nom d’opéra, qui n’était pas connu dans ce royaume avant le cardinal Mazarin.

Dès 1645, l’opéra existait à Paris. A cette époque, le cardinal Mazarin fit représenter, au Petit-Bourbon, devant le roi et la reine-mère, une pièce italienne intitulée : la Festa teatrale della Finta Pazza ; elle fut jouée par des acteurs italiens. Plus tard, la même troupe joua Orfeo e Euridice : il y eut des sonnets à ce sujet. Les critiques du temps s’expriment ainsi : « Ce spectacle ne surprit pas moins par sa nouveauté que par la beauté des voix, la variété des concerts, les changemens merveilleux des décorations, le jeu surprenant des machines, et la magnificence des habits. » En 1650, Pierre Corneille donna Andromède, tragédie en machines, avec des chants et musique ; elle fut aussi représentée sur le théâtre du Petit-Bourbon par la troupe royale : les décorations et les machines, entreprises par Torelli sur les ordres de la reine-mère, parurent si belles qu’on les fit graver en taille-douce.

C’est à la reprise de cette pièce, trente-deux ans après la première représentation, en 1682, qu’on fit en France le premier pas vers ce qu’on a si pompeusement appelé depuis ce temps la vérité de la scène. On rapporte comme un fait merveilleux que le cheval Pégase y fut représenté par un cheval véritable. On ajoute qu’il jouait admirablement son rôle, et faisait en l’air tous les mouvemens qu’il pourrait faire sur terre.

Pour divertir le roi Louis XIV dans sa jeunesse, on représentait assez souvent à la cour des ballets accompagnés de déclamation et de symphonie, où le roi, les princes et les plus grands seigneurs dansaient, représentant des divinités, des héros, des bergers, et d’autres personnages. Benserade se distingua par la composition de quelques-uns de ces ballets.

Tous ces essais imparfaits devaient conduire à l’intronisation définitive de l’opéra français sur un théâtre de Paris. Le préjugé contre la difficulté de chanter des paroles françaises existait déjà ; il fallait le vaincre. Pierre Perrin, abbé, successeur de Voiture dans la charge d’introducteur des ambassadeurs auprès de Gaston, duc d’Orléans, frère du roi Louis XIII, entreprit de surmonter ces obstacles ; il hasarda des paroles françaises, qui furent mises en musique par Cambert, organiste de Saint-Honoré et intendant de la musique de la reine-mère. C’était une pastorale en cinq actes. Pour cette première épreuve, on choisit le village d’Issy ; Perrin voulait éviter la foule. Il y réussit mal ; car la route de Paris à Issy fut couverte de carrosses.

Ces tentatives continuèrent : Ariane, la Mort d’Adonis, Ercole amante furent successivement l’objet de représentations particulières. Le marquis de Sourdiac, de la maison de Rieux, dont il portait le nom, s’efforçait en même temps de perfectionner les machines. Il fit représenter dans son château de Neubourg, en Normandie, la Toison d’or, avec un grand luxe de spectacle. Sur ces entrefaites, le cardinal Mazarin, le protecteur déclaré de l’opéra naissant, mourut à Vincennes. Perrin n’abandonna pas son projet de l’établissement public de ce spectacle. Le 28 juin 1669, il obtint des lettres-patentes, « portant permission d’établir en la ville de Paris et autres du royaume, des académies de musique, pour chanter en public des pièces de théâtre, comme il se pratique en Italie, en Allemagne et en Angleterre, pendant l’espace de douze années. » Il s’associa Cambert, pour la musique ; le marquis de Sourdéac, pour les machines ; et pour fournir aux frais nécessaires, un nommé Champeron.

Le premier soin des nouveaux entrepreneurs fut de se procurer des chanteurs et des musiciens dans toutes les églises du Languedoc. On fit dresser un théâtre dans le jeu de paume de la rue Mazarine, et au mois de mars 1671, vingt-six ans après le premier opéra italien représenté devant la cour, on joua devant le public le premier opéra français, Pomone, paroles de Perrin, musique de Cambert et ballet de Beauchamp. La vogue de cet ouvrage se soutint pendant huit mois entiers. La discorde pénétra dans la nouvelle association. Lulli, qui florissait alors à la cour, mit à profit cette disposition des esprits ; il se fit céder le privilége et obtint à son tour des lettres-patentes pour la fondation d’une Académie royale de musique ; elles furent enregistrées au parlement le 27 juin 1672.

Tel fut le long enfantement de l’opéra en France. Comme théâtre, sa naissance est toute religieuse : un cardinal fut son parrain ; un abbé fut son père nourricier ; l’Église lui fournit son premier compositeur et ses premières voix.

Comme établissement, son origine est royale. Dès sa création, il prit donc ce caractère national qui ne l’a abandonné dans aucune des phases de son existence. Ce n’est pas le désir d’étaler une facile érudition qui nous a porté à retracer avec quelques détails les premiers faits de l’opéra ; nous avons voulu montrer d’où lui venait la suprématie qui lui est attribuée dans la hiérarchie théâtrale, et quels étaient ses droits à la protection spéciale dont il a constamment été l’objet.

Lulli fut pour l’opéra ce que Corneille avait été pour la tragédie, ce que Molière avait été pour la comédie : non pas que nous prétendions établir aucun parallèle entre l’excellence de nos deux grands génies littéraires et le talent du musicien ; mais il fit pour le genre lyrique ce qu’ils avaient fait pour le genre dramatique ; il fit jaillir la lumière du chaos ; et lorsqu’il est arrivé qu’on ait donné à Lulli le titre de père de l’opéra français, personne n’a pensé à lui contester ce mérite.

L’histoire de l’opéra est donc celle de ce maître lui-même, pendant la durée tout entière de son existence musicale. Deux excellens articles, publiés par M. Castil-Blaze dans la Revue de Paris au mois d’août dernier, ont si bien résumé cette brillante période de l’art en France, que nous croyons rendre un service véritable à nos lecteurs en les renvoyant à ce recueil. Les anecdotes citées par M. Castil-Blaze sont toutes puisées à des sources dont nous avons été à même de vérifier l’authenticité ; la plume facile et spirituelle de cet aristarque musical a su les présenter avec une verve de récit qui les met encore mieux en saillie. Après cette indication, nous ne pouvons que continuer l’esquisse large et rapide qui doit nous amener de l’enfance de l’opéra à l’époque de sa virilité actuelle.

Lulli fit construire un nouveau théâtre dans la rue de Vaugirard, près du palais du Luxembourg, qu’on appelait alors palais d’Orléans. Depuis le mois de novembre 1672 jusqu’au mois d’août 1687, dans l’espace de quinze années, il composa la musique de quinze tragédies lyriques, dont voici les titres : Cadmus, Alceste, Thésée, Atys, Isis, Psyché, Bellérophon, Proserpine, Persée, Phaéton, Amadis, Roland, Armide ; de trois pastorales, les Fêtes de l’Amour et de Bacchus (ce fut le premier ouvrage qu’il fit jouer sur son nouveau théâtre), l’Idylle sur la Paix et l’Églogue de Versailles, et Acis et Galatée (œuvre posthume) ; d’une mascarade, le Carnaval ; d’un ballet, le Triomphe de l’Amour ; et de vingt-cinq divertissemens, parmi lesquels nous remarquons ceux de la Princesse d’Élide, du Mariage forcé, de l’Amour médecin, de Pourceaugnac et du Bourgeois gentilhomme : la musique de Psyché, tragédie-ballet, et celle des entr’actes d’Œdipe, complètent l’ensemble de l’œuvre dramatique de Lulli, et présentent une liste de quarante-quatre ouvrages.

Les paroles de toutes les tragédies lyriques que nous venons de citer sont de Quinault, excepté Psyché et Bellérophon, qui sont de Thomas Corneille. Il faut en retrancher aussi le ballet du Carnaval, qui est de différens auteurs ; l’Idylle sur la Paix et l’Églogue de Versailles, dont Molière, conjointement avec Racine et Quinault, a donné les paroles ; et Acis et Galatée, de Campistron.

A quoi bon reproduire ici la dédaigneuse critique de Despréaux ? L’avenir en a fait justice. Ce n’était pas un si misérable travail que celui auquel Pierre Corneille, Molière et Racine daignaient s’associer. La Fontaine lui-même ne s’essaya-t-il pas dans l’opéra ? La mésaventure de sa Daphné, par la persévérance même qu’il mit à vouloir produire cette œuvre lyrique, est une preuve évidente de l’estime qu’il faisait de ces succès, que Lulli réchauffait des sons de sa musique.

A Lulli, en 1687, succéda dans la direction de l’Opéra Jean-Nicolas de Francine, son gendre, et maître-d’hôtel du roi. En 1698, Francine s’associa pour un quart Hyacinthe Gauréault du Mont, commandant de l’écurie du dauphin. C’est à cette époque qu’il faut faire remonter les premières pensions dont furent grevés les bénéfices acquis au moyen de la direction de l’Opéra ; elles s’élevaient alors à dix-neuf mille deux cents livres ; plus tard elles furent augmentées ; elles étaient payables chaque mois par douzième. La mort des titulaires les éteignit au profit de la direction. Sur cette somme, la famille Lulli avait à elle seule une pension de dix mille livres, dont la veuve du célèbre compositeur touchait un tiers, dans lequel son fils aîné avait un quart ; les deux autres tiers étaient partagés entre trois personnes. En 1713, cette pension fut réduite à six mille livres. Il y a loin de cette charge imposée à l’Opéra, aux subventions qui lui ont été données dans la suite et qui continuent encore aujourd’hui à lui être payées à titre d’indemnités.

Des ordonnances successives réglèrent la police et l’administration de l’Opéra ; on y nomma des inspecteurs, et, en 1715, on voit le duc d’Antin, pair de France, chargé, pour le secrétaire d’état ayant le département de la maison de sa majesté, de tout ce qui concerne la police et la régie de l’Académie royale de Musique. Destouches, d’abord inspecteur-général, remplaça Francine dans la direction de l’Opéra en 1728. Un sieur Guyenet, payeur de rentes de l’hôtel-de-ville, ne fut pas maintenu dans un privilége de cession qu’il avait obtenu. Trois années après, en 1731, il s’adjoignit les sieurs Le Comte, Le Bœuf, et autres associés ; deux ans plus tard, en 1733, le privilége fut cédé à M. de Thuret. En 1744 il passa dans les mains de M. Berger ; en 1747, après la mort de celui-ci, les sieurs Tréfontaine et Saint-Germain furent chargés de la régie de l’Opéra ; enfin, en 1749, le roi donna à la ville de Paris la direction générale de l’Académie royale de Musique, sous les ordres de M. le comte d’Argenson, ministre et secrétaire d’état ayant le département de la maison du roi. En conséquence, M. Bernage, prevôt des marchands, assisté du greffier de l’hôtel-de-ville de Paris et officiers et archers, alla, le 27 du mois d’avril 1749, à cinq heures du matin, au cul-de-sac de l’Opéra, apposer les scellés, et ensuite au magasin, rue Saint-Nicaise, et chez le sieur Neuville, receveur de l’Opéra, et ces officiers prirent possession de l’Académie royale de Musique, en vertu des ordres de sa majesté.

Cette mesure forme une des principales époques de l’Opéra ; elle occupa vivement le public ; on la regarda comme d’un heureux présage pour l’avenir ; on la comparait à l’édilité romaine, qui confiait aux magistrats de la ville le soin des spectacles publics.

On s’occupa de régler les attributions et les obligations de tous ceux qui pouvaient prendre part à l’entreprise. Le directeur, le garde-magasin, le maître tailleur, le dessinateur des habits et des décors furent astreints à de strictes injonctions ; on accorda deux chefs de menuiserie, vingt ouvriers, et au moins trente manœuvres, pour les ouvrages de la salle et du magasin ; on leur adjoignit des peintres pour les décorations, et d’autres ouvriers pour les machines, ustensiles, plumes, masques et autres. Pour mettre l’Opéra sur pied, il en coûta environ quarante-cinq mille livres.

Malgré les énormes bénéfices qu’avaient faits quelques directeurs, et notamment Lulli, en 1712, les dettes de l’Opéra montaient à quatre cent mille fr., que les cessionnaires du privilége furent obligés de payer. En 1747, il s’est trouvé pour plus de quatre à cinq cent mille livres d’arriéré, que l’hôtel-de-ville, chargé de la régie de l’Opéra, commença d’acquitter.

Ce fut, pour le premier de nos théâtres, une véritable renaissance !

En voyant le sérieux avec lequel tout ce qui concernait l’exploitation de l’Opéra, dans ses moindres détails, fut réglé par le roi lui-même dès 1713, on est moins surpris de lire le décret sur le Théâtre Français, que Napoléon data du Kremlin ! D’abord on fonda une école gratuite de musique, de danse et d’instrumens, pour former des sujets à l’Opéra ; c’est l’idée première de notre illustre Conservatoire. Puis les devoirs des acteurs, les amendes qu’ils auront à encourir s’ils y manquent, leurs fautes, la punition de ces fautes, le nombre des sujets, leurs emplois, leurs appointemens, sont énoncés, comme s’il s’agissait, pour chacun, d’un engagement particulier. Il est dit qu’un fonds annuel de quinze mille livres sera affecté a des gratifications qui seront distribuées à ceux qui auraient bien mérité de l’administration ; le fonds des pensions est fixé à dix mille francs ; la pension était acquise après quinze années de service. Le droit des auteurs est ainsi déterminé : pour le poète et pour le musicien, cent livres à chacun, pour chacune des dix premières représentations ; cinquante livres à chacun pour chacune des vingt représentations suivantes, si elles ont lieu sans interruption ; sans quoi, si le dégoût public arrête l’ouvrage, ils ne pourront rien prétendre au-delà de sa cessation1. Les entrées des acteurs sur le théâtre, la réception des ouvrages, étaient tout aussi scrupuleusement détaillées.

Voici quel était, à cette époque, le nombre des sujets employés à l’Opéra : Acteurs pour les rôles, trois basses-tailles, trois hautes-contres, deux tailles, etc. ; — Actrices pour les rôles, six ; — Chœurs, vingt hommes et deux pages ; douze filles ; — Danseurs, douze ; Danseuses, dix.

Orchestre. — Un batteur de mesure (chef d’orchestre) ; dix instrumens du petit chœur, douze dessus de violon, huit basses, deux quintes, deux tailles, trois hautes-contres, huit hautbois, flûtes et bassons, un timbalier.

Un maître de salle de danse, un compositeur de ballets, un dessinateur, deux machinistes, un maître tailleur. — En tout, quatre-vingt-sept personnes. Le total des appointemens ne dépassait pas 67,050 livres. Les premiers sujets du chant avaient chacun 1,500 livres ; les premiers danseurs avaient chacun 1,000 livres ; les premières danseuses recevaient chacune 900 livres. Le batteur de mesure avait 1,000 livres, le compositeur de ballets 1,500 livres, et le dessinateur 1,200 livres.

Défense expresse était faite à toute personne, même à celles qui faisaient partie de la maison du roi, d’entrer à l’Opéra sans payer ; défense à la livrée d’y entrer, même en payant ; défense de stationner dans les coulisses ; défense de s’avancer sur le théâtre hors de l’enceinte de la balustrade.

Le répertoire d’hiver devait être réglé et arrêté dans la semaine de Pâques, et le plan d’été dans le cours du mois de novembre, c’est-à-dire l’un et l’autre six mois à l’avance. Ces deux répertoires devaient commencer par deux grands opéras nouveaux ; en cas de chute, on se rejetait aussitôt sur l’ancien répertoire. Les répétitions d’un ouvrage reçu devaient commencer en même temps que la première représentation de celui qui le précédait. L’ordonnance pousse enfin la naïve sollicitude de ses prévisions jusqu’à fonder un comité de lecture, qui sera, dit-elle, composé de gens d’esprit. L’Opéra n’admettait dans son sein que des sujets éprouvés, agréés dans leurs débuts, et capables d’étudier seuls les partitions de leurs rôles.

Les jours d’opéra étaient les mardis, vendredis et dimanches, et les jeudis depuis la Saint-Martin jusqu’au dimanche de la Passion (celui qui précède le dimanche de Pâques) exclusivement. L’Opéra ne représentait pas non plus le 2 février et le 25 mars, fêtes de la Vierge, pendant la semaine sainte jusqu’au mardi après Pâques, le dimanche de la Pentecôte, les 15 août et 8 septembre, 1er novembre, 8, 24 et 25 décembre. Le spectacle commençait à cinq heures un quart. Deux dernières faveurs mettaient le sceau à toutes celles que la royale intervention avait déjà accordées à l’Opéra. Il était exprimé dans un édit : « que tous gentilshommes, demoiselles, et autres personnes, puissent chanter (il n’est pas fait mention de la danse) audit Opéra, sans que pour cela ils dérogent au titre de noblesse, ni à leurs priviléges, droits et immunités. » Il était fait prohibition positive à tous les comédiens français et étrangers de se servir de la salle de l’Opéra, d’employer des musiciens au-delà du nombre de douze ; plus tard on réduisit à deux le nombre des voix, et a six celui des violons ; les danseurs leur furent interdits. En 1716, les comédiens français furent condamnés deux fois à 500 livres d’amende, au profit de l’hôpital-général, pour avoir contrevenu à cette disposition dans les représentations du Malade Imaginaire et de la Princesse d’Élide ; il ne fut point accordé de dommages et intérêts aux directeur et syndics de l’Opéra. On ne tolérait d’autres exceptions à ces règles que pour les spectacles devant le roi, et ceux qui avaient lieu pendant les foires de Saint-Laurent et de Saint-Germain.

Telles sont les clauses principales du vieux gouvernement de l’Opéra ; les chartes en sont conservées comme s’il s’agissait de la constitution d’un royaume. Nous les rapportons ici, parce qu’elles racontent l’histoire du temps actuel tout autant que celles du temps passé ; on y retrouve l’origine de tous les monopoles exercés dans la suite par l’Opéra, et de tous les priviléges dont il a joui.

En 1755, quatre-vingt-seize ans après l’ouverture de l’Opéra, on comptait cinquante-neuf poètes qui avaient travaillé pour cette scène. Parmi eux, on citait les noms de l’abbé Perrin, le fondateur ; des deux Corneille, de Molière, de Racine, de Quinault, de Campistron, de Fontenelle, de La Fontaine, de J.-B. Rousseau, de Lamotte, de Regnard, de Lagrange-Chancel, de Labruyère, de Destouches, de Favart, de Voltaire, de Laujon, de Marmontel, de Mondonville, de J.-J. Rousseau et de Saint-Foix. Onze auteurs d’opéras avaient siégé déjà sur les fauteuils de l’Académie française.

A la même époque, quarante-quatre musiciens avaient concouru à ces représentations, pour la composition de la musique. Parmi eux on citait Cambert, Colasse et les trois Lulli, à la tête desquels marche le célèbre Jean-Baptiste, Élisabeth de la Guerre, Campra, Matho qui devint fou, Rameau, Mondonville, d’Auvergne et Rousseau.

Ne peut-on pas dire avec justice que ce sont là d’éclatans titres de noblesse ?

Pendant cette première période, on ne trouve dans les acteurs que peu de sujets dont les noms aient occupé la renommée. Jeliotte est moins connu par son talent que par la mortification que lui fit essuyer le duc de Brissac, qui, l’ayant invité à chanter chez lui, ne reçut d’autre réponse qu’un refus positif accompagné de quelques mouvemens de toux : « Vous êtes un faquin, lui dit le duc, quand un homme comme moi invite chez lui un homme comme vous, c’est pour l’entendre et point du tout pour le recevoir. » Il ordonna à ses gens de le mettre dehors, après lui avoir donné vingt-cinq louis. Le rôle d’Armide éleva bien haut la réputation de mademoiselle Lerochois. La première femme qui parut dans les ballets fut la demoiselle Fontaine ; ses admirateurs la qualifiaient de très-belle et très-noble. Jusqu’à cette époque (1681) les rôles de femmes étaient remplis par des hommes habillés en femmes. Cela ne changea qu’au ballet du Triomphe de l’Amour, représenté à Saint-Germain-en-Laye ; on y vit danser monseigneur le Dauphin et madame la Dauphine, Mademoiselle, madame la princesse de Conti, et autres princes et princesses, seigneurs et dames de la cour. Cette réunion de personnes des deux sexes sur la scène fut si fort goûtée, que lorsqu’on donna ce ballet à Paris, sur le théâtre de l’Opéra, on y introduisit les danseuses ; depuis ce temps, elles ont composé la partie la plus brillante de l’Opéra. Mademoiselle Subligny parut peu de temps après mademoiselle Fontaine ; mademoiselle Guyot lui succéda dans la publique admiration. Elle quitta le théâtre pour le couvent en 1725. Mademoiselle Prévôt resta ensuite, pendant plus de vingt-cinq ans, en possession des suffrages de la cour et de la ville ; elle fut remplacée par la demoiselle Salé, dont on vantait l’élégante gravité ; enfin, le nom de Camargo est depuis trop long-temps inscrit dans le panthéon de la danse, pour qu’il soit nécessaire de rien ajouter aux louanges qui nous ont été transmises par les contemporains de cette danseuse, sur sa grâce vive et légère. En 1751 eurent lieu les débuts de mademoiselle Vestris et de son frère : ils firent peu de bruit ; vers le même temps, mademoiselle Camargo avait pris sa retraite avec une pension de 1,500 livres.

A côté de l’Académie royale de Musique, on fonda une Académie royale de Danse ; elle vit d’abord à sa tête le célèbre Marcel, qui se flattait de reconnaître, à la seule démarche, la nation à laquelle appartenait toute personne qui s’adressait à lui ; cette académie avait ses priviléges, et entre autres celui de montrer l’art de la danse.

Le service de la garde de l’Opéra était fait par les gardes-françaises,

L’Opéra était donc constitué, établi sur des bases larges et brillantes. Dans la composition des œuvres, Glück, Piccini et Grétry devaient continuer sa splendide renommée : Alceste, les deux Iphigénie, Orphée, Armide, Céphale et Procris, Anacréon et Panurge en sont les menumens. Parmi les artistes, Sophie Arnould et Laguerre, Guimard, Saint-Huberty, Laïs, les Vestris, les Lionnais, les Dauberval, avaient, à des époques différentes, rivalisé d’éclat et de réputation : les uns par leur galanterie, leur esprit et leurs talens réunis ; les autres, par leurs talens seulement.

Les concerts spirituels et les bals dont l’Académie royale de Musique avait été dotée, formaient, à ses côtés, deux filles toutes brillantes, l’une, par les mélodieux accords de sa piété et de son harmonie, que Gossec avait tant de fois enrichis ; l’autre, par le luxe de sa salle, la folie de ses intrigues et les joies bruyantes de ses orgies tout étincelantes de paillettes et de vifs propos. A la richesse un peu grave des fêtes de Mazarin, de Henri III et d’Anne d’Autriche, avaient succédé les pompes chevaleresques et mythologiques de Louis le Grand ; celles-ci avaient cédé le pas à l’opulente dissolution et au somptueux dévergondage de la Régence, qui semblait avoir voulu placer tout exprès l’Opéra sous sa main, faire de la salle même une dépendance de ses appartemens, et du bal, le prologue de ses soupers intimes. A la suite de ces destinées si diverses, venaient l’oisive débauche du règne de Louis XV, les ruineuses extravagances qui sous Louis XVI étaient pour la noblesse du royaume comme le suicide anticipé d’un condamné ; et, au milieu de ces élémens si animés, si splendides, si ruineux, la philosophie, la critique avec ses querelles, renouvelant, pour Glück et Piccini, la dispute des Bouffons et de Lulli, le coin de la reine et le coin du roi, les pamphlets, et les injures, la dispute partout, le goût nulle part, la passion dans toutes les sentences, et la justice bannie de tous jugemens.

L’Opéra hérissé de querelles, de cris, d’ivresse et de bruit ; l’Opéra tour à tour encombré et troublé ; l’Opéra, véritable œil-de-bœuf de publique dépravation, était tellement fréquenté par la cour et si peu habitué à la bourgeoisie, que la comtesse d’Egmont s’y montrait dans la loge de MM. les gentilshommes de la chambre, ne se doutant guère que le crédule bourgeois qu’elle avait abusé viendrait la trouver en cet endroit. Un jeune mousquetaire y parut un soir, cherchant, disait-il, une de ses parentes, arrivée à Paris sans qu’il eût eu avis de sa demeure. Témoin de son embarras, un de ses camarades lui montre celle qu’il cherchait : — « Comment as-tu fait pour la reconnaître. — Je ne l’ai jamais vue ; mais comme elle est la seule personne que je ne connaisse pas ici, c’est assurément ta parente. » L’indication était exacte.

L’Opéra était alors bien éloigné du temps où sa dépense ne s’élevait pas à plus de 150,000 livres par année ; il coûtait beaucoup au roi. Les recettes ne produisaient pas au-delà de 450,000 à 500,000 livres.

Du Luxembourg, en 1674, il avait été transporté au Palais-Royal. En 1763, cette salle ayant été brûlée, il s’établit aux Tuileries ; c’est de ce théâtre que datent, pour les machinistes des coulisses, les désignations de cour et de jardin, au lieu de côté gauche et côté droit : elles sont tirées de sa situation même entre la cour et le jardin.

Pendant son séjour aux Tuileries, on reconstruisit sur des plans nouveaux la salle du Palais-Royal ; l’Opéra en prit possession. En 1780, le 8 juin, pendant l’opéra d’Orphée, de Glück, cette salle brûla de nouveau. La frayeur des spectateurs fut grande : onze personnes furent les victimes de cet incendie ; les bustes de Racine et de Quinault furent brisés dans le foyer. L’Opéra fit alors une courte halte dans la petite salle des Menus-Plaisirs ; de là il passa à la salle de la Porte-Saint-Martin, qui, commencée à la fin de juillet, fut achevée le 27 octobre : elle fut construite ainsi en cent jours, par les soins de l’architecte Lenoir.

L’Académie royale de Musique avait été dirigée par des mains bien diverses depuis son introduction en France : tantôt administrée par la ville de Paris elle-même, tantôt par ses délégués, tantôt par le ministère de la Maison du roi, et placée sous le patronage de messieurs les gentilshommes de la chambre, en 1791, elle avait été rendue à la municipalité de Paris. Elle raya de l’affiche le titre d’Académie royale de Musique : elle y substitua celui d’Opéra 2. Les noms des artistes du chant et de la danse qui prenaient part à la représentation furent aussi inscrits sur les affiches du jour.

La révolution avait pénétré dans l’Opéra. La Nation en avait chassé la cour.

Le théâtre exerçait sur les mœurs une influence trop grande pour ne pas attirer les regards de ceux qui voulaient régénérer le peuple ; c’était un levier trop puissant sur l’esprit public, pour qu’on négligeât de s’en servir. L’Opéra, cette scène vaste que l’on pouvait animer de mouvemens si remplis d’émotions entraînantes, devait surtout fixer l’attention publique. Son étendue, ses ressources, la pompe et le luxe de son spectacle, l’impression que pouvait produire son exécution musicale, tout semblait l’appeler à marcher à la tête de cette impulsion. On avait dit que la tragédie avait pour objet la terreur et la pitié ; on avait assigné à la comédie le but d’instruire les hommes et de réformer les mœurs. L’Opéra avait une mission plus vague, mais aussi plus spacieuse, celle de charmer les spectateurs. C’était donc a lui qu’appartenait le premier rôle de séduction publique.

La commune de Paris, en 1792, avait succédé à tous les directeurs de l’Opéra, dont les noms ne rappelaient, selon l’Almanach des Spectacles pour l’année 1794, que des despotes ou de vils courtisans. Les artistes de ce théâtre avaient été autorisés à se gouverner eux-mêmes, et on leur avait permis de prendre, aux ci-devant Menus-Plaisirs, toutes les décorations dont ils avaient besoin : l’Opéra avait été spécialement placé sous la protection de la République. Alors, on distinguait sur la scène, les Laïs les Lainez, les Gardel, les Vestris, les Beaupré et les Clotilde. Partout, on rendait cette justice à l’Opéra national, qu’il était sans contredit le théâtre qui avait le plus contribué à échauffer l’esprit public par des scènes patriotiques. L’Offrande à la Liberté, scène lyrique composée par Gardel et Gossec, avait été faite exprès pour amener le chant républicain : Allons, enfans de la patrie. Toutes les représentations commençaient par cet hymne que Laïs faisait retentir ; au dernier couplet : Liberté, liberté chérie…., tout le monde se tenait debout et découvert. On donnait aussi des représentations de par et pour le peuple : le Gouvernement en faisait les frais ; on jouait au profit des volontaires qui se rendaient à la frontière, et au bénéfice des malheureux des différentes sections. Mais ce qui acheva de placer bien haut l’Opéra dans l’opinion publique, ce fut la fête donnée pour l’inauguration des bustes de Marat et de Lepelletier-Saint-Fargeau par la section de Bondy ; elle eut lieu le sextidi, 6 brumaire de l’an II (27 octobre 1793).

La façade de l’Opéra représentait une montagne, sur le sommet de laquelle était bâti le temple des Arts et de la Liberté ; les tombeaux de Marat et de Lepelletier étaient placés à droite et à gauche : une autre montagne était destinée à recevoir les députés de la Convention, des autorités constituées et des sociétés populaires. Un char qui portait la Liberté et l’Égalité s’arrêta devant la montagne ; les deux divinités la gravirent ; les portes du temple s’ouvrirent pour les recevoir ; en même temps, l’orchestre fit entendre la marche des prêtresses de l’opéra d’Alceste ; on vit alors sortir du temple des jeunes filles vêtues de tuniques blanches, couronnées de fleurs, ceintes de rubans tricolores, et portant des guirlandes, des palmes, des urnes, des vases et des cassolettes de parfums. La cérémonie commença.

Elle ressembla à toutes les apothéoses et à toutes les inaugurations ; on chanta des chœurs :

Le digne ami du peuple et l’émule des mœurs
Sont tombés sous les coups d’un glaive sanguinaire,
Marat, Marat n’est plus ! ainsi que Saint-Fargeau.
Le fanatisme impur a fermé leur paupière.
Célèbres montagnards que le peuple révère,
Disciples fameux de Rousseau,
Venez parer de fleurs leur modeste tombeau.

Le mot modeste n’était pas flatteur pour l’Opéra, qui, dans cette circonstance avait fait du mieux qu’il pouvait faire.

Après qu’on avait déposé les fleurs et attaché les guirlandes, on reprenait :

Écartez de vous les profanes,
Les lâches partisans des rois,
Et jurez de venger les mânes
Des amis des mœurs et des lois.

Alors, ajoute la tradition, des sans-culottes se précipitèrent sur un des autels et chantèrent en se joignant aux enfans des arts le serment qui suit, parodié sur le chœur de l’opéra d’Émelinde :

Jurons, sur nos glaives sanglans,
D’exterminer les hordes des rebelles ;
Divinité des cœurs fidèles,
Liberté, reçois nos sermens.

Apollon se présentait ensuite et terminait cette solennité.

A cette époque, il n’était question que d’affranchir le théâtre ; de nouveaux réglemens, de nouveaux décrets, de nouvelles lois, s’efforçaient à l’envi les uns des autres de lui rendre son indépendance. On annonçait qu’une ère nouvelle allait s’ouvrir pour lui. La Comédie française avait été érigée en théâtre du peuple, c’est-à-dire destiné aux représentations officielles offertes gratuitement au peuple ; on ne pouvait être admis à ces représentations que sur l’exhibition d’une marque particulière que la municipalité devait distribuer aux patriotes. Un établissement semblable devait être fondé dans toutes les communes où il y avait des spectacles. On proposa pour ces théâtres un répertoire dans lequel les scènes d’opéra devaient jouer : l’Apothéose de Beaurepaire ; le Camp de Grand-pré, paroles de Chénier, musique de Gossec ; Fabius, Horatius-Coclès, paroles d’Arnault, musique de Méhul ; la Journée du dix août, ou l’Inauguration de la république Française, sans-culottide ; Miltiade à Marathon ; Manlius Torquatus ; l’Offrande à la liberté, de Gardel et Gossec ; le Siége de Thionville ; Toute la Grèce ; Wenzel ou le Magistrat du peuple. Si l’on joint à ces œuvres : le Chant des vengeances, par Rouget-Delisle ; le Chant triomphal pour la pompe funèbre du général Hoche ; Léonidas et Toulon soumis, on aura une idée du parti que les idées républicaines ont tiré des représentations de l’Opéra, qui était aussi le centre de réunions civiques ; on y avait donné la Fête des vieillards. Ainsi, cette scène que la vieille royauté avait édifiée et entretenue à si grands frais, était un des principaux instrumens qui servaient à battre en brèche les idées monarchiques.

Il ne serait pas juste cependant de ne voir l’Opéra révolutionnaire que dans cette mythologie patriotique, tout aussi ridicule, il faut bien le dire, que celle des ballets du grand roi. La Commune de Paris ne négligea rien pour conserver aux arts cette demeure splendide qui depuis si long-temps contribuait à l’émulation et aux progrès des artistes. Une loi du 18 brumaire an II (8 novembre 1793) créa le Conservatoire de musique ; l’année suivante, le 16 thermidor an III, il fut organisé. Cet établissement était composé de cent quinze artistes, divisés en trois classes, et chargés de former gratuitement six cents élèves des deux sexes. Chaque département avait droit à dix places d’élèves au Conservatoire. L’ancien magasin de l’Opéra et l’Académie de Danse, dont nous avons parlé, avaient jeté en quelque sorte les premiers élémens de cet établissement, qui devint lui-même le berceau de notre Conservatoire actuel, auquel d’injustes reproches n’ont point empêché qu’une éclatante justice ne fût rendue. On a mis trop d’affectation à répudier quelque boursoufflure de cet enseignement méthodique ; le drame a pu se plaindre du rhythme d’une déclamation ampoulée ; le chant peut regretter quelques exagérations d’habitudes et de modèles, mais il faut bien reconnaître que de saines traditions que l’épithète dédaigneuse de classiques n’est pas encore parvenue à discréditer, ont contribué long-temps à contenir les déplorables écarts qui menacent aujourd’hui l’art dans toutes ses parties ; qu’elles ont doté le Théâtre Français d’artistes dont nous pouvons nous glorifier sous les yeux de toute l’Europe, et aux titres de cette école, il faut ajouter celui d’avoir formé des instrumentistes dont l’exécution est aujourd’hui sans rivale dans le monde musical. Des professeurs tels que les Habeneck, les Lafont, les Baillot, les Chérubini, les Tulou, les Norblin, les Baer et madame Cinti-Damoreau3, l’orchestre de l’Opéra si habilement conduit par un maître qui n’a quitté la direction de ce théâtre que pour devenir le premier chef d’orchestre de l’Europe, et les concerts du Conservatoire, font l’admiration de l’étranger. Vienne, Naples et Milan sont, sous ce rapport, les tributaires de Paris, qui, à son tour, emprunte à l’Allemagne et à l’Italie les merveilles de leurs voix, mais qui, seul en Europe, fait, défait et soutient les réputations lyriques.

En 1796, le Théâtre de la République et des Arts fut établi rue de la Loi (Richelieu), dans la salle que le Gouvernement avait acquise de mademoiselle Montansier. Ce fut dans cette salle que le parterre fut assis : jusque-là, il s’était tenu debout. Jusqu’en l’an VI (1799), les artistes de ce théâtre s’étaient gouvernés eux-mêmes, en régie sociale : à cette époque, les sieurs Francœur, Denesle et Baco prirent la direction de l’Opéra. Le Directoire, époque de fastueux délire et d’opulence, rendit à l’Opéra une partie de son éclat royal ; il fut le rendez-vous de la société élégante : on eût dit qu’un reflet de la Régence, ou qu’un pâle rayon du siècle de Louis XV avait pénétré dans la salle, sur la scène et dans les coulisses ; c’était une aurore, aurore boréale toutefois, tant elle était à la fois éloignée des destinées passées et du destin futur de l’Opéra.

Les plaisirs reprenaient possession du terrain que les passions politiques avaient envahi, et qu’elles semblaient ne quitter qu’à regret, et n’abandonner que par lassitude. Pour toutes choses, cette époque fut transitoire. Cependant, la munificence directoriale se complaisait à l’Opéra ; les muscadins et les merveilleux y affluaient ; les toilettes s’y remontrèrent, mais avec plus de prodigalité que de goût ; l’Opéra, auquel on ne peut pas contester le mérite d’avoir toujours bien réfléchi la physionomie de l’époque, ressemblait alors à un riche parvenu : il était comme la société qui garnissait ses loges et ses balcons.

L’avénement de l’Empire ouvrit à l’Opéra une carrière nouvelle.

L’Académie impériale de Musique procéda comme un émigré rentré ; elle se réintégra dans tous ses priviléges anciens. Elle se débarrassa à la hâte de toute sa défroque républicaine ; elle reprit sa livrée monarchique : il ne s’agissait, pour elle, que de changer l’étoffe et le galon. Il se manifeste ici une curieuse et frappante coïncidence entre cette période de l’histoire de l’Opéra et ce que nous avons rapporté de sa naissance. D’abord, comme autrefois, l’Opéra fit partie de la maison du souverain, et fut soutenu et aidé par les deniers de la couronne ; il était placé sous la haute surveillance du grand-maréchal du palais, et sous la vigilance particulière du premier préfet du palais : cette charge était alors occupée par M. de Luçay.

En 1805, le personnel de l’Opéra était de cinq cent treize individus, dont cent quatre-vingt-six appartenaient à la scène, quatre-vingts à l’orchestre, le reste aux différens services et à l’administration : ce personnel coûtait par année 884,260 fr. ; sur l’état du corps de ballets, on voit figurer pour des appointemens de 800 fr. par an, mademoiselle Leverd, que nous avons admirée au Théâtre Français.

Le personnel et cette dépense diminuèrent plus tard : en 1807, le total des appointemens ne s’élevait plus qu’à 821,160 fr. En 1808, sous la direction de Picard, le chiffre du personnel se réduisit à quatre cent cinquante-quatre individus, et celui des traitemens à 752,060 fr. Les feux, c’est-à-dire la gratification qui est allouée à certains acteurs par chaque représentation, et qui, dans son origine, était destinée à les indemniser de menus frais de feu et d’accessoires de toilette, sont compris dans cet état de dépense. A M. de Luçay succéda M. de Rémusat, premier chambellan de l’empereur, nommé surintendant des spectacles. Il ne faut pas croire que l’Empire fût une époque de parcimonie pour l’Opéra : l’empereur exigeait au contraire qu’il y fût déployé une grande magnificence ; c’est sans doute ce qui fit qu’on lui attribua ce propos célèbre, tenu par un habile directeur : « A l’Opéra, il faut jeter l’argent par la porte, pour le faire rentrer par les fenêtres. »

Notre première scène lyrique était donc réinstallée à la Cour : elle en profita pour faire revivre ses droits de vieille suprématie ; elle frappa de contributions tous les théâtres secondaires ; elle percevait un impôt sur chacune de leurs recettes. Œdipe, la Vestale, Panurge, Anacréon, la Caravane du Caire, les Mystères d’Isis, Fernand Cortez, les Prétendus, œuvres qui appartenaient à la fois au Directoire, au Consulat et à l’Empire ; des ballets pleins de goût, tels que Psyché, la Dansomanie et Nina, attestaient dans les arts de notables progrès, et si le génie manquait à ces productions, elles préparaient du moins les voies aux Messies qui pouvaient se présenter. Laïs, Dérivis père, Nourrit père, Lavigne, mesdames Branchu et Bigottini, disputaient de zèle et se partageaient les applaudissemens. En 1810, les recettes de l’Opéra s’élevèrent à 660,327 fr. ; l’Empereur dépensa pour ce spectacle 1,027,676 fr. Il est vrai que l’Opéra marchait à la tête de ceux qui exaltaient la personne et la gloire de Napoléon : le Triomphe de Trajan, dans lequel on vit le char du triomphateur, traîné par quatre chevaux blancs, fut une véritable apothéose que toute la population de Paris voulut saluer de ses acclamations.

Combien toutes les proportions de cette scène ne s’étaient-elles pas alors agrandies ! En 1793, l’Opéra n’avait reçu du Gouvernement, à titre de secours, que 150,000 fr. ; ses recettes s’étaient élevées à 853,719 fr. — Ensemble 1,003,719 fr. — Ses dépenses furent à 1,221,648 fr. — Il perdit 217,929 fr. Les chiffres forment une partie essentielle de l’histoire de tous les théâtres.

Sous l’Empire, l’art du décorateur et surtout celui du machiniste étaient sortis de la ridicule ornière du régime tombé. On a tant parlé des anciens costumes de l’Opéra ; on les a si souvent reproduits ; on s’en est tellement moqué, que nous devons traiter brièvement et, seulement pour mémoire, cette partie de ses annales. Il n’était plus question d’un Olympe, d’une mythologie en poudre, en mouches et en paniers ; les bergères satinées et pailletées, les houlettes enrubannées, les héros panachés, avaient disparu ; les queues et les tonnelets avaient été bannis. La révolution que Talma avait faite dans le costume tragique s’était étendue jusqu’à l’Opéra ; la toge y était sévèrement portée ; la draperie grecque, les accessoires, la foudre de Jupiter et la barbe de ses prêtres y étaient soumis à une étiquette aussi rigoureuse que celle qui réglait les faisceaux des licteurs, mais la vérité antique était la seule dont on s’occupât ; elle était elle-même bien plus empreinte de convention que d’exactitude : c’étaient encore des Grecs et des Romains à la façon de ceux de Racine et de David. La bouffissure chevaleresque dominait dans tout le reste. Les décors avaient été plus loin ; on doit même avouer que s’ils n’étaient pas encore parvenus aux admirables effets que nous contemplons aujourd’hui, du moins ils étaient déjà dans les voies de remarquables améliorations ; à l’exception de l’immuable temple grec, ils étaient convenables.

La danse semblait stationnaire dans ce mouvement général qu’il ne faut pas mépriser aujourd’hui parce que nous l’avons dépassé ; la gavotte avait remplacé le menuet, qui lui-même avait détrôné la chacone, jadis si fort en faveur, que ce fut dans une chacone que débuta le jeune Vestris.

Historien rapide de l’Opéra, que ne puis-je jeter un voile sur les premières années de la restauration, sur 1814 et 1815 ? Pourquoi suis-je obligé de compter ses sermens et de voir sa foi politique, mobile comme celle d’un homme d’état ! L’Opéra qui avait chanté la Marseillaise, l’Opéra qui avait porté en triomphe le buste de Marat, l’Opéra qui avait traîné le char de Napoléon-Trajan, l’Opéra qui avait interrompu ses chants et son récitatif pour célébrer la naissance du fils de l’empereur et lire les bulletins de la Grande armée ; l’Opéra vint avec des fleurs nouvelles, des palmes fraîches et des flatteries usées, au devant des souverains alliés ; puis pendant les Cent jours son orchestre exécuta encore la Marseillaise ; puis après Waterloo, comme il l’avait déjà fait en 1814, il représenta, pour Alexandre de Russie, François d’Autriche et Guillaume de Prusse, le Triomphe de Trajan ; puis dans la Caravane, en regardant Wellington, Schwartzenberg et Blücher, il s’écria : « La victoire est à vous ! » Détestable et flétrissante variante.

L’Opéra reprit son titre ancien : il s’appela Académie royale de Musique, comme il s’était appelé Académie impériale de Musique ; il fit partie de la maison du roi, comme il avait fait partie du palais de l’empereur ; il ouvrit ses deux battans aux gentilshommes de la chambre, comme il les avait ouverts aux chambellans.

La subvention royale lui fut en aide, comme la subvention impériale lui avait été en appui, comme les deniers de la république lui avaient été en secours.

Néanmoins, pendant les premières années de la restauration, sa faveur ne fut pas grande ; il était même en ce temps-là d’assez bon goût à la Cour de mal parler de l’Opéra. Les artistes en étaient peu saillans, presque tous achevaient leur existence de renommée ; la jeunesse manquait à cette scène, aucun talent nouveau ne s’y montrait ; la danse prenait sur la musique une supériorité que celle-ci ne songeait pas à lui disputer. Le Rossignol, représenté en 1816, est presque le seul ouvrage qu’on puisse citer à la gloire de la musique.

L’Opéra se mourait de langueur ; il dormait sur sa subvention. En 1820, le 13 février, le duc de Berry est assassiné à la porte de l’Opéra. On dresse à la hâte, pour le prince expirant, un lit dans le foyer ; la famille royale accourt. Les Bourbons de la branche aînée, mornes et abattus, sentent que le fer dont Louvel a frappé le plus jeune d’entre eux les a tous blessés au cœur ; toute la nuit ils entourent le lit de douleur ; le prince meurt à l’Opéra assiégé par les masques accourus pour le bal. Le salle fut fermée ; toute représentation théâtrale était dès-lors impossible dans ce lieu, de la part d’une scène dont la cassette royale faisait les frais.

On construisit alors à la hâte la salle de la rue Lepelletier ; elle ne devait être que provisoire : voilà douze années qu’elle dure ; la beauté de ses proportions laisse peu de regrets à ce sujet. Le théâtre de la rue de Richelieu alarmait par son voisinage de la Bibliothèque royale ; on n’aimait pas à voir ce monument qui contient le plus riche et le plus précieux de tous les dépôts, face à face avec un édifice voué aux flammes, car telle est la destinée probable de ces salles d’Opéra. Les compagnies d’assurances ne veulent les assurer que moyennant une prime énorme ; leurs devancières ont été dévorées par un feu que toutes les précautions n’ont point encore réussi à écarter.

Depuis 1822 jusqu’en 1830, l’Opéra vit renaître une partie de ses beaux jours ; mais la danse ne cessa pas d’y régner en souveraine. Paul et Albert, Bigottini, Legallois, les Noblet, y tenaient le sceptre ; un jeu de mots contemporain de cette époque analyse bien sa position : L’Opéra, disait-on, ne marche que sur les jambes de ses danseurs. On ne chantait qu’à l’Opéra Italien et à Feydeau, quand mademoiselle Cinti, transfuge des Bouffes, parut à l’Opéra ; elle était dépaysée et dans le plus complet isolement. Les ballets, au contraire, se montraient triomphans : ce fut dans l’opéra de la Lampe Merveilleuse, que défila cette armée d’Aladin, dont le gracieux souvenir est encore présent à tous les habitués de l’orchestre ; Cendrillon, le Carnaval de Venise, les Pages du duc de Vendôme, la Somnambule, Mars et Vénus, la Belle au bois dormant, semblaient chargés d’y entretenir la tradition féerique. Déjà le décors avait pris son essor : dans la Belle au bois dormant, on vit, pour la première fois, une décoration mouvante qui faisait défiler une ravissante perspective devant les ondulations d’un bateau. Mais à l’extrémité de cette période on trouve le Comte Ory, Guillaume Tell, Moïse et cette Muette de Portici, qui à elle seule, par l’entraînement de son spectacle, fit la révolution de Belgique4 et les débuts de mademoiselle Taglioni. La musique et la danse, le décors, le costume, l’art de la scène et celui du machiniste marchèrent alors d’un pas égal vers ces hauteurs de perfectionnement où nous les apercevons aujourd’hui.

Les gentilshommes de la chambre se prélassaient dans leur loge attitrée, la foule ne se portait pas à l’Opéra : il était fashionable, mais point populaire ; la bourgeoisie en redoutait l’entrée ; elle y était encore mal à l’aise : car la salle de la rue Lepelletier, que la banque elle-même n’avait pas prise sous sa protection, était encore une succursale de château. La royauté s’y pavanait et s’y complimentait elle-même. Pharamond, opéra représenté à l’occasion du sacre de Reims, avait inutilement employé les poètes et les musiciens suivant la Cour ; cet appareil n’avait, dans la population parisienne, ni sympathie ni racine ; l’Opéra n’était pas le plus suivi de nos spectacles ; mais, assurément, c’en était toujours le plus brillant.

La restauration ne parvint jamais à faire de l’Opéra un spectacle populaire. Le luxe y régnait ; on y avait appelé Rossini, qui pour la première fois, en 1824, fit représenter la Donna del Lago sur le théâtre de la rue Lepelletier ; le Siége de Corinthe, dont la partition était celle de Maometo secundo ; Moïse, traduit de Mosè, qui depuis dix ans était joué à l’Opéra Italien. Une subvention royale qui de 1824 à 1828 s’éleva à 750,000 fr., qui en 1829 fut de 817,925 fr., et en 1830 de 826,919 fr., non compris, bien entendu, la redevance des petits théâtres, qui s’élevait alors à une somme de deux cent mille francs par année ; une révolution musicale que Nourrit, Levasseur et madame Cinti-Damoreau, soutenus par le maestro, accomplissaient, tout fut inutilement prodigué ; rien ne put attirer la multitude indifférente. Il est vrai que le second semestre de l’année 1830 fut presque tout entier en proie à des mouvemens politiques qui laissaient peu de loisir à la fréquentation des spectacles. En 1829, les dépenses furent de 1,770,103 fr. ; en 1830, elles furent de 1,717,347 fr. La première année offrit un bénéfice de 47,000 fr. ; la seconde, un déficit de 143,711 fr.

Le thermomètre des recettes de l’Opéra présente d’étranges phénomènes : en 1793, au plus fort de la Terreur et de l’émigration, il offre un chiffre de 853,719 fr., et en 1810, au moment le plus glorieux des conquêtes impériales, qnand toute l’Europe accourait dans la capitale de l’Empire, le chiffre ne monte qu’à 660,327 fr., dont 70,000 furent produits par les bals masqués : ce fut pour ces réunions l’année la plus florissante ; en 1793 les bals masqués n’existaient pas. En présence de ces résultats, on se demande si l’échafaud causait moins de trouble dans les plaisirs que la victoire ne leur donnait d’activité et d’élan.

Le dernier acte politique de l’Opéra de la restauration fut la lecture du bulletin de la prise d’Alger.

A toutes les époques, les élémens de prospérité furent nombreux pour l’Opéra ; dans les différentes phases que nous venons de parcourir, nous l’avons vu non pas résister à toutes les tourmentes, mais s’y plier toujours avec adresse et souvent savoir en tirer parti. Une main habile devait mettre à profit les événemens de 1830. La Cour, avec ses habitudes exclusives et ses allures exceptionnelles, n’existait plus ; l’embarrassant patronage de la chambre du roi était tombé ; il fallait lancer, en quelque sorte, l’Opéra dans le domaine de tous ; il fallait y amener la foule ; non pas, comme au temps de la première révolution par des éclats politiques qui effraient le plaisir, mais en continuant le progrès musical commencé, en suivant les traditions de mise en scène et de décors que la Muette de Portici avait léguées, en encourageant le perfectionnement que Taglioni et Perrot avaient tout-à-coup révélé dans la danse, en jetant à pleines mains et partout le luxe et la vérité, en intéressant au succès de l’Opéra tout ce qui concourt au mouvement intellectuel de la société, en bannissant de la salle tout ce qui avait pu effaroucher les susceptibilités bourgeoises et industrielles, en appelant incessamment l’attention du public sur l’Opéra, en choisissant pour l’initier à cette splendeur, à cette pompe et à cette harmonie de tous les arts, les jours qui lui permettaient d’y accourir, en stimulant l’émulation des artistes ; en un mot, en faisant de l’Opéra, théâtre, salle et foyer, le centre de toutes les lumières.

C’est ce que M. Véron, directeur actuel, a su faire, tantôt par son empressement auprès des hommes distingués dans tous les rangs, tantôt par l’accueil qu’il réserve aux jeunes talens, tantôt par le soin qu’il apporte à publier les spectacles de l’Opéra, tantôt par sa générosité envers les artistes, tantôt par l’heureuse et productive idée des représentations du dimanche, tantôt par le charme et la richesse du spectacle, et enfin par l’habileté avec laquelle il a su profiter du moment où toute la société, divisée de sentimens, d’affections et d’opinions, fuyait les salons, et ne demandait qu’un endroit où le plaisir commun pût là se réunir.

Après les succès obtenus par M. Véron, on s’est tout-à-coup aperçu que les circonstances l’avaient admirablement servi ; qu’on me permette de le dire, cette découverte était un peu tardive. Les circonstances, d’ailleurs, sont bien loin de lui avoir été aussi favorables qu’on affecte de le répéter. Ce nouveau directeur de 1831 avait à lutter contre des abus dont nous ne devons point donner le détail, parce que nous ne pourrions le faire sans nous laisser entraîner à des personnalités qui nous vont mal ; ces abus étaient tellement anciens, tellement invétérés, qu’on s’était accoutumé à les regarder comme des droits. Il a fallu quelque courage pour lutter de front contre ces résistances, et pour troubler toutes ces quiétudes. Les talens qui font la fortune de l’entreprise actuelle n’ont jamais été aussi richement rétribués : Mlle Taglioni reçoit 30,000 fr. par an ; Adolphe Nourrit et madame Cinti-Damoreau reçoivent chacun 50,000 fr. Si quelqu’un était tenté d’accuser de parcimonie la nouvelle direction, elle répondrait par le ballet de Gustave, dont le faste est sans exemple à l’Opéra ; elle répondrait surtout par cette réunion unique en Europe du meilleur orchestre, dirigé par Habeneck, dont on ne peut répéter le nom sans y joindre un éloge nouveau, de la plus belle scène lyrique nationale5, où brillent les Nourrit, les Levasseur, les Damoreau, les Dorus et les Falcon, et d’un ballet où l’on peut applaudir Taglioni, Perrot, Fanny Elssler, et les Noblet. L’Europe tout entière est tributaire des richesses de notre Opéra ; son ballet est devenu cosmopolite. Les décors, dont Cicéri, E. Bertin, Feuchères, Filastre, Cambon, Desplechin, Séchan, ont poussé l’art jusqu’aux illusions du Diorama, complètent cet inimitable ensemble.

Certes, sans vouloir pénétrer plus avant qu’il ne peut paraître convenable de le faire, les obstacles et les embarras n’ont pas manqué à M. Véron ; les entraves multipliées l’ont plus d’une fois enlacé à un tel point, qu’il s’est vu forcé de mettre le public dans la confidence des dégoûts qu’il éprouvait. Eh bien, rien n’a arrêté sa marche ! Depuis 1831, Robert-le-Diable, Gustave, la Tentation 6, la Sylphide, la Révolte au Sérail, Don Juan et la Tempête, adroitement combinés avec les meilleurs ouvrages de l’ancien répertoire, ont tenu jusqu’à la fin le spectacle rempli. Jamais l’Opéra, le pays des miracles, n’avait vu ces prodiges.

La somme annuelle que touche aujourd’hui la direction de l’Opéra a été le sujet de bien des attaques. On n’a pas daigné sans doute faire une réflexion : c’est que M. Véron a succédé à une direction obérée, dans un temps où le souffle dévorant de la politique et de l’émeute semblait devoir tout dessécher. Les secours que l’on a donnés alors à l’Opéra ont été grands, parce que les besoins étaient grands. Cette subvention diminue graduellement, jusqu’à ce qu’elle ait atteint le chiffre de 650,000 fr. C’est moins que n’a jamais donné la restauration : bien moins que ne donnait l’empereur, peu prodigue, comme on le sait, et auquel l’Opéra coûta, en 1810, un million vingt-sept mille fr. La direction actuelle, pour les résultats qu’elle a obtenus, est, de tous les gouvernemens de l’Opéra, celui qui convient le mieux au public par les plaisirs dont elle le dote, et à l’État, par l’économie qu’elle apporte dans les dépenses du Trésor. Nous ajouterons que, depuis la révolution de 1830, la redevance des petits théâtres est abolie.

M. Véron ne s’est pas considéré comme étant seulement directeur de l’Opéra ; il a dû y chercher sa propre fortune. La nonchalante aristocratie des gentilshommes de la chambre, ou des administrateurs aux appointemens, ne pouvait lui convenir ; il s’est occupé de faire des recettes. A ce sujet, l’opinion officielle qu’on avait autrefois de l’Opéra n’est pas moins curieuse à rapporter ici que celle que l’on a encore aujourd’hui dans les bureaux : on regardait et on regarde encore les recettes comme un accessoire peu intéressant à l’Opéra ; autant vaudrait-il prétendre que l’Opéra n’est point fait pour le public.

Remercions M. Véron d’avoir pensé autrement ; s’il s’est enrichi, il a contribué à nos plaisirs mieux qu’on ne l’avait fait jusques à lui. Pour monter Robert-le-Diable et entourer la belle partition de l’auteur de il Crociato, de ce Meyerbeer, Italien de la Germanie, qui s’est inspiré à la fois de Mozart, de Weber et de Rossini, l’Opéra a dépensé plus de 100,000 fr., et Paris a joui du plus beau spectacle du monde7.

Maintenant l’Opéra est le plus fréquenté de tous les théâtres. Chaque soir on y voit se réunir ce qu’on nomme les notabilités de tous les rangs. La société tout entière veut se mirer dans les glaces de son foyer ; ses corridors feraient envie aux salons les mieux hantés. La jeune Fashion, en gants jaunes, se presse aux avant-scènes ; l’orchestre rassemble les artistes de tous les cultes et de toutes les bannières ; les hommes d’état, la haute industrie, la politique animée, la galanterie remplit les loges, et la bourgeoisie, familière maintenant avec tous les noms, avec toutes les réputations, se mêle sans gêne et sans embarras à ce concours si étincelant de contrastes. Ministres, pairs, députés, écrivains, marchands, artistes, étrangers et nationaux se heurtent et se coudoient à toutes les rampes. L’égalité règne à l’Opéra, et peut-être le spectacle d’un tel public offre-t-il autant d’attraits que les magnificences de la scène.

L’Opéra est actuellement l’établissement le plus populaire de Paris. Pour arriver là, il fallait fermer les portes à la morgue aristocratique ; il fallait les ouvrir à l’intelligence.

Le foyer offre surtout un coup d’œil digne d’appeler toute l’attention de l’observateur. Le corps diplomatique y est exact, comme aux réunions d’un congrès. Les séances des chambres semblent s’y continuer. La chronique du foyer de l’Opéra résume à elle seule toute la politique de l’Europe. Les journalistes y vont comme dans la grotte de la Sibylle ; car les pilastres du foyer semblent rendre des oracles. Nos hommes d’état y parlent haut, comme des gens qui veulent être entendus. On y sait les faits de la Cour, ceux de la ville et ceux de l’Europe. Il n’est pas un étranger de distinction qui ne descende d’abord au foyer de l’Opéra ; il n’est pas une seule réunion du monde élevé dont le foyer de l’Opéra ne répète les échos ; on y achève les dîners diplomatiques ; on y commence les soirées du château et de la banque ; le foyer de l’Opéra, pour la haute société politique, est une halte indispensable entre la salle à manger et le salon.

L’histoire des bals masqués semble former une appendice nécessaire à celle de l’Opéra ; mais les bals masqués, depuis leur origine, offrent peu de traits saillans. Né sous la Régence, pour favoriser les débauches du Palais-Royal, le bal masqué de l’Opéra fut d’abord brillant et animé ; on y jeta à profusion les lumières et les tentures.

La description qui nous a été laissée des dispositions de la salle de l’Opéra rappelait les ornemens du ballet de Gustave. L’intrigue, c’est-à-dire le mystère des amoureuses liaisons, leurs révélations, la ruse, les mystifications, la galanterie libre, quelquefois le dévergondage, les agaceries et les honteux marchés prirent possession du bal masqué ; dans la suite il ne présenta plus que l’aspect d’une monotone promenade de dominos. Le prix en était invariablement fixé à six livres ; il commençait autrefois à la Saint-Martin, puis il s’interrompait et reprenait après le jour des Rois, et continuait de temps à autre durant le carnaval. Pendant la révolution il n’y eut pas de bals masqués ; ils reprirent faveur sous l’empire, et furent très-suivis. Excepté ceux des lundi et jeudi gras, ils furent délaissés plus tard : on convenait généralement de leur tristesse.

Depuis 1830, rien n’a été négligé pour leur donner une physionomie nouvelle et capable de captiver ; des loteries pour lesquelles on recevait un numéro à la porte en présentant le billet d’entrée, des danses, un vaste orchestre qui avait remplacé quelques maussades violons, des quadrilles de costumes, des danseurs espagnols exécutant leurs pas nationaux, la vieille parade avec sa spirituelle et grotesque naïveté, des concerts de mirliton, des caricatures vivantes, un luxe inouï d’éclairage, tout a été employé pour ramener le public. La foule s’y est précipitée, non pas grave, noire, habillée sévèrement comme autrefois, mais avec des allures de joie et de plaisir, sans retenue et sans étiquette. Un moment même, elle a tenté d’introduire à l’Opéra cette danse dont on ne peut écrire le nom, et qui, dans ses gestes lascifs et animés, résume tout le drame érotique, depuis le désir jusqu’à la possession. Cette tentative a échoué. Si le bal de l’Opéra eût admis de telles mœurs, aux yeux des étrangers, qui s’obstinent encore à croire que c’est là qu’il faut juger la France, nous eussions apparu comme un peuple en état de démence et d’ivresse.

Les fastes de la galanterie des coulisses de l’Opéra ont une telle renommée, qu’ils doivent au moins trouver une mention dans ce chapitre. Un peuple, une race, un monde tout entier, habitent l’Opéra. Derrière la toile, dans les foyers, dans les loges des acteurs, c’est-à-dire dans les endroits, qui leur sont assignés pour se préparer à la représentation, dans les magasins, dans les classes du Conservatoire, il existe des notions du bien et du mal qui, dans leur application générale, ne ressemblent point du tout à celles qui régissent la société. La liberté, le plaisir et surtout l’intérêt y tiennent le sceptre de la morale publique. Si nous le voulions, nous pourrions dérouler des annales qui provoqueraient tour à tour le rire et les larmes, l’émotion voluptueuse et le dégoût. Il y a là d’ardentes passions, d’errantes et folles ardeurs ; il y a là aussi des dévouemens vrais et sublimes, puis des prostitutions anticipées, des contrats qui flétrissent l’âme et des marchés hideux que plus d’une fois la main d’une mère a signés. La fortune y fait mille tours ; elle jette en aveugle à tout ce peuple les bijoux et l’opulence, la vogue, et ensuite la misère et les dédains, l’éclat et la laideur ; elle se joue et se plaît au milieu de ces cruelles et poignantes métamorphoses, et à ses côtés l’insouciance vient tout niveler et réunir des mains et des cœurs que d’ambitieuses rivalités avaient séparées. La franchise du libertinage surpasse souvent dans ses aveux tout ce que l’imagination pourrait inventer.

A mon sens, il y a des secrets qu’on peut aimer à connaître : examiner les moteurs et les matériaux des tableaux qui vous ont étonné, analyser une illusion , en un mot, voir de près ce qui nous a séduits de loin, c’est une étude qui peut et doit n’être pas sans attraits pour un esprit observateur ; mais c’est folie que d’aborder ce peuple magique ; laissez-lui son rouge et son clinquant, redoutez, l’épreuve d’une contemplation trop intime, gardez votre point d’optique ; il est des bandeaux qu’il ne faut pas arracher : le monde théâtral ne peut être regardé qu’à distance. Ne, franchissez pas la rampe : croyez-moi.

Cependant, les répétitions générales de l’Opéra offrent un spectacle tout émaillé de ravissantes : bigarrures. La salle envahie par un public qui se confond à toutes les places ; les dieux et les héros en habits bourgeois, ou bien affublés d’une partie de costume, ou essayant les uns leurs armes , les autres leurs attributs ; les génies qui rient et courent dans les escaliers ; forment des scènes imprévues qui charment et qui étonnent. J’ai vu Taglioni , la Sylphide, essayer un pas en robe blanche du matin. J’ai vu tout l’enfer de la Tentation en écharpes roses, coiffé en cheveux et vêtu des plus légères toilettes. Le paradis vint à son tour : il était coquet comme une bonne fortune. La représentation, avec ses habillemens de démons et d’anges, avec des ailes et des cornes, m’a fait regretter ces souvenirs.

La riche galanterie s’en va peu à peu de l’Opéra ; l’amour prodigue, la passion magnifique, disparaissent chaque jour. Le bon marché, qui veut s’en prendre aux gouvernemens et aux rois, menace aussi l’empyrée de l’Opéra. Tous les soirs, à la sortie du spectacle, vous verrez une foule de jeunes gens dont l’amour remplit le cœur, bien plus que la fortune n’a rempli leur bourse, se hâter, attendre, épier ; chacun cherche l’objet de ses tendres ardeurs : c’est à cette sortie que la chronique de l’Opéra se révèle aux initiés.

On n’a jamais cessé de faire de louables efforts pour garder la morale sauve de toute atteinte dans les coulisses de l’Opéra. Dès sa naissance, il y eut, à deux reprises, deux ordonnances du roi pour interdire l’entrée des coulisses à tous ceux qu’y attiraient une indiscrète curiosité et des intentions dont on pouvait soupçonner la droiture. Vains efforts ! Lulli poussa les choses jusqu’à la plus rude sévérité ; il souffleta une actrice enceinte. M. de La Rochefoucauld, si fort honni à cause des réformes qu’il voulut introduire, n’avait fait que renouveler des réglemens anciens. L’habitude et le diable ont triomphé de tous les obstacles.

Sous les rois de nos pères, les grands seigneurs se glorifiaient de l’Opéra, et l’Opéra se glorifiait des grands seigneurs.

M. le duc de Choiseul, président de la commission de surveillance attachée à l’Opéra, voyant les dépenses que dans Robert-le-Diable on avait fait pour la toilette des dames, s’écriait : « Autrefois, cependant, c’était nous qui payions cela ! »

Ces temps sont effacés ; actuellement, l’Opéra vaut mieux que sa réputation : c’est un libertin converti.

Eugène BRIFFAULT.