Dédicace
A Mané de l’Indépendance belge
Je vous dédie ce livre parce que vous m’avez dédié le vôtre, — je ne sais pas accepter une politesse sans la rendre.
Je ne vous connais pas, et je ne veux pas vous connaître, parce que quand un homme se cache, c’est qu’il n’est pas joli garçon.
Vous prétendez m’avoir faite, c’est parfaitement vrai, et je vous en remercie — la reconnaissance est la vertu des belles âmes.
Avouez une chose pourtant, c’est qu’en travaillant à ma réputation vous avez un peu travaillé à la vôtre.
On vous connaît parce que j’existe.
C’est de l’amour-propre, n’est-ce pas ?
Peut-être, mais c’est de l’amour-propre légitime.
Dans le prologue de là Toile ou mes quatre sous ! revue jouée à mes chers Délassements-Comiques, on parlait d’un nommé Alcibiade, qui s’était fait un nom en coupant la queue à son chien.
Vous avez coupé la queue au vôtre, mais c’est moi qui ai joué le rôle du quadrupède.
Vous avez fait faire le cercle pour qu’on me vit mieux, et mes exercices ont été plus appréciés que les vôtres.
Je suis Mangin, vous êtes Vert-de-gris.
Je ne vous cacherai pas que dans le monde vous passez pour mon amant.
C’est bien de l’honneur qu’on me fait.
Votre nom est accolé au mien pour la vie : si vous êtes marié cela doit apporter quelques troubles dans votre ménage.
Tant pis pour vous ; — d’ailleurs, ce que vous perdez en bonheur conjugal, vous le rattrapez en popularité.
Quand je danse, on nous applaudit tous les deux.
Un jour il vous est passé une idée par la cervelle :
— Si, pour faire enrager mes concitoyens, vous êtes-vous dit, j’élevais une statue de terre glaise à côté des leurs, et si je rendais cette statue plus solide et plus durable que les statues de marbre ?
Et immédiatement vous avez mis la main dans le macadam, et ma célébrité s’est faite.
Regardez vos mains maintenant !
Vos concitoyens ont ri : ils auraient dû pleurer sur vous.
Je suis votre créature, je vous appartiens ; vous êtes mon père.
— Bonjour, papa Mané.
Vous voilà forcé d’accepter la dédicace de mes confidences ; tant que ce livre vivra, vous serez le bon Mané à petite Rigolboche.
C’est cela qui est dur !
Vous avez cru rabaisser l’amour-propre des orgueilleux de votre temps en plaçant ma gloire auprès de la leur.
Vous n’avez rien rabaissé du tout ; seulement vous êtes monté avec moi sur le piédestal que vous m’avez construit.
N’ayez pas peur de tomber : il y a de la place pour deux.
C’est là que vous vouliez en venir, vous avez parfaitement réussi.
Je suis un peu sans façons avec vous, et je vous parle le pied en l’air, cela tient à ce que je suis sûre de votre affection : j’exploite le faible que vous avez pour moi.
D’ailleurs, nous ne nous devons rien, — pas même le respect.
Vous vous êtes servi de moi pour vous faire un nom et vous m’en avez fait un : la balance y est.
Je suis une Manon Lescaut dansante.
Vous êtes mon chevalier des Grieux.
Marguerite RIGOLBOCHE