(1765) Dissertation sur les Ballets Pantomimes des Anciens, pour servir de programme au Ballet Pantomime Tragique de Sémiramis « [Première partie] »
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(1765) Dissertation sur les Ballets Pantomimes des Anciens, pour servir de programme au Ballet Pantomime Tragique de Sémiramis « [Première partie] »

[Première partie]

1Dans le Programme que j’ai publié, il y a trois ans, à l’occasion du Ballet de Don Juan, j’ai donné quelques notions de la Danse Pantomime des Anciens ; et ayant promis d’en parler plus amplement, lorsque je ferais paraître quelque nouveau Spectacle de ce genre, je vais m’acquitter de mon engagement à l’occasion du Ballet de Sémiramis que je fais paraître aujourd’hui sur la Scène.

2Je ferai remarquer d’abord, que le sujet du Festin de Pierre m’avait été fourni par la Comédie Héroïque, et que c’est de la Tragédie que j’emprunte celui de Sémiramis.

3S’il y a quelque chose de sublime dans la Danse, c’est sans contredit un événement tragique représenté sans paroles, et rendu intelligible par les gestes. L’acquisition que nous avons faite depuis peu de Mademoiselle Nency, qui a exécuté à Stuttgart les Ballets de Médée, et des Danaïdes, m’a déterminé à m’essayer dans la composition d’une Tragédie en Ballet.

4En lisant ce qui nous reste d’anciens fragments d’Auteurs célèbres sur les Ballets Pantomimes, on est tenté, je l’avoue, de placer au rang des Fables les impressions prodigieuses que ces Ballets faisaient sur les Spectateurs. L’étonnement augmente encore lorsqu’on considère que ceux qui en ont écrit avec tant d’enthousiasme, étaient l’élite des Grecs, et des Romains, Peuples les plus délicats, et les plus difficiles qu’il y ait jamais eu sur les Beaux Arts, et surtout, sur les Représentations théâtrales. Sans étaler ici une érudition qui n’a pas été oubliée par d’autres, je me bornerai à dire que Lucien nous assure qu’on pleurait de son temps aux Représentations Pantomimes, tout de même qu’à celles des Tragédies.

5C’est Lucien qui nous a laissé tout ce que nous avons de plus complet sur ces sortes de Spectacles ; mais en lisant tout ce qu’il exige d’un Danseur Pantomime, on voit que nous sommes bien éloignés de la perfection des Danseurs Anciens, supposé qu’il s’en soit trouvé qui aient réuni toutes les qualités demandées par ce Philosophe. Suivant lui, il faut que le Danseur Pantomime connaisse « la Poésie, la Géométrie, la Musique, la Philosophie, l’Histoire, et la Fable ; qu’il sache exprimer les passions et les mouvements de l’âme ; qu’il emprunte de la Peinture et de la Sculpture les différentes postures et contenances, en sorte qu’il ne le cède ni à Phidias, ni à Apelles pour ce regard. Ce Danseur doit savoir aussi particulièrement expliquer les conceptions de l’âme, et découvrir ses sentiments par les gestes et les mouvements du corps : enfin il doit avoir le secret de voir partout ce qui convient, (qu’on appelle le Décorum) et avec cela être subtil, inventif, judicieux, et avoir l’oreille très délicate »1.

6L’éducation de ceux qu’on destine aujourd’hui à exercer cet Art, ne leur permet pas certainement d’apprendre tout ce que je viens de rapporter. Il n’y a même aucun de nous, qui s’imagine qu’il soit nécessaire de faire un Cours de Sciences pour devenir un excellent Danseur ; et s’il s’en trouve quelqu’un, dans le grand nombre, qui parvienne à connaître les devoirs qui lui ont été imposés par des hommes célèbres, qui acquière même imparfaitement quelques unes des connaissances qu’on lui représente comme indispensables pour exceller dans cet Art, il le doit à son envie de s’instruire, et non pas à son éducation, ou à ses Maîtres.

7Nous pensons si différemment de Lucien, parce que la Danse a dégénéré de nos jours au point de ne plus la regarder depuis longtemps que comme l’art de faire des entrechats, et des gambades, de sauter ou courir en cadence, ou tout au plus de porter le corps, ou de marcher avec grâce, et sans perdre l’équilibre, d’avoir les bras moelleux, et des attitudes pittoresques et élégantes. Nos écoles ne nous apprennent pas autre chose ; et on en sort, suivant nous, en état de se produire sur les Théâtres, lorsqu’on a la vigueur de se trémousser pendant quelques minutes avec force, et légèreté. Ce sont là nos Colonnes d’Hercule, et ce n’est ensuite que la nature qui nous fait sortir quelquefois de ce cercle étroit, et qui donne à quelqu’un de nous, en dépit de lui-même, une teinte légère d’expression pour se fâcher, pour rire, pour paraître ou triste ou gai dans ce misérable baladinage.

8Mais si l’autorité de Lucien et de tant d’autres hommes illustres fait quelque impression sur notre esprit, il faut que nous convenions de bonne foi, que ce que nous avons appelé Danse, jusqu’à la révolution qui y est arrivée, il n’y a pas plus de vingt ans, n’est autre chose que la connaissance de ses éléments. En effet, les pas, les sauts, le port des bras, l’à plomb, les attitudes ne sont que l’Alphabet de la Danse, comme je me suis expliqué dans le Programme du Ballet de Don Juan. Il serait absurde d’honorer du titre de Savant un homme qui peindrait élégamment des lettres, qui ferait de beaux traits de plume, sans qu’il fût en état d’entendre ce qu’on lui donnerait à copier, ni d’écrire par lui-même des choses dignes d’être lues. Cet homme, borné à l’adresse de la main, n’aurait d’autre mérite que celui d’un griffonnage laborieux et compassé. Et tel est celui de la plupart de nos Danseurs. Ce que le Maître Ecrivain sait faire avec ses doigts, ils le font avec les pieds et avec les bras ; mais comme le premier est bien éloigné de pouvoir avec son mince talent composer un Poème, une Tragédie, un Morceau d’éloquence, l’autre est également inepte à rendre en Ballet, je ne dirai pas le Rôle entier d’une Pièce de Théâtre, mais le simple caractère isolé d’un Héros, ou d’un Personnage célèbre.

9Je n’ignore pas qu’il y a eu des Auteurs modernes qui ont avancé que la Danse des Anciens appelée Saltatio par les Romains, et Orchesis par les Grecs, n’était que l’art de jouer par les gestes une Action Dramatique quelconque, soit qu’elle eût été déjà composée par des Poètes célèbres pour être déclamée, ou chantée, soit qu’elle eût été imaginée expressément pour être donnée en Pantomime, de manière que la Saltation (qu’on me passe ce terme) n’était à la bien prendre, que cette même Pantomime dans laquelle les Anglais s’exercent de nos jours. Mais cette opinion n’est pas soutenable, si on examine tout ce que les Anciens ont écrit de la Danse Pantomime. Elle a été déjà combattue et détruite ; et les autorités qui ont été alléguées en sa faveur, ont même fourni des armes à ses adversaires. On a rapporté le passage de Sidonius Apollinaris sur Caramalus et Phabaton deux Saltateurs illustres ; mais ce fameux passage dit nettement que ces Danseurs faisaient entendre tout ce qu’ils voulaient représenter, par des gestes et des signes, et par des mouvements des jambes, des genoux, des mains et du corps : et rien ne ressemble plus à la Danse, que l’emploi de tous ces mouvements. D’ailleurs ces mouvements se faisaient au son des instruments, et en cadence ; et Apulée, Lucien, et bien d’autres sont formels à cet égard. Or comme tout ce qu’on fait en mouvant le corps et ses membres sur une marche notée et en cadence, est certainement une Danse, c’est vainement qu’on a employé comme on voit, le témoignage de Sidonius pour soutenir que la Saltation n’en était pas une. Ces Ecrivains (d’ailleurs d’un mérite distingué) ont allégué encore en citant Suétone, que Caligula grand amateur de la Saltation avait sauté un Cantique, ou l’air d’un Cantique, vêtu d’une longue robe qui lui descendait jusqu’aux talons : sur quoi l’Abbé Du Bos avance que rien ne convenant moins qu’un habillement long à un homme qui danse à notre manière, il est évident que la Saltation était différente de notre Danse. Mais c’est justement à cette occasion, qu’on peut remarquer combien il est aisé de se faire illusion à soi-même lorsqu’on a embrassé une opinion, et qu’on veut la faire passer en dépit de tout. Le judicieux Abbé Du Bos n’a pas voulu se représenter que nos femmes dansent toujours avec des robes qui les couvrent jusqu’à la cheville, et que nos Danseurs mêmes ont donné mille fois des Danses Turques, Persanes, ou Chinoises avec de longs vêtements Asiatiques. Le passage de Suétone prouve seulement que les Danseurs Pantomimes des Anciens ne faisaient pas des Cabrioles, et qu’ils ne remuaient les pieds qu’autant que les remuent parmi nous ceux qui professent la Belle Danse, c’est-à-dire, les Dupré et les Vestris.

10La Saltation des Anciens n’était donc autre chose que la Danse Pantomime véritable, ou l’art de mouvoir les pieds, les bras, le corps en cadence au son des instruments, et de rendre intelligible aux Spectateurs ce qu’on veut représenter, par des gestes, des signes, et des expressions d’amour, de haine, de fureur, de désespoir. La description de la Danse Pantomime du Jugement de Paris, qu’Apulée nous a laissée, le démontre avec évidence. On y trouve que Vénus se présentant sur la Scène commence « à marcher, et à faire des gestes très délicats, et très expressifs, et des mouvements de tête au son de la flûte, et en cadence, ne dansant quelquefois que des yeux ». Si de nos jours Mademoiselle Sallé avait dû danser le Rôle de Vénus dans le Ballet du Jugement de Paris, aurait-elle fait autre chose ?

11En suivant toujours Lucien nous trouvons que tout ce qui a été inventé par les Poètes, et principalement les Tragiques, peut être traité en danse par les compositeurs des Ballets, et exécuté par les Danseurs Pantomimes. Il prend la peine de nous fournir lui-même un grand nombre de sujets. Tout ce qui a servi à Eschyle, à Sophocle, à Euripide et à tous les Poètes Dramatiques de l’Antiquité, se trouve compris dans sa liste. Nous sommes par conséquent forcés de croire que les Anciens qui voyaient représenter ces sujets terribles, versifiés avec toute cette pompe que la Poésie la plus sublime puisse imaginer, et joués par des Acteurs admirables, ne jugeaient pas qu’ils perdissent rien de leur pathétique, rendus par les Danseurs Pantomimes. C’est-là un préjugé bien favorable pour notre Art, et si surtout on fait réflexion à la magnificence avec laquelle les Grecs en général, et principalement les Athéniens faisaient jouer les Pièces Dramatiques de leurs grands Poètes. Quelques Auteurs ont assuré que la représentation de trois Tragédies de Sophocle coûta plus aux Athéniens que la guerre du Péloponnèse.

12Mais si les Danseurs Pantomimes représentaient des sujets tragiques ; si leurs Spectacles étaient préférés à la Tragédie simplement récitée ; si à côté des grands noms de Roscius, d’Andronicus, et d’Esope Comédiens, on trouve placés ceux de Pylade, de Bathylle, de Dyonisia, et de tant d’autres Pantomimes célèbres ; si la passion extrême que les Romains avaient pour leurs représentations alla jusqu’à partager le peuple en deux factions, les verts et les bleus, qui ont subsisté même après la décadence de l’Empire ; il est hors de doute que ces Danses faisaient alors sur les Spectacles des impressions beaucoup plus vives que le simple jeu des Comédiens ; et il me paraît démontré, ce que Lucien assure, et que j’ai rapporté plus haut, que des Peuples tels que les Grecs et les Romains pleuraient aux Danses Pantomimes tragiques, tout de même qu’aux Tragédies déclamées. Que nous sommes éloignés aujourd’hui d’émouvoir la terreur et la compassion avec les nôtres! Il est donc un genre de Danse qui a de tels droits sur notre âme ; et c’est justement ce genre qu’il nous faut faire revivre.

13Si le temps avait épargné ce que Pylade avait écrit sur cet Art, il nous serait plus aisé de le ramener sur la Scène ; mais dans l’obscurité qui l’enveloppe aujourd’hui, n’ayant presque pas de lumière pour nous conduire, nous sommes obligés de marcher, pour ainsi dire, à tâtons, dans une crainte continuelle de nous égarer. Faire le plan d’une Action tragique pour la Danse Pantomime sans être aidé d’aucun précepte, d’aucun exemple, est certainement une chose très difficile. Imaginer des règles pour de tels Poèmes, est beaucoup plus difficile encore, Lucien ne nous en a donné aucune ; mais heureusement nous avons encore la Poétique d’Horace, dont on peut, lorsqu’on a quelque génie et quelque intelligence, faire une application raisonnée à toutes sortes d’inventions poétiques, et de représentations théâtrales, et par conséquent aux Danses Pantomimes, en rapportant aux préceptes d’Horace ce que notre Art exige indispensablement par sa nature.

14On sent bien d’abord que les trois unités de lieu, de temps, d’action leur sont presque autant nécessaires qu’aux Comédies et aux Tragédies ; mais sans entrer ici dans des discussions qui nous mèneraient trop loin, je crois que quant à la première unité, on peut mettre à profit cette étendue qui lui a été donnée par des Poètes illustres, soit pour enrichir la décoration du Spectacle, soit pour éviter les inconvénients indispensables qui résultent presque infailliblement d’une restriction trop scrupuleuse. Pour moi, je borne l’unité du lieu pour les Danses Pantomimes à toute l’étendue d’un vaste palais de Rois, et même à celle d’une ville.

15L’unité de temps a toujours été fixée à 24 heures ; mais les Pièces dont la durée de l’action se rapproche le plus de celle de la représentation, toutes choses égales, sont regardées comme les plus parfaites. L’étendue des 24 heures me paraît accordée aux Poètes Dramatiques aux dépens du vraisemblable, peut-être comme une compensation des difficultés presque insurmontables qu’il y a à faire d’excellentes Pièces de théâtre. Pour nous, nous pouvons aisément nous y conformer. Si nous sommes gênés par la règle, ce n’est pas parce que nous trouvons le temps trop borné ; nous sentons au contraire à chaque instant qu’il est trop long. La durée de la représentation d’une Pièce de théâtre peut aller jusqu’à trois heures. Des liaisons heureuses y soutiennent les épisodes ; et ces liaisons quelquefois difficiles à démêler, sont rendues intelligibles au moyen de l’exposition. Quand on a la faculté de parler, il est aisé de se faire entendre ; et ces mêmes épisodes amenés avec art, ne refroidissent pas l’action principale ; ils la rendent même quelquefois plus intéressante.

16Dans les Ballets Pantomimes tout marche différemment. Cinq ou six Acteurs qui se relaient, peuvent aisément déclamer pendant trois heures ; mais il est impossible de danser au-delà de quelques minutes. Les Danseurs manquent, si on voulait les multiplier. Il est beaucoup plus difficile de danser que de déclamer. On sait déjà sa langue lors qu’on apprend à déclamer, et c’est une avance considérable. Dans la Danse Pantomime il faut d’abord apprendre les pas ou l’Alphabet de notre langage ; cet apprentissage est déjà long et pénible. Il faut encore se donner la grâce, la noblesse, l’élégance des attitudes, cela vaut bien une étude du dessein. Enfin il faut acquérir l’expression, ou l’art de parler en dansant. Tout cela est si difficile qu’on peut avancer avec hardiesse, qu’il faut beaucoup plus de peine pour parvenir à être un excellent Danseur Pantomime, qu’à apprendre à lire et à écrire les langues savantes.

17Si nous voulons donc placer des épisodes dans un Ballet Pantomime, il nous faut augmenter des Danseurs ; mais on vient de voir que cela est presque impossible. Mais d’ailleurs par quel art pourrions-nous expliquer aux Spectateurs, je ne dis pas l’intérêt que chacun des personnages ajoutés prend dans l’action, mais simplement leurs noms ? Un Danseur ne saurait dire au Public : Messieurs, Je suis Oreste, Achille, Agamemnon.

18Comment donc les faire connaître, et démêler par les simples gestes la complication de l’intrigue, suite nécessaire des épisodes ?

19Ainsi un compositeur de Ballets Pantomimes, borné pour l’ordinaire à deux ou trois Danseurs, ne saurait faire durer ses Pièces plus long temps que la nature de son Art ne peut le permettre. Il faut même qu’il s’aide du corps de Ballets pour leur donner une étendue raisonnable, et pour laisser reposer ses personnages. Le corps des Ballets joue dans nos Pièces le rôle que jouait le Chœur dans les Tragédies Grecques. Le plan de ces Tragédies doit nous servir de modèle. L’action y est toujours simple et une : telle doit être à mon avis l’Action Pantomime. Horace nous instruit des fonctions du Chœur dans les Tragédies ; chacun peut le consulter.

20L’art du geste qui abrège merveilleusement les discours, qui par un seul signe expressif supplée souvent à un nombre considérable de paroles, resserre lui-même par sa nature la durée de l’Action pantomime, lorsque le plan est dans les règles. On est forcé même d’asservir son génie inventif en dépit de ses écarts à la précision, à la vivacité de l’éloquence muette. On ne pourrait pas plus l’obliger à étendre ses expressions, qu’un langage qui d’un seul mot rendrait une phrase entière d’un autre ; de manière qu’on est tout étonné en composant des Ballets Pantomimes sur des plans judicieux et réfléchis, de voir comme l’Action se rétrécit, et nous entraîne tout d’un coup à la catastrophe. Je l’ai éprouvé moi-même en composant le Ballet de Sémiramis. Je crois n’avoir rien laissé à désirer aux Spectateurs pour l’intelligence de l’Action, et cependant elle ne dure que vingt minutes.

21Il serait superflu de parler de la troisième unité, c’est-à-dire, de celle de l’Action, après avoir tant répété que l’Action des Ballets Pantomimes doit être simple et une, pour me servir encore de l’expression d’Horace. Je crois qu’on ne doit se permettre aucune licence à cet égard.

22Je vais maintenant rendre compte au Public de la marche que j’ai donnée au Ballet Pantomime-tragique de Sémiramis.