Chapitre VII.
Des Spectacles des Danseurs de corde, &
de l’Art Gymnastique, & des sauts périlleux.
J’ai crû devoir employer dans l’Histoire générale de la Danse, ce qui concerne celle des Danseurs de corde, après avoir eu connoissance du Livre d’Archange Tuccaro Professeur en l’Art Gymnastique, qui traite de cet Art, ou des Exercices du corps, dédié au Roi de Naples, & imprimé à Paris en 1599, que M. Boyvin, de la Bibliothéque Royale, m’a prêté, sçachant que je travaillois à l’Histoire de la Danse. C’est pourquoi on peut regarder ce Chapitre comme un Supplément, qui renferme aussi quantité de faits historiques sur la Danse, qui m’étoient échapez dans la recherche que j’en ai faite. C’est aussi dans cet esprit que le Cardinal Duperron ne regardoit que comme un canevas la premiere édition d’un Livre, pour peu que la matiere fût neuve & étendue, & telle qu’on peut regarder celle dont je traite.
Je dirai donc que les Danseurs de corde sont devenus depuis un tems si agréables au Public, par l’embellissement de leurs Jeux & par la propreté de leurs Théâtres, que je suis persuadé qu’on sera bien-aise de sçavoir l’origine de leur établissement : on peut même le regarder comme le premier spectacle public qui ait paru chez les Grecs, puisqu’il étoit en usage bien auparavant les Jeux Olimpiques.
Boulanger, dans son Traité du Théâtre, dit que les Danseurs de corde étoient connus chez les Grecs sous le nom de Scocnobates, & chez les Latins sous celui de Hinambulus ; ce qui renfermoit chez les Anciens quatre sortes de ces danseurs. Les premiers étoient ceux qui voltigeoient autour d’une corde, comme une roue qui tourne autour de son essieu, & qui se suspendoient par le cou ou par les pieds : les seconds étoient ceux qui se couloient du haut en bas sur une corde, appuyez sur l’estomac, ayant les bras & les jambes étendues : les troisiémes étoient ceux qui couroient sur une longue corde tendue en droite ligne, & même sur une autre tendue du haut en bas, ce qui paroissoit fort périlleux ; & les quatriémes étoient ceux qui dansoient naturellement sur une corde tendue, avec le contre-poids, comme nous le voyons familierement aujourd’hui. Mais par la suite des tems ils joignirent à leur troupe des Sauteurs pour les sauts périlleux, que les Grecs appeloient Cubistes, & des femmes qui sautoient au-travers des cerceaux garnis de pointes d’épées en dedans, & qui faisoient quantité de tours de souplesses & d’agilitez très-surprenans ; ce qui rendit aussi leurs spectacles plus divertissans & plus estimables.
Spon nous apprend encore dans sa Recherche curieuse de l’Antiquité, que l’art des Danseurs de corde est des plus anciens, & dont l’origine commença dès l’établissement des Foires de Ville en Ville, pour l’utilité du Commerce, & qu’ils dressoient leurs Théâtres dans les Places publiques, pour assembler le peuple, & pour servir de divertissement aux Marchands Forains. Ils avoient encore parmi eux des Saltinbanques ou Charlatans, pour vendre leur mithridat ; & sur la fin du spectacle, quelques-uns de leur troupe alloient faire la quête parmi les spectateurs, qui mettoient ce qu’ils vouloient dans la tirelire, comme je l’ai vû pratiquer dans ma jeunesse les Fêtes & Dimanches à la Place de Nesles, où l’on a bati depuis le Collége des Quatre-Nations. Mais les Curez de Paris voyant que ce divertissement public attiroit & détournoit le peuple du Service divin, en firent abolir l’usage, & réduisirent les Danseurs de corde à ne jouer plus qu’aux Foires de Saint Germain & de Saint Laurent, suivant le Réglement de 1560, énoncé dans le Traité de la Police du Commissaire de la Marre, qui réduit les Danseurs de corde à ne jouer dans les Villes du Royaume que dans le tems des Foires, & à découvert dans les Places publiques. C’est apparamment sur les remontrances des Curez, que les Danseurs de corde n’ont plus joué qu’en champ clos, où je me souviens d’avoir donné seize sols aux premieres loges, & les autres places étoient à proportion. Il est vrai aussi que dans ce tems-là les hommes & les femmes un peu de mise n’alloient à ces spectacles qu’avec une espéce de honte.
Pausanias rapporte aussi que les Grecs refuserent d’admettre les Danseurs de corde, aux représentations des Jeux Olimpiques, parce qu’ils n’avoient point d’actions ni de préceptes dans leurs Jeux, qui tendissent à la perfection des mœurs, ni à aucune vertu morale ni physique : leurs Jeux ne consistoient qu’en des exercices violens, & souvent en danger de perdre la vie.
Ceux de nos jours n’ayant pas la liberté de parler dans leurs Piéces de Théâtre, imiterent pendant un tems l’art des Pantomimes, qui s’exprimoient par les gestes, & ensuite par le chant & par des tableaux. Mais les Comédiens François & l’Opéra s’étant toujours opposez à l’embellissement de leurs spectacles, les ont à la fin contraint de s’abonner avec eux pour un tems, en payant, je crois, dix mille écus ; moyennant quoi ils ont joint à leurs représentations des Piéces comiques qui peuvent passer pour une maniere de critique burlesque contre les mœurs du tems, qui sont assez au goût des gens de la Cour & de la Ville ; joint aux belles décorations de leur Théâtre. C’est pourquoi ils font payer les places à présent sur le même pied qu’à la Comédie ; ce qui me fait souvenir de rapporter ce qui arriva un jour à Térence dans Rome, au sujet des Danseurs de corde.
Il fait mention dans le Prologue de la Comédie intitulée D’heigra, qu’étant prêt de faire jouer cette piéce sur le Théâtre de Rome, l’an 586 de sa Fondation, partie des places étant même déja remplies, il se répandit un bruit dans le Parterre, que des Danseurs de corde, accompagnez d’une troupe d’Athlétes & de Gymnastes pour les sauts périlleux, avoient dressé leur Théâtre dans une Place publique, & qu’ils alloient commencer leurs Jeux pour la premiere fois ; aussitôt les spectateurs qui étoient venus pour voir la premiere représentation de sa Comédie, sortirent file à file, sans même redemander leur argent, & préférerent, au grand regret de Térence, la nouveauté du spectacle des Danseurs de corde, à celui de sa Piéce. Il plut si fort aux Romains, que Capitolin l’Historien dit que le Sénat en ordonna un qui fut représenté dans le Circle, pour honorer le triomphe des Empereurs Marc-Aurele & de Lucius Verus, où ils assisterent en habits de triomphes ; & qu’ils firent mettre des matelats étendus sous la corde, parce qu’un petit garçon de la troupe s’étoit laissé tomber en dansant devant eux : ce qui fut cause aussi que jusqu’au régne de Dioclétien, on tendit toujours des filets sous la corde, crainte de pareil accident, surtout quand les Empereurs honoroient les Danseurs de corde de leur présence. Capitolin rapporte encore qu’au tems de Néron, un Chevalier Romain parut à un de ces spectacles, monté sur un éléfant, qui marchoit en cadence sur la corde : ce qui fait voir que les Danseurs de corde étoient dans ce tems-là en quelque réputation pour les spectacles publics : les Empereurs Romains y assistoient aussi pour se rendre plus familiers au peuple. Il faut que leurs Jeux ayent bien dégénéré depuis ces tems-là, ayant toujours été regardez en France comme un spectacle puérile & convenable à la populace, si ce n’est depuis huit ou dix ans.
Je n’ai point vû dans mes voyages de Danseurs de corde plus hardis ni plus expérimentez que les Anglois, les Turcs & les Chinois : j’ai vû entre autres un Chinois en Hollande, monté sur des échasses aussi hautes que le toit des maisons, qui alloit annoncer par la Ville les Jeux que sa troupe devoit représenter. Il dansoit aussi sur la corde d’une élévation admirable, & faisoit des tours de souplesse surprenans. Ceux qui ont lû les Relations des Voyages de la Chine, sçavent que cette nation disloque les membres de leurs enfans, pour leur rendre le corps aussi souple & aussi dispos que celui d’un singe, surtout ceux qui font profession de gagner leur vie aux représentations des Jeux publics.
J’ai vû à Naples un Turc danser sans contrepoids, sur une corde qui traversoit une rue fort large, & attachée aux fenêtres d’un cinquiéme étage ; il ne paroissoit qu’un enfant à ceux qui le regardoient de la rue : aussi avoit-il pour se rassurer, des matelats sur le pavé, de la longueur de la corde. Néanmoins il arrive souvent que la tête leur tourne en dansant, & qu’il leur en coûte la vie, comme il est arrivé à un Turc que j’ai vû à la Foire de Saint Germain, il y a plus de trente ans : il montoit tout droit le long d’une corde qui étoit attachée de haut en bas au bout d’un grand mât, & dont le sommet alloit jusqu’au plafond du Jeu de paume ; & quand il étoit monté, il attachoit son contrepoids au sommet du mât, sur lequel il y avoit un rond de bois large comme une assiette, & y dansoit en tournant de tous côtez, ensuite il y dansoit sur la tête & les pieds en haut, & y faisoit quantité de mouvemens conformes à la cadence des violons, & puis il descendoit tout debout sur la corde, quoique tendue de haut en bas. Je puis dire aussi que les spectateurs ne le regardoient qu’en tremblant pour sa vie, comme il lui arriva quelque tems après de la perdre dans une représentation qu’il fit à la Foire de Troyes en Champagne, dont on a soupçonné un Anglois fameux Danseur de la troupe, qui jaloux de la réputation du Turc, graissa un endroit de la corde pendant qu’il étoit en haut ; il ne put s’en appercevoir, parce qu’il descendoit à reculon & ayant les pieds nuds, ce qui fut cause de sa chute. Il est assez ordinaire de voir de pareils attentats contre ceux qui excellent dans les Arts : l’Histoire nous en fournit quantité d’éxemples, surtout pour la Peinture & la Sculpture.
La Danseuse qu’on appelloit la belle Tourneuse, a fait trop de bruit sur le Théâtre des Danseurs de corde, pour n’en pas faire mention : je crois même qu’à moins de l’avoir vue, on aura peine à croire ce que j’en vais rapporter.
Elle paroissoit d’abord sur le Théâtre d’un air imposant, & y dansoit seule une Sarabande avec tant de grace, qu’elle charmoit tous les spectateurs ; ensuite elle demandoit des épées de longueur aux Cavaliers, qui vouloient bien lui présenter pour faire sa seconde représentation : ce qu’il y a de surprenant, c’est qu’elle s’en picquoit trois dans chaque coin de l’œil, qui se tenoient aussi droites que si elles avoient été picquées dans un poteau ; elle prenoit son mouvement de la cadence des violons qui jouoient un air qui sembloit exciter les vents, & tournoit d’une vitesse si surprenante pendant une quart-d’heure, que tous ceux qui la regardoient attentivement en demeuroient tout étourdis, ainsi qu’il m’est arrivé ; ensuite elle s’arrêtoit tout court, & retiroit ses épées nues l’une après l’autre du coin de ses yeux, avec autant de tranquilité que si elles les eût tirées du foureau. Néanmoins quand elle me rendit la mienne, dont la garde étoit fort pesante, je remarquai que la pointe étoit un peu ensanglantée. Cela n’empêcha pas qu’elle ne dansât encore d’autres danses tenant deux épées nues dans ses mains, dont elle mettoit les pointes tantôt sur sa gorge, & tantôt dans ses narines, sans se blesser. J’aurois crû que ces danses auroient été surnaturelles, si l’Abbé Archambaut qui a beaucoup d’érudition, ne m’avoit fait souvenir qu’elles tiroient leur origine de la danse Sacrée des Saliens Prêtres de Mars, instituée chez les Romains, que j’ai rapportée dans son lieu ; comme celle des Balets des Suisses, qui se fait au bruit & au cliquetis des sabres, tire son origine de la danse Pyrrique.
Nous avons vû sur le même Théâtre en 1714 un Pantomime Toscan danser plusieurs Entrées de danses caractérisées ; son visage représentoit au naturel tous les sujets de ses danses, entre autres celle d’un insensé, faisant agir toutes les parties de son corps en cadence, & qui paroissoient aussi disloquées que celles d’un squelete dont les os sont attachez avec du fil d’archal : son Entrée de Paysan avec des sabots, étoit d’une légereté & d’une naïveté sans pareille.
Mais ce qui acheva de lui donner une approbation générale, ce fut son Entrée d’un Suisse pris de vin, avec son hallebarde qui servoit à le soutenir dans tous les mouvemens, les gestes & les faux-pas d’un yvrogne, accompagnez de tous les agrémens les plus surprenans & les plus ingénieux que l’art de la Danse puisse imaginer dans ce genre-là.
J’étois à ce spectacle auprès d’un des plus fameux Danseurs de l’Opéra, qui m’avoua que toutes les Entrées de ce Pantomime étoient inimitables ; ce qui peut confirmer la bonne opinion que les Anciens ont eue des Toscans, pour les danses caractérisées les plus convenables au Théâtre pour exprimer les passions.
Les Danseurs de corde, pour rendre leurs spectacles plus complets, ont joint encore à leur troupe celle des Alards, qui sont connus autant par l’agilité des sauts périlleux, que par la perfection des Entrées de Scaramouches & d’Arlequins, où ils ont même paru à quelques Opéras avec applaudissement.
L’art Gymnastique dont Tuccaro faisoit profession, étoit selon lui le plus noble exercice des Héros de l’Antiquité, & le plus célébre aux Jeux Olimpiques ; ses fonctions consistoient dans la danse grave & sérieuse, à voltiger sur le cheval de bois, faire des armes, le saut, la lute, tirer de l’arc, lancer le dard, le javelot, jetter le palet, la course & la longue Paume : les Cubistes étoient ceux qui s’attachoient à faire les sauts périlleux ; mais de tous ces exercices, ceux qui convenoient à l’art de la Guerre, étoient les plus estimez : c’étoit aussi ces sortes d’éxercices qui composoient les Jeux Olimpiques.
Les Grecs avoient des Académies publiques qu’on appeloit Gymnastes, d’où nos Colléges & les Académies ont tiré leur origine ; les Républiques y entretenoient des Professeurs pour l’éducation de la jeunesse dès l’âge de sept ans : les Citoyens y alloient jusqu’à l’age de soixante ans, pour s’entretenir dans leurs exercices. On appeloit aussi, au dire de Quintilien, les Maîtres de l’Art Gymnastique Palestricos, & les Disciples Palestritas.
Quoiqu’il semble n’être permis qu’à Moïse de parler de ce qui s’est passé avant le Déluge universel, néanmoins Béroce nous assure que l’art du saut & de la lute étoit en usage dans la ville d’Enos ou de Caen, proche la montagne du Liban, où les Géans s’éxerçoient avant le Déluge, étant un art convenable à leur force gigantesque. On peut aussi juger de-là que Iphitus, non plus qu’Hercule, n’ont pas été les premiers inventeurs de l’art Gymnastique, mais qu’ils en ont été les restaurateurs, pour l’employer aux Jeux Olimpiques : quoi qu’il en soit, cela fait toujours voir que l’exercice de la lute & du saut sont aussi anciens que le monde.
Tuccaro rapporte aussi que Galien, ce fameux Médecin de l’Antiquité, voulant s’éxercer à la lute dans le Gymnaste d’Athénes, s’y démit l’épaule à l’âge de trente ans, & n’osa plus se commettre à cet exercice ; ce qui fut cause qu’il s’appliqua depuis à la connoissance de la Médecine, où il a si bien réussi.
Platon se faisoit au contraire un plaisir de s’aller exercer dans ces Jeux, parce qu’il passoit pour un bon Athléte, avant que de s’attacher à la Philosophie ; il étoit du devoir des bons Citoyens des Républiques, de paroître de tems en tems aux Gymnastes, pour en connoître les progrès, & même d’en continuer l’exercice jusqu’à soixante ans, qui étoit le tems où l’on étoit dispensé d’aller à la guerre pour la défense de sa patrie.
Virgile nous apprend aussi qu’après que les Perses & les Romains eurent affoibli la grandeur des Grecs, qu’ils envoyerent leurs enfans en Toscane pour les former à tous les exercices du corps, où cette Nation excelloit autant que les Grecs l’avoient pû faire dans le tems de leur splendeur ; de même qu’aujourd’hui tous les grands Seigneurs de l’Europe viennent en France pour se perfectionner dans les exercices convenables à la Noblesse.
J’ai trouvé dans Tuccaro trois ou quatre traits historiques concernant la Danse, qui méritent d’être rapportez ici comme un Supplément.
Il dit entre autres que les Juifs célébrerent une fête de réjouissance publique, qui consistoit en festins & en danses, pour remercier Dieu & marquer leur joie de la levée du siége de Béthulie, que Holopherne Général de l’armée des Assiriens tenoit assiégée, à qui Judith par une inspiration divine alla couper la tête dans son lit : après cette action mémorable, les Magistrats de la Ville menerent Judith en pompe au bal où la fête étoit préparée ; elle y dansa la premiere comme la Reine du bal. Cette illustre veuve étant sans ostentation, elle vêcut après chez elle comme une simple particuliere ; mais les Juifs pour célébrer sa mémoire, ont depuis continué cette fête tous les ans, jusqu’à la destruction de Jérusalem.
C’étoit un usage établi parmi les Juifs, de danser à toutes les fêtes de réjouissance & aux noces : les conviez se faisoient honneur de danser avec la mariée ; & si Notre-Seigneur ne dansa pas aux noces de Cana, du-moins y convertit-il l’eau en vin, pour témoigner sa reconnoissance à la mariée, & pour en prolonger le divertissement.
Lucien fait mention que Sylene étoit un aussi bon danseur que grand Philosophe parmi les Egyptiens, & qu’il dansa la Cordace au son de la lyre d’Apollon, dans un festin qui fut fait en l’honneur des Dieux ; ce qui fut aussi cause que les Egyptiens le choisirent par préférence pour l’éducation de Bacchus, dont il fit aussi un excellent danseur. C’est une erreur, dit Lucien, de nous représenter Sylene comme le pere des yvrognes : Bacchus fut aussi l’inventeur de la danse de la Volte ; il surmonta les Toscans & les peuples de Lydie au saut & à la danse. C’est pourquoi on peut regarder Sylene & Bacchus comme des excellens danseurs de l’Antiquité, de même, dit Pindare, qu’Apollon fut nommé Sauteur par admiration, & que les nommez Bulbo, Cratine & Callian ont aussi passé pour de très-fameux danseurs & sauteurs chez les Grecs ; c’étoit des qualitez fort estimables chez les Egiptiens, les Grecs & les Toscans dans l’Antiquité.
Tuccaro, comme je l’ai déja dit, attribue la corruption de la danse Théâtrale aux Danseurs de corde, qui joignirent à leur troupe des danseurs, des bouffons & des farceurs, pour représenter sur leur Théâtre des danses qui tendoient à la corruption des mœurs, & surtout par des danses aussi impudiques qu’indécentes, qui furent si fort au goût de la jeunesse Romaine, que les Maîtres de Danses établirent dans Rome pour leur plaire, les danses Nuptiales pour la célébration des noces, qui étoient très-licentieuses, & dont les mouvemens exprimoient les devoirs maritals ; ce qui dura jusqu’au régne de Tibere, qui pour en réformer les abus, fit bannir de Rome par un Arrest du Sénat, la troupe des Danseurs de corde, & tous les Maîtres de Danses qui étoient établis dans Rome depuis un fort long-tems pour l’éducation de la jeunesse ; desorte que la danse y fut interdite jusqu’au régne de Caligula qui succéda à l’Empire. Mais cet Empereur ayant une passion violente pour la Danse, donna ses premiers soins pour la rétablir dans Rome, malgré l’Arrest du Sénat : il fit venir secrétement dans son Palais les meilleurs Maîtres de Danses qui s’étoient réfugiez dans les Villes d’Italie, & leur fit composer des Entrées de Balet, & fit faire des habits convenables pour l’éxécution de son dessein, à l’insçu du Sénat ; & quand tout fut disposé, il le convia à un festin pour le soir dans son Palais, sous prétexte d’avoir une affaire importante à lui communiquer : le soupé se passa sans que l’Empereur eût parlé du sujet de son mandement, il fit passer l’assemblée dans une grande Salle préparée pour l’exécution des Entrées de Balet, qui durerent jusqu’à la pointe du jour. Alors Caligula leur dit : Vous avez vû & entendu, Messieurs les Sénateurs, le sujet qui vous a fait mander ici, & dont je suis persuadé que vous êtes contens ; j’ai encore à vous dire que vous avez eu trop de complaisance pour Tibere, en bannissant de Rome des gens dont la Profession étoit aussi utile à la jeunesse, que convenable au divertissement de la grandeur Romaine. Le Sénat lui répondit qu’il ne l’avoit fait que par rapport aux danses licentieuses & indécentes, qui tendoient à la corruption des mœurs, & qu’ils espéroient qu’il n’en souffriroit plus l’usage, auquel cas ils consentoient volontiers le rétablissement des Maîtres de Danses : ce qui fut confirmé par un Arrest du Sénat, qui fit refleurir la Danse dans Rome plus que jamais. Mais il ne daigna pas faire mention des Danseurs de corde, dont les jeux furent regardez depuis comme un spectacle convenable à la populace ; ce qui a duré jusqu’à la fin du siécle précédent, où ils ont rétabli leur réputation à Paris, comme je l’ai rapporté ci-devant.
Quoiqu’ils semblent négliger les jeux d’où ils tirent leur origine, pour celui des Comédies, qui font aujourd’hui le plus essentiel de leur spectacle, aussi ne voit-on plus de ces fameux Danseurs de corde & Voltigeurs, que l’on regardoit avec admiration, & qui faisoient trembler les spectateurs, qui ne sçavent pas qu’ils mâchent d’une racine qu’on nomme dormit, qui a la vertu d’empêcher les étourdissemens de tête ; ce qu’ils tiennent des Bouctins & des Chamois, qui en broutent les feuilles auparavant de monter sur les sommets des montagnes & des monts Pyrénées, où ces animaux sont fort communs.