Chapitre premier.
De la Danse en général, suivant
l’opinion des Anciens.
Il n’y a point d’Histoire touchant les Sciences & les Arts, qui ne renferme quelques instructions avantageuses pour la société civile. C’est dans cet esprit que je traite de celle de la Danse, dont nous n’avons eu jusqu’à présent qu’une connoissance très-confuse : ce qui fait qu’on ne la regarde plus aujourd’hui que comme un art simplement utile au divertissement public ; & même, suivant l’opinion de l’Eglise, comme un art contraire aux bonnes mœurs. Cependant je vais faire voir qu’elle doit son origine à plusieurs Divinitez & aux plus grands hommes de l’Antiquité la plus reculée ; les premiers Législateurs s’en sont servi pour la perfection des mœurs, les Sacrificateurs & les grands Prêtres ont employé la Danse sacrée au culte le plus considérable de la Religion, comme nous le voyons encore aujourd’hui dans celles des Juifs & des Mahométans, & les plus grands Héros de l’Antiquité l’ont regardée comme le premier élément de l’art de la Guerre.
Ce n’est pas la faute des Inventeurs de l’art de la Danse, si par succession de tems son usage a été corrompu par les attraits du luxe & par la corruption des mœurs ; ce qui fait que l’Eglise l’a regardée depuis comme un art plus digne de la molesse des femmes que du courage des hommes.
Néanmoins Homere, pour nous prouver combien les Dieux aimoient la Danse, dit que Vulcain forgea des Automates, ou figures d’or, qui dansoient toutes seules ; ce que Dédale imita depuis en bronze : on le croit aussi l’inventeur des Contre-danses.
La Danse est tellement unie à la Musique, qu’on ne peut faire en général un beau spectacle, si elle n’est de la partie. C’est un art auquel les Grecs ont donné le nom de Chorographie propre à exprimer les actions & les passions humaines, par des pas composez, par des sauts cadencez, & par tous les mouvemens du corps, soutenus de bonne grace, & conforme à la cadence des instrumens. C’est aussi une des premieres instructions que l’on donne à la jeunesse, pour former le corps & réveiller l’esprit ; elle peut aussi tenir son rang parmi les premiers élémens de la vie civile : les Anciens l’ont même regardée dans son origine, comme une espece de mistere & de cérémonie, puisque Lucien assure que parmi les Egyptiens & les Grecs, il n’étoit ni fête ni cérémonie complette où la Danse ne fût admise.
Platon nous apprend même, en traçant l’idée d’une République parfaite, qu’il falloit qu’on donnât ses premiers soins à régler le corps, avant que de former l’esprit par l’étude des Sciences ; qu’on apprit la Musique pour régler la voix, & la Danse pour donner à toutes ses actions un air noble, dégagé, & une grace qu’on ne peut acquérir sans cet exercice.
Il ajoute que la jeunesse étant ordinairement emportée, parce qu’elle a le sang chaud & des esprits de feu, il est bon de lui donner de l’inclination pour la Danse, & de régler par la justesse de l’harmonie les saillies qu’il seroit mal-aisé de retenir sans les preceptes de ces deux arts. Ainsi Platon les considéroit comme un remede ou discipline pour parvenir à la vertu, parce qu’il prétendoit qu’ils servoient encore à modérer quatre passions les plus dangereuses, sçavoir la joie, la colere, la crainte, & la mélancolie : les deux premieres se temperent en adoucissant leurs saillies par des mouvemens composez, suivant les régles de l’art ; les deux autres passions, en rendant le corps souple & léger. Ainsi la Danse prophane n’a pas seulement passé chez les Anciens pour un simple divertissement, mais aussi pour une espece d’étude & d’aplication nécessaire, pour régler tous nos mouvemens & même nos passions les plus dominantes. Il ajoûte que les Législateurs introduisirent des fêtes, des festins, des spectacles, des feux de joie, & des jeux innocens, pour augmenter les réjouissances publiques, entretenir les peuples dans la soumission, & délasser quelquefois l’esprit des Princes & des Magistrats de leurs occupations sérieuses. Il dit encore que c’est pour cela que les Dieux mêmes instituerent des jours de fêtes, afin que les peuples pussent joindre des divertissemens honnêtes au culte qu’ils leur rendoient ; & qu’ils leur avoient envoyé Apollon, Venus, Mercure, Cerès, Bacchus, & les Muses, pour leur apprendre à danser, surtout les Danses sacrées. Cet exercice étoit si estimé chez les Anciens, qu’une personne de l’un ou de l’autre sexe qui ne sçavoit pas danser, passoit pour n’avoir point eu d’éducation dans sa jeunesse : c’est pourquoi les Législateurs ne regarderent point non plus la Danse comme un simple amusement.
Les Egyptiens qui passent pour l’un des plus anciens peuples du monde, & pour avoir eu les premiers la connoissance des Sciences & des Arts, firent de leurs Danses des hiéroglifes d’action, dont les caracteres semblent avoir été imitez dans le Traité de la Chorographie de Feuillet Maistre de Danse, imprimé à Paris en 1700. Ils en avoient aussi de figurées, pour exprimer leurs misteres. Platon qui fut leur disciple & leur admirateur, ne put assez louer le génie de celui qui le premier avoit mis en concert & en danse l’harmonie de l’Univers & tous les mouvemens des astres, exprimez par la danse astronomique : il conclut de-là qu’il devoit être un Dieu ou un homme divin.
Les Interpretes de Sophocle, d’Euripide & d’Aristophane, qui sont les premiers Poëtes, qui ont introduit chez les Grecs des chœurs de Musique & des Entrées de Balet dans les Entractes, nous ont découvert les misteres que Platon n’avoit pas expliquez sur ce sujet ; ils disent même que les Egyptiens avoient des danses qui représentoient les mouvemens célestes & l’harmonie de l’Univers. C’est aussi l’opinion de Lucien sur l’origine de la danse astronomique : il ajoute que c’est pour cela qu’ils dansoient en rond autour des autels, parce que tous ses mouvemens sont circulaires ; & considérant les autels comme le Soleil placé au milieu du ciel, ils tournoient autour pour représenter le Zodiaque ou le cercle des Signes, dans lequel le Soleil fait son cours journalier & annuel.
Ce fut aussi de-là que les Grecs tirerent l’origine des Strophes & des Antistrophes de leurs anciennes Tragédies. Les chœurs dans ces Tragédies dansoient en rond, de droit à gauche, au son des instrumens, pour exprimer les mouvemens des Cieux qui se font du levant au couchant, qu’ils appeloient Strophes ; ils se tournoient après de gauche à droite, pour représenter les mouvemens des Planetes, qu’ils nommoient Antistrophes ou Retours : après les deux danses ils s’arrétoient pour chanter, & ces chants fixes se nommoient Epodes, parce qu’ils représentoient la fermeté & l’immobilité de la terre, suivant l’opinion des anciens Astronomes.
Nous voyons par-là que les Anciens ont porté la Danse bien plus loin que nous, puisque le culte de la Religion, la connoissance de l’Astronomie, les preceptes pour les mœurs & pour l’art de la Guerre, étoient ses premiers emplois, surtout chez les Egyptiens, les Grecs & les Perses, d’un tems immémorial.
Outre qu’un seul danseur avec des masques & des habits differens, pouvoit représenter une Comédie, ils joignoient aussi à la Danse le Pantomime, qui sçavoit imiter par ses gestes toutes sortes d’actions & de personnes. La Toscane & la Sicile en ont aussi produit d’excellens.
La Danse étoit si recommandable dans les premiers tems, que Lucien dit qu’elle ne fut point admise dans les jeux Olympiques, parce que les Grecs ne crurent pas avoir des prix dignes d’elles ; mais que dans la suite des tems, les habitans de la Colchide l’ajouterent à leurs jeux publics : ce qui passa en usage chez les Grecs, chez les Romains, & presque dans toutes les villes du monde.
L’on attribue à Pylade & à Batylle fameux Pantomimes, l’invention des Ballets pour les Tragédies & les Comédies : ceux de Pylade étoient graves, touchans & patétiques ; & ceux de Batylle étoient plus gais & plus divertissans.
Elle faisoit une partie presque essentielle des misteres & du culte de la Religion, comme je l’ai déja dit, principalement chez les Occidentaux, qui adoroient le Soleil & la Lune, ou les Elémens : cela se pratique encore aujourd’hui dans une partie des Isles Philippines, & chez les Indiens idolâtres.
Nous la voyons même en usage dans les cérémonies du Corps du Parlement de Paris, & d’autres Tribunaux du Royaume, où l’on pratique les révérences & les pas, qui marquent son antiquité ; elles paroissent tirées de l’Aréopage & du Sénat des Romains. En l’an 2545 du Monde, les Magistrats faisoient des sacrifices en l’honneur de Thémis Déesse de la Justice, par des danses caractérisées qui exprimoient les attributs de cette Déesse : ces sortes de danses étoient composées par les Pontifes ou les grands Sacrificateurs, & son usage étoit seulement réservé au Sacerdoce & à la Justice.
Pausanias a crû que les Musiciens, les Pantomines & les Danseurs ont été les premiers Comédiens chez les Grecs : il y a aussi eu des femmes excellentes Pantomimes, entre autres Thymele à Rome, du tems de Domitien.
L’on tient même que Rhea ou Cerès fut la premiere qui se plut à cet exercice, & qu’elle l’enseigna pour son culte à ses Prêtres, qu’on nommoit Curetes & Corybantes, tant en Crete, qu’en Phrygie, & que cette danse de fracas & de tumulte ne leur fut pas inutile ; car en sautant & dansant au son des cimbales & des clairons, ils sauverent la vie à Jupiter, parce que Saturne qui dévoroit ses enfans, n’entendit pas ses cris lors de sa naissance.
On attribue encore à Minverve ou Pallas l’invention d’une danse appelée Memphitique, pour célébrer la défaite des Titans : Athénée nous apprend que c’étoit une danse guerriere au son des instrumens militaires ; elle se faisoit en frapant des épées & des javelots contre les boucliers. Pindare dit aussi qu’Apollon fut nommé le Sauteur par excellence, & que Bubo, Cratine & Callian ont aussi passé dans l’Antiquité pour de fameux Danseurs & Sauteurs.
Par la suite des tems les plus honnêtes gens cultiverent la simple Danse en Crete, convenable à la société civile : il se forma des Maîtres pour l’instruction de cet Art ; desorte que la Danse devint le passe-tems non seulement des personnes de condition, mais aussi du peuple. L’on tient que ce fut une grande louange pour Mérion d’avoir été appelé bon Danseur par Homere, pour marquer ses grands exploits dans les combats ; car il y étoit si sçavant, qu’il en étoit estimé, non seulement des Grecs, mais encore des Troyens ses ennemis.
Pyrrhus acquit encore beaucoup de gloire par l’invention de la danse Pyrrique, qui se faisoit au son des trompettes, des tambours, des cimbales, ou choc des boucliers & des javelots ; elle servit aussi d’instruction aux jeunes guerriers pendant le siége de Troie.
Les Lacédémoniens qui ont été les plus belliqueux de toute la Grece, après avoir appris l’art de la danse militaire de Castor & Pollux, la cultiverent avec tant de soin, qu’ils n’alloient plus à la guerre qu’en dansant au son de la flute ; desorte que l’on peut dire qu’ils doivent une partie de leur gloire à la Danse & à la Musique : la jeunesse ne s’y exerçoit pas moins qu’aux armes ; la Danse finissoit tous les exercices : car alors un joueur de flute se mettant au milieu d’eux, commençoit le branle en jouant & dansant ; ils le suivoient en bel ordre avec cent postures guerrieres & amoureuses ; la chanson même qu’ils chantoient, empruntoit son nom de Mars & de Venus, comme s’ils eussent été de la partie.
Il y avoit une autre danse attribuée à Venus, où il paroît qu’elle disoit, Avancez le pied, mes enfans, & trépignez à qui mieux mieux ; comme si Venus eût voulu donner à la jeunesse des preceptes de ce bel Art. La même chose se pratiquoit à la danse qu’on appelle Hormus, qui étoit un branle composé de filles & de garçons, où le garçon menoit la danse avec une contenance fiere, & les filles le suivoient avec des pas plus doux & plus modestes, comme pour faire une harmonie de deux vertus, qui marquent la force & la tempérance. Ils avoient encore une autre danse de filles qui se faisoit nuds pieds, pour ne pas dire toutes nues, qui étoit celle de l’innocence, & qui fut cause du premier enlevement d’Helene par Thésée l’an 2854 du Monde, pour satisfaire son amour.
Les Grecs avoient dès ce tems-là l’usage des Contre-danses, qu’Homere rapporte dans le bouclier d’Achille : l’on y voit Dédale qui semble y exercer la belle Ariane, & deux Sauteurs qui sont à la tête, qui font des sauts périlleux : une autre troupe de jeunes gens danse encore au même endroit la danse de l’hymen, comme étant à une noce ; desorte qu’il semble que l’inventeur de ce bouclier n’a pû rien dépeindre de plus excellent que cet exercice.
Les Phéaques étoient des peuples si voluptueux, qu’on ne s’étonne pas qu’Homere les peigne si adonnez à la Danse ; aussi Ulisse admire principalement leur adresse en cet Art : néanmoins je doute qu’ils ayent surpassé les Arcadiens, qui passent encore aujourd’hui pour la nation la plus agile à tous les exercices du corps, vû qu’ils s’exerçoient à la Danse dans les salles publiques depuis l’âge de cinq ans, jusqu’à trente, comme on le verra ci-après.
Les Thessaliens faisoient tant d’état de la Danse, que leurs principaux Magistrats en empruntoient le nom, & s’appeloient Proorquestres, comme qui diroit Meneurs de Danses : cette Inscription se lisoit sous leurs statues, aussi-bien que celle-ci, à l’honneur d’un tel, pour avoir bien dansé au combat ; terme équivalant à celui d’avoir bien fait à la bataille.
Ces peuples avoient encore des danses particulieres en certaines fêtes, & d’autres solemnitez instituées par des Législateurs, qui étoient d’excellens Danseurs & Musiciens, comme Orphée, Linus, Musée, Licurgue. Il y a eu des Pontifes dans l’Antiquité, qui ne croyoient pas qu’on pût être initié dans les misteres, sans la Danse & la Musique, surtout pour la célébration des Orgies en l’honneur de Bacchus, dont les misteres ne devoient point être revélez au peuple : on appeloit aussi Dessauteur celui qui les revéloit.
Toutes les fêtes de Bacchus commençoient par des danses & des sauts composez & soutenus en cadence, telles que les Peintres les ont représentées dans les Baccanales : c’est par-là que l’on croyoit qu’il avoit dompté les Lydiens, les Tyrrhéniens & les Indiens.
Les trois danses les plus nobles dont les Baccantes & les Satyres se servoient dans leurs conquêtes, étoient le Cordace, le Cycinnis, & l’Emmelie : elles ont même pris leur nom des Satyres les plus fameux attachez à la suite de Bacchus.
Le Cordace répond à nos Gaillardes, Voltes, Passepieds, & Gavottes ; le Cycinnis répond à nos danses entremélées de gravité & de gaieté, comme la Bourée, la Duchesse, & nos Branles ; & l’Emmelie répond à nos danses graves & sérieuses, comme la Courante, la Pavanne, la Sarabande, qui expriment la noblesse de la Danse.
Strabon nous apprend aussi que dans l’île de Délos on ne faisoit point de sacrifices sans y employer la Danse & la Musique ; on y voyoit des chœurs de jeunes garçons, où les principaux menoient la danse au son de la flute, ou de la lyre.
Les Indiens qui adoroient le Soleil dans l’Orient, & dans une partie des Indes Occidentales, n’avoient point d’autre culte que la Danse au chant des hymnes, pour marquer leurs respects à leur Divinité, au lever & au coucher du Soleil, comme s’ils vouloient imiter par-là le branle de ce bel astre : ces sortes de danses étoient caractérisées selon les principes de l’Astronomie.
Ce qui se pratique encore aujourd’hui dans quelques Isles de la mer du Sud, où les insulaires adorent la Lune, & changent leurs chants & leurs danses en lamentations, quand ils la voïent obscurcie par les nuages, & surtout dans le tems des éclipses.
Les Ethiopiens alloient au combat en dansant au son des trompettes & des cimbales ; & avant de tirer leurs fléches, qui étoient rangées autour de leurs têtes en forme de rayons, ils sautoient & dansoient, comme pour étonner l’ennemi.
On croit que les Egyptiens en inventant la fable de Prothée Roi, ou fameux Devin d’Egypte, ont voulu représenter un excellent danseur qui faisoit cent postures différentes, & dont le corps souple & l’esprit ingénieux sçavoit tout contrefaire & tout imiter si adroitement, qu’il sembloit devenir ce qu’il imitoit. Les Egyptiens ont fait aussi consister le véritable caractere d’un bon Pantomine ou d’un parfait Danseur, dans l’imitation de Prothée : nous n’en trouvons point dans l’histoire qui l’ayent surpassé.
Il y a aussi apparence qu’Empuse dont il est parlé dans Suidas & Aristophane, étoit une Danseuse excellente, & qui changeoit comme de figure par des attitudes & les mouvemens surprenans de sa danse : c’est pourquoi Eustathius l’a fait passer aussi pour une espece de phantôme.
La fable de Priape nous apprend qu’il étoit un Dieu belliqueux & fameux Danseur, qui ayant reçû le Dieu Mars des mains de Junon, étant fort jeune, mais rustique, grossier, & très vigoureux, lui apprit l’art de la Danse avant l’exercice des armes, pour un prélude de la guerre ; & qu’en récompense on consacroit dans le temple de Priape la dixme des dépouilles vouées au Dieu Mars, après le gain des batailles.
D’ailleurs il semble, dit Lucien, que les Dieux ont voulu distinguer toutes choses en deux, en la paix & en la guerre, & faire de la Danse & de la Musique le simbole de la paix.
Socrate, le plus sage de son tems, au jugement des Dieux mêmes, n’a pas seulement loué la Danse, comme une chose qui sert beaucoup à donner la bonne grace, mais il voulut encore l’apprendre dans sa vieillesse, d’Aspasie célébre Danseuse & très-versée dans les sciences ; tant il admiroit cet exercice, quoiqu’elle ne fût pas de son tems dans la perfection où elle est parvenue après : il souhaittoit l’avoir appris dès son enfance ; il enjoignoit aux peres de donner cette instruction à leurs enfans, comme un des premiers élémens de la vie civile. Ce n’est pas qu’avant son tems il n’y ait eu des Corographes & des Auteurs qui eussent écrit sur ce sujet, & rapporté l’origine de toutes sortes de Danses, les noms des compositeurs, & ceux des Danseurs, qui avoient excellé aux spectacles, dans la pratique de cet Art ; mais qui ne sont point venus jusqu’à nous, comme bien d’autres sur les Sciences & les Arts, qui ont été perdus par le malheur des tems & par l’invasion des Barbares : ce qui se confirme par le Dictionnaire historique de M. de Furetiere, à la lettre orc. Il y a, dit-il, un Traité curieux fait par Thoinet Arbeau, imprimé à Langres en 1588, intitulé Orchesographie : c’est le premier ou peut-être le seul qui a noté & figuré les pas de la Danse de son tems par des caracteres, de la même maniere qu’un Musicien note le chant & les airs ; on ne le trouve plus, ou du moins il est devenu fort rare ; à plus forte raison ceux qui ont été faits sur cette matiere depuis trois ou quatre mille ans par les Egyptiens, les Grecs & les Latins : mais j’ose dire qu’il est surprenant que M. de Furetiere qui a lû les œuvres de Platon, n’ait pas fait mention de ce qu’il rapporte au sujet des caracteres hiéroglifiques inventez par les Egyptiens pour la description de la Danse, comme on les trouve dans la Corographie de Feuillet, dont je parlerai plus amplement. Il est bon de sçavoir que Thoinet Arbeau étoit Chanoine à Langres, à ce que m’a dit M. de la Monnoye, de l’Académie, qui a eu ce Livre en sa Bibliothéque assez long-tems ; il croit qu’il a passé dans la Bibliothéque du Roi.
On trouve encore quelques Auteurs qui parlent de la Danse de la Grue, inventée par Thésée, après avoir tué le Minotaure qui gardoit l’entrée du labyrinthe du Roi Minos : on la nomma ainsi, parce que les danseurs se suivoient file à file en faisant des évolutions, comme font les grues quand elles volent par bandes.
On croit aussi que la danse des Lapithes ou Phrigiens, qui se faisoit dans la débauche au son de la flute, pour célébrer quelque victoire, fut inventée par Pirithoüs ; comme elle étoit trop pénible, elle ne se pratiquoit plus que par les Paysans dès le tems de Lucien.
La danse des Matassins ou des Boufons est encore des plus anciennes ; les danseurs étoient vêtus avec des corcelets, des moirons dorez, des sonnettes aux jambes, avec l’épée & le bouclier à la main : ils dansoient avec des contorsions belliqueuses : on nous en a donné quelques représentations dans des Entrées à l’Opéra.
Platon, dans ses loix, en parlant des Danses, approuve les unes & condamne les autres : il les divise en utiles & agréables ; il en bannit les deshonnètes, comme celle des Toscans, composées de postures lascives & indécentes, que l’on dansoit aux fêtes Saturnales & Baccanales, & telles que les danses Nuptiales chez les Romains du tems de Tibere.
Il dit encore qu’il y a trois parties dominantes dans l’homme ; l’irascible, le concupiscible, & le raisonnable : que le Pantomine les représente toutes trois ; l’irascible, quand il contrefait le furieux ; le concupiscible, quand il fait l’amant passionné ; & le raisonnable, quand il exprime une passion modérée.
Les Romains, à l’exemple des Anciens, avoient coutume d’aller souhaiter la bonne année aux grans Seigneurs, avec des accompagnemens de musique, des danseurs & des danseuses ; il y avoit une danse particuliere pour ce jour-là, au dire de Virgile : chaque fête avoit la sienne. Elles étoient accompagnées de festins & d’illuminations publiques, avec toute sorte d’instrumens ; elles étoient suivis de grandes libertez nocturnes, qui tenoient des Saturnales, des Orgies, & des Baccanales.
Celle du premier jour de Mai fut ensuite célébrée par toute l’Italie : la jeunesse de l’un & de l’autre sexe sortoit des villes en dansant au son des instrumens, pour aller chercher des rameaux verds ; ils les posoient devant les portes de leurs parens & de leurs amis, qui les attendoient avec des tables garnies dans toutes les rues, qui étoient illuminées le soir, où l’on dansoit des danses publiques ; desorte que ce jour-là il n’étoit pas permis, sur peine d’amende, aux gens de quelque âge & de quelque qualité qu’ils fussent, de paroître sans avoir quelque fleur ou quelque branche de verdure sur soi. Mais comme ces sortes de fêtes causerent quelque désordre dans Rome, elles furent abolies sous le régne de Tibere ; ce que l’Eglise a regardé aussi dès ce tems-là comme une partie de l’origine des danses baladoires.
La danse sacrée des Saliens ou des Prêtres de Mars, ne laissa pas de subsister encore long-tems dans le temple de Mars ; j’en parlerai plus au long dans son lieu.
Tibere fit encore chasser tous les Maîtres de Danses par un Arrêt du Sénat, à cause des danses lascives & licentieuses qui corrompoient les mœurs de ce tems-là ; surtout la danse Nuptiale, qui exprimoit toutes les libertez de l’amour conjugal.
Domitien chassa même du Sénat quelques Sénateurs, pour avoir publiquement dansé de ces sortes de danses ; par rapport au respect que les Romains avoient encore pour la danse Sacrée, & les danses graves & sérieuses.
Cicéron reprocha à Gabinius homme Consulaire, d’avoir dansé en public : ce qui fait voir que dès ce tems, la Danse avoit déja perdu sa réputation originelle dans Rome, autant par la prophanation des danses Sacrées, que par la corruption des danses publiques ; & l’on vit chez les Romains toutes les Danses vitieuses triompher de la pureté & de l’innocence des premieres Danses des Juifs, des Egyptiens & des Grecs.
Ce n’étoit pas seulement à bien danser que les Anciens faisoient consister l’art de la Danse, mais en ce que l’Oracle de la Pythie avoit prononcé, qu’il falloit qu’un bon Danseur ou qu’un bon Pantomime se fît entendre aux spectateurs par ses mouvemens, de même que si le Comédien parloit : ce qui fut prouvé devant Démétrius Philosophe Cynique, qui disoit que ce n’étoit qu’une suite de la Musique, à laquelle on avoit ajoûté des gestes & des postures, pour faire entendre ce qu’elle jouoit ; mais qu’elles étoient le plus souvent vaines & ridicules, & qu’on se laissoit tromper à la mine & à l’habit, aidé des gestes & de l’harmonie. Alors un fameux Pantomime du tems de Néron, qui avoit le corps souple & les gestes excellens, pria Démétrius de ne le point condamner sans l’avoir vu jouer son personnage ; desorte qu’ayant fait cesser les voix & les instrumens dans le spectacle, il représenta devant lui l’adultere de Venus & de Mars, où étoit exprimé le Soleil qui les découvroit, Vulcain qui leur dressoit des embuches, les Dieux qui accouroient au spectacle, Venus toute confuse, Mars étonné & suppliant, & le reste de la fable représenté avec tant d’art & d’expression, que le Philosophe s’écria qu’il croyoit voir la chose même, & non pas sa représentation, & que ce Pantomime avoit le corps & les mains parlantes, comme un Comédien qui s’exprime par la voix.
Lucien rapporte qu’un Prince de Pont étant venu à la Cour de Néron, & s’étant trouvé à un spectacle où ce fameux Danseur représentoit les Travaux d’Hercule, encore qu’il n’entendît rien de ce qu’on chantoit, il ne laissa pas de comprendre tout le récit par l’action & par les gestes du Pantomime : il pria même l’Empereur, en prenant son congé, de lui en faire présent ; & comme Néron s’étonnoit de cette demande, c’est, dit-il, que j’ai pour voisins des Barbares dont personne n’entend la Langue, & votre Pantomime me servira de truchement pour leur faire entendre par gestes mes intentions. Il est à croire que ce fameux Pantomime étoit Sicilien, cette nation ayant excellé pour les gestes, comme on le verra ci-après.
Ainsi la perfection de cet art est de contrefaire si bien ce que l’on joue, qu’on ne fasse ni gestes ni postures qui n’ayent du rapport à la chose qu’on représente, & surtout qu’on garde le caractere de la personne, soit d’un Prince, ou de quelqu’autre que ce soit ; ce qui fit dire encore à un étranger de considération qui n’avoit jamais assisté à ces sortes de spectacles, ne voyant qu’un seul Danseur avec des masques & des habits differens pour représenter un Ballet, qu’il falloit que dans un seul corps il y eût plusieurs ames. J’ai vû dans un spectacle à la Foire S. Germain, un Pantomime Toscan qui changea son visage dans cinq ou six Entrées, conforme aux caracteres de ses danses, & plus naturellement que s’il avoit eu des masques faits exprès.
En un mot cet art, dans l’Antiquité, consistoit à exprimer les mœurs & toutes les passions humaines, & à contrefaire le joyeux, le triste, le pacifique, l’emporté, & les deux contraires, dans la représentation d’une Piéce tragique ou comique sur le Théâtre ; car le Pantomime est tout seul plusieurs choses, & se change comme un Prothée.
Eunapius Historien a crû, aussi-bien que quelques autres, que Hieron Roi de Siracuse & de Sicile, dans la LXXV. Olympiade, donna occasion aux danses figurées & aux gestes de Pantomimes dans l’Italie ; parce que ce Prince soupçonneux ayant défendu aux Siciliens de se parler, de peur qu’ils ne conspirassent contre lui, il les accoutuma insensiblement à faire entendre par des gestes, des mouvemens, & des figures, ce qui ne leur étoit pas permis de se dire les uns aux autres : du-moins voyons-nous encore aujourd’hui que les Siciliens passent pour les meilleurs Pantomimes de toute l’Italie. L’usage de se faire entendre par signes est devenu fort familier à la Cour du Grand-Seigneur & à celle d’Espagne, où il se fait souvent des dialogues fort intelligibles par les doigts seulement.
Le même Eunapius a dit agréablement que l’ame dansoit dans les yeux, parce qu’il est peu de passions qui ne s’expriment par leurs mouvemens & qui ne deviennent sensibles. Les Grecs appeloient les habiles Danseurs les sages des pieds & de la main, parce qu’ils exprimoient par leurs gestes les misteres de la nature.
Athenée, Livre 14, rapporte que les Arcadiens qui ont passé pour des peuples fort sages, avoient coutume d’exercer la jeunesse à la Danse jusqu’à l’âge de trente ans. Dès l’enfance ils leur faisoient apprendre la Musique & les exercices, à chanter les hymnes de leurs Dieux & les louanges des héros, pour les former de bonne heure à la pieté & à la vertu : après ces hymnes & ces chansons on leur apprenoit à danser sur les modes de Timothée & de Philoxene ; & tous les ans, aux Orgies, ils dansoient sur des Théâtres publies des Balets au son des flutes, pour faire voir qu’ils profitoient en ces exercices. Les Entrées de ces Balets étoient proportionnées à l’âge & aux forces de chacun ; desorte qu’il n’est pas surprenant que cette nation ait passé pour produire les meilleurs Danseurs de la Gréce.
Quant aux perfections du corps pour bien exprimer la danse, les Anciens vouloient que le Danseur ou le Pantomime ne fût ni trop gras ni trop maigre, qu’il eût le corps ferme & souple tout ensemble, pour se pouvoir arrêter tout court ou tourner en un instant, & qu’il eût beaucoup de présence d’esprit pour l’execution du sujet qu’il représente ; tel que nous l’avons vû de nos jours dans un nommé Dolivet, qui dansoit dans les premiers Balets du tems de Louis XIV.
Mais pour celui qui compose les Balets, il faut, disent les Anciens, qu’il soit d’une profonde imagination, versé dans l’Histoire comme dans la fable, & grand Naturaliste ou bon Physicien, pour caractériser les passions, comme il est rapporté plus au long dans Lucien, au chapitre de la Danse, où les curieux peuvent le voir. Ils trouveront, au dire de cet Auteur, qu’il faut être universel pour exceller dans la composition des Balets. La suite nous fera voir que les Auteurs qui ont parlé de l’art de la Danse, n’ont point porté leur imagination au-delà de l’étendue de son excellence, à la considerer dans toutes ses parties ; ce qui paroîtra fort opposé à l’opinion du vulgaire.
Mursius rapporte dans son Traité d’Orchesographie, qu’il y avoit deux cens sortes de danses en usage chez les Grecs.
Voilà à peu près ce que l’Histoire nous a conservé sur l’origine de la Danse des Anciens, & ce qui m’a servi de canevas pour en composer l’Histoire générale, que j’ai tâché de mettre en ordre par Chapitres, pour la rendre aussi complette qu’intelligible : j’ai crû faire plaisir au Lecteur, en lui donnant d’abord une idée génerale des danses de l’Antiquité ; sans quoi j’aurois commencé le premier Chapitre par la danse Sacrée, comme la plus respectable, surtout par rapport à celle des Juifs, qu’ils ont regardée comme un don de Dieu pour l’employer à son culte ; & ce qui a même passé, au sentiment des Anciens, pour l’origine de toutes les Danses tant sacrées que prophanes, qui ont été inventées depuis la création du Monde, comme je vais le faire voir.