Avant-propos
« Le chant, si naturel à l’homme, ne pouvant manquer de le séduire, lui a inspiré, en se développant, des gestes relatifs aux sons différents dont il était déjà composé. Le corps s’est alors agité, les bras se sont ouverts ou resserrés, les pieds ont formé des pas lents ou rapides, les traits du visage ont participé à ces mouvements, tout le corps enfin a répondu par des positions, des sauts et des attitudes, aux sons dont les oreilles étaient frappées ; et c’est ainsi que le chant, qui était l’Expression d’un sentiment, en a fait développer une seconde qui existait chez l’homme, à laquelle on a donné le nom de Danse ou de Ballet. Telles sont ses deux causes primitives :
« On voit par là, que le chant et la danse ne sont pas moins naturels à l’homme que la voix et le geste, et que l’une et l’autre n’ont été, pour ainsi dire, que les instruments qui leur ont donné lieu. Depuis qu’il existe des hommes, il y a eu, sans doute, des chants et des danses ; on a chanté et dansé depuis la création jusqu’à nous, et il est vraisemblable que les hommes chanteront et danseront jusqu’à la destruction totale de tous les êtres créés. »
(Dizionario delle Arti e de’ Mestieri del .)
[1] Le chant et la danse une fois connus, ces arts servirent à célébrer l’Être Suprême. Les Égyptiens, les Grecs, les Romains, et même les Juifs, les employèrent dans leurs rites religieux, et ensuite les introduisirent dans les fêtes et les divertissements publics. Peu à peu on dansa sur les théâtres, et les Grecs mêlèrent des danses à leurs tragédies et à leurs comédies ; les Romains imitèrent cet exemple jusqu’au temps d’Auguste, qui régala son peuple par des spectacles représentant des actions héroïques ou comiques, exprimées par les gestes et par des danses, qu’exécutaient Pylade et Bathyle, les deux premiers instituteurs de l’art des pantomimes. Trajan bannit ces belles représentations théâtrales qui reparurent encore longtemps après lui ; mais accompagnées des obscénités qui avaient engagé cet empereur à les défendre. Alors les pontifes chrétiens imitèrent l’exemple de Trajan. Après bien des siècles, Bergonce de Botta (Voir la note 23 du chapitre premier), dans une fête magnifique, fit renaître les ballets, et il trouva des imitateurs dans toute l’Italie. Cependant la décadence de certaines puissances dans ce royaume, fit encore éprouver une chute à la danse et aux ballets ; les Italiens perdirent leur goût pour ces spectacles ; mais Louis XIV en embellit la cour de France. Les ballets, sous ce prince, reprirent tout leur éclat, avec la pompe que pouvait y ajouter un monarque magnifique, commandant à une nation opulente et avide de plaisirs ; et on créa des spectacles étonnants par leur magie et leur richesse, lesquels ont été depuis perfectionnés jusqu’au dernier degré, par les artistes qui honorent le siècle présent.
[2] Le très petit nombre d’ouvrages que l’on a écrit sur la danse, et le peu de valeur de quelques-uns m’ont encouragé à publier ce Traité1. Peut-être que l’étude réfléchie que j’ai faite sur cet art, que je professe, l’application, les soins que j’ai mis pour tâcher de rendre mon ouvrage utile et intéressant, ne seront pas tout à fait vains ; du moins si mes faibles espérances sont détruites, j’aurai toujours la satisfaction d’avoir été le premier à donner les documents de l’art du danseur, en attendant qu’un autre, plus éclairé, marchant sur mes traces, atteigne, par des moyens plus efficaces, le but que j’aurai placé dans cette carrière.
[3] Noverre 2, le restaurateur des ballets d’action et de l’art de la pantomime, a posé les principes qui doivent guider le maître de ballet, c’est-à-dire les compositeurs ; il a prescrit des règles aux mimes ; il a aussi écrit sur l’art, proprement dit, de la danse ; mais ses instructions à cet égard, se bornent à quelque conseil sur la poétique de l’art et à quelques légères observations sur son mécanisme. Les excellentes lettres de cet artiste célèbre, sur les ballets, ont été écrites particulièrement pour le compositeur, et ne devraient jamais sortir de ses mains ; c’est cet ouvrage qui apprendra aux artistes danseurs les véritables règles dramatiques, et la manière simple d’intéresser dans une action pantomime.
[4] Je pense que quand même Noverre 3 aurait parlé de tout ce qui concerne le mécanisme, et même le charme de la danse, son ouvrage ne serait pas pour nous aujourd’hui d’une bien grande utilité ; car notre art, depuis l’époque où il a écrit, est entièrement changé.
[5] J’ose donc espérer que les instructions, les leçons que je vais donner, provenant des écoles des plus grands maîtres, qui ont fait faire à la danse moderne des progrès immenses, et qui l’ont tant embellie, pourront d’autant plus faciliter les élèves dans leurs études, que j’ai, à l’aide d’un travail assidu, fait d’après les vrais principes, par ma propre expérience, et par l’observation des plus excellents modèles que j’ai eu sous les yeux, appliqué à mes leçons de nouveaux moyens d’enseignement, et des démonstrations rigoureusement exactes.
[6] Peut-être que mon zèle, réuni à mes efforts, m’obtiendra l’indulgence publique, et
que les jeunes danseurs me sauront gré de l’intérêt que je prends à leurs progrès. Je
crois aussi que les artistes formés et accoutumés aux applaudissements, verront avec
plaisir l’hommage que je rends à un art si aimable, si gracieux, si séduisant, en
démontrant de combien de charmes et d’éclat il est accompagné, et toute la perfection dont
il peut être encore susceptible, lorsqu’il est exempt de tous les défauts dont le tachent,
dont le dégradent l’ignorance et le mauvais goût, tant des artistes médiocres que des
spectateurs sans connaissance. La danse est en effet un art difficile, et qui ne peut pas
être apprécié par tout le monde ; car nous voyons
très souvent de
mauvais sauteurs « plaire à un public aveuglé par des tours de force, par des
gambades et par de ridicules pirouettes »
; tandis qu’un véritable danseur, qui
danse en suivant toutes les règles, qui se dessine avec sentiment, avec intelligence, avec
grâce, et qui donne de l’âme, de l’expression à ses mouvements, à ses pas, de la souplesse
et une délicate légèreté à sa danse en général, ne produit de vives sensations que sur les
gens de goût, les seuls (en trop petit nombre malheureusement) qui puissent bien sentir
tout ce qu’il vaut. Au théâtre, ainsi qu’ailleurs, le vulgaire ignorant se méprend bien
souvent lorsqu’il juge les artistes d’un talent réel ; cependant
« Ingiusta lode non è stabil mai, *« E basta un solo per chiarirne cento [traduction] 5. »
[6] « L’approbation et les suffrages des hommes qui se
distinguent dans les arts, les seuls juges à considérer, doivent servir à perfectionner
l’homme à talent, qui ne doit avoir que du mépris pour les louanges que les sots
prodiguent au charlatanisme. »
Le bandeau de l’ignorance tombe enfin, et le vrai
mérite, qui a eu le courage de lutter
longtemps contre elle, et
de mépriser ses arrêts, finit par être reconnu. Heureux les arts, s’écriait un ancien,
s’ils n’étaient jugés que par les savants. Il serait à souhaiter que les hommes à talent
n’eussent pour juges que ceux dont l’opinion a pour base le sentiment, l’intelligence, et
non de certains partisans, et la nombreuse troupe des Midas,
« Connaisseurs aux belles oreilles ».
[7] Pour mieux parvenir au but que je me suis proposé de la formation d’un bon danseur, je joins aux préceptes que contient mon Traité, des figures que j’ai fait dessiner d’après moi-même ; elles représentent les positions du corps, des bras, des jambes ; les différentes poses, les attitudes et les arabesques. Les élèves ayant ces exemples sous les yeux, comprendront facilement les principes théoriques que je leur enseigne :
« Segnius irritant animos demissa per aurem« Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus… »
et pour que leur exécution soit parfaite, je leur trace, sur les principales positions de ces figures, des lignes, qui fixeront la véritable manière de se poser, et de se dessiner dans les diverses attitudes de la danse.
[8] Ce sera aux élèves à bien étudier ces lignes géométriques, en observant leur diversité6. Lorsqu’ils seront parvenus à s’assujettir à ce travail, que j’oserai dire mathématique, à cause de sa rigueur, ils seront sûrs de se bien placer, et ils donneront des preuves qu’ils sortent d’une bonne école, dans laquelle ils ont acquis un goût pur7.
[9] On ne saurait trop recommander aux jeunes gens qui se destinent à cet art d’imitation, la vue des chefs-d’œuvre de la peinture et de la sculpture, surtout dans l’antique : ces enfants immortels du génie des beaux-arts, ces modèles du beau idéal, formeront leur goût. Un danseur qui ne sait point se dessiner, et qui par conséquent manque de cette grâce qui séduit, qui charme, ne sera point regardé comme un artiste, et ne pourra jamais intéresser ni plaire.