Chapitre II.
De la Danse Sacrée des Hébreux, des
Chrétiens dans la primitive Eglise, & des Payens, depuis son origine
jusqu’à présent.
J’ose avancer ici, après Pitagore & Lucien, que la danse Sacrée a été inventée autant pour représenter en quelque maniere le mouvement des Astres, que pour le culte de la Religion, d’un tems immémorial. Les Sacrificateurs ou Grands-Prêtres des Juifs, des Egiptiens, des Caldéens & des Grecs, furent les premiers qui composerent des danses caractérisées, pour les employer au culte de la Religion, suivant les attributs des Divinitez qu’ils adoroient : alors les grands Sacrificateurs à la tête du Sacerdoce, dansoient une danse caractérisée au chant d’un hymne qui exprimoit les vœux du peuple.
L’Histoire sainte nous fait voir combien la danse Sacrée étoit en véneration chez les Juifs ou les Hébreux, pour la célébration de leurs fêtes, suivant la loi qu’ils en avoient reçue de Dieu : elle consistoit parmi eux à danser des danses caractérisées aux chants des Cantiques, des Hymnes & des Pseaumes à la louange de Dieu, composez par le Sacerdoce. C’est ce qui a fait dire à S. Grégoire de Nazianse, en parlant de la danse de David quand on porta l’Arche d’Alliance, qu’elle étoit un mistere qui nous exprimoit la joie & l’agilité avec laquelle nous devons aller, quand il s’agit de la gloire de Dieu.
Le premier acte de Religion où les Hébreux employerent la danse Sacrée, fut après le passage de la mer Rouge, l’an 2545 du Monde. Moïse & sa sœur Marie formerent deux grands chœurs de Musique, l’un d’hommes & l’autre de femmes, & des troupes de Danseurs & de Danseuses, pour danser une maniere de Balet ou d’action de grace, sur l’air d’un Cantique contenu au 15 chapitre de l’Exode, pour remercier Dieu d’avoir délivré son peuple de la persécution des Egyptiens, & de la défaite de l’armée de Pharaon au passage de la mer rouge ; ce ne fut pas le premier miracle que Dieu eût fait en leur faveur.
Depuis ce tems-là ils instituerent quantité de fêtes pieuses où la danse étoit admise, entre autres celle des Tabernacles qui se célébroit tous les ans, sous des feuillées dressées dans la campagne : cette fête étoit en grande vénération parmi eux, comme il paroît au chapitre 21 de l’Exode : ils la célébrent encore à présent ; chacun dresse sa tente dans son jardin, s’il en a, faute d’avoir un temple aujourd’hui dans nul endroit du monde.
Il n’y a point de danse qui ait fait plus de bruit dans l’univers par rapport au culte de la Religion, que celle que firent les Israélites dans le désert, pour honorer le Veau d’or, ou l’idole qu’ils avoient faite des joyaux d’or du peuple, à l’exemple des Egyptiens qui adoroient l’idole ou le bœuf Apis, qui passoit chez ces peuples pour une Divinité : c’est ce qui a fait dire à S. Grégoire que plus la danse faite pour l’adoration du Veau d’or, a été considérable parmi les Israélites, plus elle a passé pour être criminelle devant Dieu, parce qu’elle étoit faite à l’imitation de celle des idolâtres. L’on sçait aussi avec quelle rigueur Moïse punit les auteurs de cette profanation.
On trouve dans le second Livre des Rois, chap. 6, que David se fit un honneur d’accompagner l’Arche d’alliance, en dansant avec la troupe des Lévites depuis la maison d’Obédédom où l’Arche étoit en dépôt, jusqu’à Jérusalem ; cette marche se fit avec sept corps de Danseurs au son des harpes & de tous les instrumens de Musique qui étoient en usage chez les Juifs, & dont on trouve la description & les figures dans le premier tome des Commentaires de la Bible du P. Calmet Bénédictin.
Il paroît par le Pseaume CXLIX. combien ce peuple connoissoit les emplois que l’on pouvoit faire de la danse Sacrée, par rapport au culte de la Religion, par l’invocation que le Psalmiste fait à Dieu, & pour inviter son peuple à l’honorer par des danses pieuses. Il est dit encore dans le Pseaume CL. Laudate eum in timpano & choro, laudate eum in chordis & organo.
Le chapitre 31 des Prophéties de Jérémie, nous apprend que Dieu promet à son peuple, qu’après les peines de l’exil qu’il a souffert durant tant d’années en Babilone, il rétablira non seulement Jérusalem, mais qu’il lui remettra ses anciennes fêtes, ses chants, ses cérémonies, & ses danses.
Les Juifs célébroient entre autres trois fêtes dans l’année, où la danse Sacrée faisoit le principal de la cérémonie avant leur captivité. La premiere étoit au mois de Mai, pour rendre graces à Dieu des fruits qu’il leur avoit donnez, dont ils lui offroient les prémices dès le lendemain de la fête de Pâques.
La seconde, à la fin de Juillet, après les moissons ; & la troisiéme au mois de Septembre, qui étoit celles des Tabernacles qui duroit huit jours, avec des jeûnes très-austeres, en mémoire de la sortie d’Egypte & du passage de la mer Rouge ; c’est pourquoi on la célébroit à la campagne sous des feuillées, comme je l’ai déja dit.
Après leur captivité, ils instituerent celle de Lancenie, c’est-à-dire de dédicace ou restauration, qui étoit une fête célébre chez les Juifs ; elle fut instituée par Judas Machabée l’an 3889 du Monde, en l’honneur du rétablissement du Temple de Jérusalem, suivant Joseph, Liv. 12, qui dit que cette fête fut célébrée pendant huit jours comme une réjouissance publique, qui consistoit en danses aux chants des Cantiques & des Hymnes à la louange de Dieu, avec des festins publics, & autres plaisirs honnêtes, pour l’accomplissement d’une fête si solemnelle. Les Juifs l’ont célébrée tous les ans le 25 Novembre, jusqu’à la destruction du Temple de Jérusalem par Tite, l’an 172 de Jesus-Christ. Cela fait voir que la danse Sacrée étoit en grande vénération parmi les Juifs & les Hébreux.
Il est fait mention dans les description des Temples des Juifs, dont on a vû jusqu’à trois, celui de Jérusalem, celui de Garisim ou de Samarie, & celui qui fut bâti à Aléxandrie par le Grand-Prêtre Onias ; qu’il y avoit une espece de Théâtre qu’ils, appeloient Chœur, & qui étoit destiné pour les Musiciens & les Danseurs dans l’exercice de la Religion.
Le nom de Chœur est demeuré à cette partie des Eglises Romaines où les Prêtres chantent & font leurs cérémonies, & où l’on dansoit aussi quelquefois il n’y a pas fort longtems, aux chants des Cantiques & des Hymnes de réjouissance : cet usage avoit commencé dès la primitive Eglise. Le Pere Menetrier rapporte même avoir vû dans quelques Cathédrales les Chanoines danser en rond avec les les enfans de Chœur, surtout le jour de Pâques. Scaliger nous apprend encore que c’est par rapport à la danse Sacrée que les premiers Prélats furent nommez en Langue Latine Præsules à præsiliendo, parce qu’ils commençoient la danse dans le chœur de leurs Eglises, comme faisoient dans les Jeux publics chez les Grecs, ceux qui menoient le branle de la danse aux fêtes de cérémonies.
L’Histoire des Ordres Monastiques du Pere Héliot nous donne encore une certitude de l’origine de la danse sacrée dans la primitive Eglise ; il dit qu’il s’établit plusieurs Congrégations d’hommes & de femmes au commencement de la Religion Chrétienne, qui se retiroient dans les deserts, à l’exemple des Thérapeutes, pour éviter la persécution des Empereurs Romains ; & que les premiers Chrétiens s’assembloient dans les hameaux les Dimanches & les Fêtes, pour danser en rond en chantant des Pseaumes, des Hymnes & des Cantiques à la louange de Dieu ; ce qui se confirme aussi par l’apologie que Tertulien fit en faveur des premiers Chrétiens, au sujet de ces Danses Sacrées.
Nous voyons encore que S. Grégoire de Nazianze ne reprochoit à Julien l’Apostat que le mauvais usage qu’il faisoit de l’exercice de la danse Sacrée avant son apostasie, lui disant au contraire : S’il faut que tu danses aux réjouissances publiques, danse tant que tu voudras, mais danse comme David pour honorer Dieu ; & ne danse pas des danses dissolues, comme celle d’Hérodias & des Païens.
Les danses contre lesquelles S. Chrisostome & quelques autres Péres de l’Eglise ont déclamé avec tant de chaleur, étoient ou des danses payennes instituées pour le culte des fausses Divinitez, où les Chrétiens ne se pouvoient trouver sans sacrilege ; ou des danses scandaleuses qui inspiroient le vice & la débauche : ce sont celles que nous connoissons aujourd’hui sous le nom de danses Baladoires, & contre lesquelles les Payens mêmes ont déclamé ouvertement ; ce qui est bien different des danses graves & sérieuses qui impriment le respect dans l’ame des spectateurs. C’est pourquoi j’ose dire après un Auteur célébre, qu’il faut être bien de mauvaise humeur pour écrire, comme ont fait quelques Auteurs, que c’est un crime à un Chrétien que de danser, même des danses modestes, puisque l’Ecriture-Sainte n’en condamne que l’abus. Les danses graves & innocentes ont toujours été admises aux réjouissances publiques & aux spectacles, & elles ont paru même très-utiles pour l’éducation de la jeunesse chez toutes les Nations, pour perfectionner la vie civile.
La fête des Agapes ou festins de charité, fut encore instituée dans la primitive Eglise, en mémoire de la Cêne de Jesus-Christ avec ses Apôtres, avant sa mort, & pour cimenter l’alliance des Chrétiens convertis du Judaïsme, avec ceux qui venoient du Paganisme, les faire manger ensemble, & diminuer insensiblement par-là l’aversion qu’ils avoient eue les uns pour les autres : les riches en faisoient la dépense, & y convioient les pauvres ; quelques saints Docteurs les ont regardées comme les noces de l’Eglise. Il est vrai qu’il s’y étoit glissé des abus dès le tems même de S. Paul, comme il paroît II. Chor. chap. 2, où l’on voit qu’il travailla à les supprimer : mais les abus ayant recommencé, cette cérémonie fut abolie presque partout le Sacerdoce, l’an 320, par le Concile de Gangres, ou du moins réformée jusqu’au Pontificat de Grégoire le Grand, qui les supprima entierement au Concile de Carthage, au grand regret des pauvres Chrétiens qui regardoient cette fête comme une consolation dans leurs miseres : l’on ne laissa pas de la faire encore à Guéret le Jeudi-saint, mais sans aucun des abus que S. Paul a condamnez.
Après la construction des premieres Eglises Chrétiennes, les Chrétiens les plus zélez avoient coutume de s’assembler la nuit, la veille des grandes fêtes, au-devant des Eglises, pour danser en rond au chant des Hymnes & des Cantiques du Saint dont l’on solemnisoit la fête, & particulierement aux quatre fêtes solemnelles de l’année : mais dans la suite des tems les Chefs de l’Eglise s’apperçurent des désordres & du scandale que les assemblées nocturnes causoient à la Religion ; de même que les danses qui se faisoient dans les Cimmetieres sur la fosse des morts, outre les danses baladoires employées pour les premiers jours de l’an, & du mois de Mai, dont j’ai parlé dans le chapitre précedent, qui tendoient à la corruption des mœurs, & causoient beaucoup de désordre parmi la populace. Le Pape Zacharie l’an 744 fit le Décret que je rapporte ici pour les abolir dans toute l’étendue de l’Eglise Romaine, & toutes les danses qui se faisoient sous les apparences de la danse Sacrée.
Decret du Pape contre les danses Baladoires.
« Quiconque les premiers jours de Janvier & de Mai, suivant la coutume & superstition des Gentils, festoyera les calendes dudit mois de Janvier, à cause du nouvel an, ou la fête du premier Mai à cause du renouvellement du Printems, ou dressera la table dans sa maison, avec force viandes & lampes, ou cierges allumez, ou quiconque osera louer des Chantres ou Joueurs d’instrumens, & former des danses par les rues & les places publiques, qu’il soit excommunié & regardé comme un impie. »
Néanmoins par succession de tems ces sortes de danses & les danses Sacrées ne laisserent pas de reprendre racine en France : l’abus s’en trouva si considérable, que les Evêques firent des constitutions Sinodales dans le douziéme siecle, pour les abolir autant qu’il fut possible ; comme nous le voyons par la constitution de Odon Evêque de Paris, qui fit un commandement exprès aux Curez & aux Prêtres de son Diocese, d’abolir l’usage des danses nocturnes, & d’en empêcher la pratique dans les Eglises, dans les Cimmetieres & aux Processions publiques.
Ces constitutions ont été plusieurs fois appuyées par des Edits de nos Rois, & pour la défense des danses Baladoires qui se faisoient par les peuples les Fêtes & Dimanches dans les places publiques, aussi-bien que la danse des Brandons qui se faisoit autour des feux le premier Dimanche de Carême, dont l’origine vient du Paganisme. Néanmoins malgré les soins de l’Eglise pour détruire ces abus, l’on voyoit encore vers le milieu du siecle précedent à Limoges, à la fête de S. Martial Apôtre du Limousin, le peuple danser en rond dans le chœur de l’Eglise de ce Saint, & qu’à la fin de chaque Pseaume, au lieu de chanter Gloria Patri, ils chantoient le langage du pays, Saint Marcean pregas per nous, & nous épingaren per vous ; c’est-à-dire, S. Martial, priez pour nous, & nous danserons pour vous : cette coutume s’est depuis abolie.
Limoges n’est pas le seul lieu en France où l’usage de la danse Sacrée subsiste encore, surtout en Provence, aux Processions solemnelles ; quoiqu’il semble que Dieu même ait voulu réformer cet abus par une punition divine, sous le regne de Charles V, l’an 1373, au rapport de Mezeray, qui dit qu’en France le peuple fut attaqué d’une passion maniaque ou phrénésie inconnue à tous les siécles précedens : ceux qui en étoient atteints se dépouilloient tout nuds, se mettoient une couronne de fleurs sur la tête, & se tenant les mains par bandes, alloient dansant dans les rues & dans les Eglises, chantant & tournoyant avec tant de roideur, qu’ils en tomboient par terre hors d’haleine ; ils s’enfloient si fort par cette agitation, qu’ils eussent crevé sur la place, si on n’eût pris le soin de leur serrer le ventre avec de bonnes bandes. Ce qui est encore surprenant, c’est que ceux qui les regardoient avec attention, étoient bien souvent épris de la même phrénesie, que le vulgaire, dit Mezeray, nomma la danse de S. Jean. On crut aussi qu’il y avoit de l’opération du diable, parce que les éxorcismes les soulageoient : la plûpart de ces gens-là n’étoient néanmoins que de la lie du peuple, de l’un & de l’autre sexe ; le mal fut plus grand en Flandres qu’ailleurs. Cette punition a bien anéanti en France les danses qui se faisoient les Dimanches & les Fêtes devant les Eglises ; joint à l’Arrest de la Cour du Parlement du 3 Septembre 1667, que je rapporte ici pour faire voir l’attention de nos Rois pour la suppression des fêtes & des danses Baladoires en France.
ARREST de la Cour de Parlement, portant que conformément aux Ordonnances, & à l’Arrest donné en la Cour des grands jours le 14 Décembre 1665, les danses publiques appellées fêtes baladoires, & autres semblables, demeureront supprimées : avec défenses à tous Seigneurs hauts Justiciers, tant Ecclesiastiques que Seculiers, & à leurs Officiers, de les permettre, ni souffrir que les Foires & Marchez soient tenus ès Fêtes solemnelles. A Paris l’an 1667.
Extrait des Registres de Parlement.
« Sur ce qui a été remontré à la Cour par le Procureur Géneral du Roy, que suivant & conformément aux Ordonnances, par Arrest donné en la Cour des grands jours le 14 Décembre 1665, les danses publiques & fêtes appelées baladoires introduites par quelques Seigneurs hauts Justiciers pour avoir prétexte d’en tirer un tribut honteux de leurs Justiciables pour la permission d’icelles, auroient été entierement supprimées pour les désordres qui s’y commettoient ordinairement, & défenses faites de tenir Foires & Marchez dans l’étendue du ressort desdits grands Jours ès jours du Dimanche, Fêtes du Patron, & autres Fêtes annuelles & solemnelles : & comme la qualité des jours desdites Fêtes annuelles & solemnelles n’auroit été reglé par ledit Arrest, les Commissaires départis ès Provinces desdits grands Jours pour l’exécution des Arrests qui y avoient été donnez, auroient trouvé que sous prétexte de ce l’on continuoit en quelques endroits desdites Foires & Marchez ès mêmes jours qu’auparavant ; requerant y être par la Cour pourvû, & que ce qui avoit été reglé par ledit Arrest pour le ressort de la Cour des grands Jours, fût exécuté dans tout le ressort de la Cour. Veu ledit Arrest du 14 Décembre 1665, & le Procès verbal de Maistre Jean Nau Conseiller en ladite Cour, Commissaire député ès Provinces de Lyonnois, Forests, Beaujollois & Mâconnois ; la matiere mise en délibération. LA COUR a ordonné & ordonne que ledit Arrest du 14 Décembre 1665 sera exécuté dans tout le ressort d’icelle ; ce faisant, conformément aux Ordonnances, seront & demeureront les danses publiques appelées Fêtes Baladoires & autres semblables, supprimées : Fait défenses à toutes personnes d’en faire aucunes, & à tous Seigneurs hauts-Justiciers, tant Ecclésiastiques que Séculiers, & à leurs Officiers de les permettre, ni de souffrir que les Foires & Marchez soient tenus ès Fêtes Solemnelles de Pâques, Pentecôte, de tous les Saints, Noël, S. Sacrement, de la Vierge, de l’Ascension, Circoncision, Epiphanie, Dimanches, & Fête du Patron, à peine de cent livres d’amende, tant contre chacun des contrevenans, que les Seigneurs qui les auront souffert, & les Officiers qui ne les auront empêchez ; & si aucunes Foires & Marchez écheent èsdits jours, seront remises à autres subsequens : Et à cet effet sera le présent Arrest lû & publié aux Prônes des Messes Paroissiales de chacune Eglise du ressort de la Cour : Enjoint à tous Curez d’en faire les publications, & aux Substituts du Procureur Géneral des lieux d’y tenir la main, & d’en certifier la Cour dans le mois. Fait en Parlement le 3 Septembre 1667. Signé, Robert. »
Mais l’Espagne & le Portugal ont retenu jusqu’à présent l’usage des danses Sacrées dans leurs Eglises, & surtout aux Processions les plus Solemnelles ; il y a même des Théâtres exprès pour ces représentations. Le Cardinal Ximenès rétablit de son tems dans la Catédrale de Tolede l’ancien usage des Messes solemnelles des Musarabes, nation Arabe, & qui furent les premiers Chrétiens en Espagne qui mirent la danse Sacrée en grande véneration pendant le Service divin.
C’est encore un usage qui subsiste en Espagne & en Portugal, toutes les veilles des Fêtes de la Vierge ; les filles s’assemblent le soir devant les portes des Eglises de Notre-Dame, & y passent les nuits à danser en rond, en chantant des Hymnes & des Cantiques en l’honneur de la Vierge ; ce qui étoit fort commun parmi les Chrétiens dans la primitive Eglise, comme je l’ai déja dit.
C’est en partie du culte de la Religion des Hébreux & de celle des Idolâtres, que Mahomet a établi l’usage de la danse Sacrée dans la sienne, parce qu’elle n’est exercée dans les Mosquées que par le Sacerdoce, comme on la voit encore aujourd’hui observer par les Dervis & autres Religieux Turcs ; entre autres la danse du Moulinet, qui se fait en tournant d’une si grande vitesse au son de la flute, qu’on les voit tomber dans leurs Mosquées comme s’ils étoient yvres morts : cependant ils observent cette cérémonie avec beaucoup de dévotion, pour imiter leur fondateur nommé Ménélaüs, dont l’histoire fabuleuse dit qu’il tourna miraculeusement de cette sorte pendant quatorze jours de suite, au son de la flute de Hansé son compagnon, & tomba dans une extase qui lui produisit des révélations admirables, pour l’établissement de l’Ordres de Dervis. Ceux qui ont lû l’Alcoran, sçavent qu’il est rempli d’une infinité de fables qui ne sont pas mieux fondées ni moins incroyables que l’origine de leurs danses Sacrées, Néanmoins d’autres prétendent que cette danse Sacrée des Dervis est regardée parmi eux comme la discipline que se donnent nos Religieux, parce qu’elle est aussi pénible que violente.
Les Perses & les Indiens qui adoroient le Soleil, ne faisoient point de cérémonies pieuses où la danse Sacrée ne fût admise ; ce qui est encore confirmé par Averani Florentin, suivant qu’il est rapporté dans la Bibliothéque choisie de M. Leclerc, Tome XXII. pages 28, 29, 33, & suivantes, qui nous assure que la danse Prophane tire aussi son origine de la danse Sacrée, par rapport à ses mouvemens, ses cadences & ses figures, énoncez dans le premier Chapitre, dont le peuple par la suite des tems se servit pour composer des danses convenables aux réjouissances publiques.
Il est encore à présumer que c’est de la danse Sacrée & tumultueuse des Corybantes ou Prêtres de Cibelle, que les Bacchantes & les Satyres ont tiré leurs danses Bacchanales en l’honneur de Bacchus, ayant beaucoup de rapport à celle des Corybantes, qui, au dire des Poëtes anciens, favoriserent la conservation de Jupiter lors de sa naissance ; ce qui marque aussi la profonde antiquité de la danse Sacrée des Idolâtres ou des Payens.
Pitagore qui paroît avoir eu quelque idée d’une Divinité incrée, a crû que l’origine de la danse Sacrée étoit fondée sur ce que Dieu étoit regardé par les Grands-Prêtres comme un nombre mistérieux, & comme une harmonie qui vouloit être honorée par des cadences mesurées : c’est sur ce fondement que les Sacrificateurs étoient persuadez que la Divinité qu’ils adoroient en dansant, les agitoit intérieurement par de certains trémoussemens qu’ils appeloient fureur sacrée ; de même que les Prophetes, qui par le son des instrumens se sentoient quelquefois inspirez de l’Esprit divin.
Ces sortes de danses consistoient à tourner & retourner en cadence autour des Autels qui étoient isolez ; d’autres se faisoient en rond autour des Trépieds sacrez qui servoient aux oracles & aux sacrifices qui se faisoient en l’honneur des Divinitez : c’est pourquoi les Latins donnerent à la danse Sacrée les noms de Saltatio & Tripudium.
La danse des Processions se faisoit avec une marche cadencée au chant des Cantiques, en conduisant les victimes à l’autel pour les sacrifices : alors le grand Sacrificateur à la tête du Sacerdoce, dansoit une danse caractérisée au chant d’une Hymne qui exprimoit les vœux du peuple.
Les Perses & les Indiens qui adoroient le Soleil, comme je l’ai déja dit, n’avoient point d’autre culte pour honorer cet Astre, que la danse qui se faisoit sur de petites montagnes au lever & au coucher du Soleil, à l’imitation de son branle & de ses mouvemens harmoniques, comme il paroît en parcourant le Zodiaque.
Virgile rapporte dans son Enéïde, Liv. IV. que dans l’île de Délos on ne faisoit point de sacrifice à Apollon sans la danse, & que cette Divinité venoit souvent se mêler dans la danse parmi les Prêtres, pour témoigner sa satisfaction : mais l’on peut bien juger que c’étoit une ruse des Sacrificateurs pour séduire les peuples, comme il paroît dans Apulée en parlant des danses qui se faisoient en l’honneur de Venus, où il fait danser cette Déesse au son de la flute & de la lyre, à la célébration des noces de Psiché. On sçait aussi que les Philosophes & les Poëtes de l’antiquité formoient ces fictions pour rendre ces sortes de cérémonies plus respectables aux peuples.
La danse Sacrée étoit encore admise dans les funérailles des Payens, comme on le voit dans Platon, Livre 12 de ses Loix, en parlant de la pompe funébre des Gouverneurs d’Athenes : il dit que ceux qui formoient le convoi étoient vétus de blanc ; il y avoit autour du cerceuil deux rangs de quinze filles qui dansoient, & une autre troupe de jeunes garçons qui précedoient le corps, en dansant au son des flutes & d’autres instrumens à l’usage des pompes funébres ; les Prêtres chantoient alternativement des Hymnes & des Cantiques en l’honneur du défunt : il y avoit dans ces convois des femmes d’une extrême vieillesse & vétues lugubrement, qui faisoient les pleureuses ; elles étoient payées à proportion des larmes qu’elles répandoient.
Toutes les danses Sacrées des Payens, dit encore Platon, n’étoient pas seulement des actes de Religion parmi eux ; elles étoient aussi mistérieuses, parce qu’elles exprimoient les caracteres des Divinitez pour qui elles se faisoient, & dont le culte étoit en grande vénération.
Pour finir ce chapitre, je dirai que la danse Sacrée des Hébreux consistoit à danser des danses composées au chant des cantiques, & des hymnes à la louange de Dieu, ainsi que les premiers Chrétiens l’ont fait à leur imitation dans la primitive Eglise, & que pour celle des Payens elle passoit pour un acte mistérieux dans le culte qu’ils rendoient à leurs Divinitez ; c’est-pourquoi elle n’étoit exercée que par ceux qui avoient caractere pour les cérémonies de la Religion.
Pour la danse Astronomique, elle a été confondue dans les premiers tems avec la danse Sacrée, parce que les Sacrificateurs dans l’antiquité étoient aussi profonds dans l’Astrologie que dans l’Astronomie, qui servoient de fondemens à la Théologie des Payens, surtout parmi les Caldéens, les Egyptiens, les Perses, & les Grecs.