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585. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre I. La littérature pendant la Révolution et l’Empire — Chapitre IV. Chateaubriand »

M. de Chateaubriand eut tous les orgueils, depuis l’orgueil vertu jusqu’à l’orgueil sottise. Sa démission après la mort du duc d’Enghien, son dépouillement en 1830, sa fidélité gratuite aux Bourbons, voilà l’orgueil vertu. […] En vertu même de ce caractère, la forme de l’intelligence, en Chateaubriand, n’est pas philosophique ou scientifique, mais artistique. […] Chateaubriand dérive foyer de foi ; et là-dessus nous fait admirer dans la foi la source de toutes les vertus, de toutes les joies domestiques.

586. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — V. — article » pp. 457-512

De grands talens, & l’abus de ces talens porté aux derniers exès : des traits dignes d’admiration, une licence monstrueuse : des lumieres capables d’honorer son Siecle, des travers qui en sont la honte : des sentimens qui ennoblissent l’humanité, des foiblesses qui la degradent : tous les charmes de l’esprit, & toutes les petitesses des passions : l’imagination la plus brillante, le langage le plus cynique & le plus révoltant : de la philosophie, & de l’absurdité : la variété de l’érudition, & les bévues de l’ignorance : une poésie riche, & des plagiats manifestes : de beaux Ouvrages, & des Productions odieuses : de la hardiesse, & une basse adulation : des leçons de vertu, & l’apologie du vice : des anathêmes contre l’envie, & l’envie avec tous ses accès : des protestations de zele pour la vérité, & tous les artifices de la mauvaise foi : l’enthousiasme de la tolérance, & les emportemens de la persécution : des hommages à la Religion, & des blasphêmes : des marques publiques de repentir, & une mort scandaleuse ; telles sont les étonnantes contrariétés, qui, dans un Siecle moins conséquent que le nôtre, décideront du rang que cet Homme unique doit occuper dans l’ordre des talens & dans celui de la Société. […] De là, cette affectation de présenter la vertu malheureuse, & le vice toujours triomphant. […] Qu'on rapproche ce qu'il dit dans de certaines occasions, de ce qu'il débite dans d'autres ; qu'on rapproche ses sentimens d'humanité, du mépris qu'il témoigne pour l'humanité en général ; ses déclamations contre les vices, des peintures séduisantes qu'il en fait ; son enthousiasme pour les vertus, du ridicule qu'il leur donne ; ses élans affectueux pour la tolérance, de ses rigueurs impitoyables contre les abus : & on sera à portée de juger, que s'il a été quelquefois réellement pénétré des belles maximes qu'il énonce, il ne l'a pas moins été des maximes qui leur sont contraires, puisque celles-ci paroissent aussi senties, aussi vives, & qu'elles sont aussi fortement énoncées & plus souvent répétées que les autres. […] Tel est cependant l'Homme, dont la plus grande partie de la Nation a fait son Idole, & qu'on a encensé, sur ses derniers jours, au point de ne pas craindre de le rendre ridicule, en le couronnant & lui décernant sur un Théatre public, les honneurs de l'Apothéose ; tel est cependant l'Homme qu'on a préconisé, célébré, honoré avec enthousiasme, & à qui on s'est proposé très-sérieusement d'élever des statues, sans songer que dans l'Antiquité, & chez tous les Peuples sages, cet honneur n'a jamais été que le prix des vertus héroïques, ou des services rendus à la Patrie.

587. (1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre V. Le Bovarysme des collectivités : sa forme idéologique »

Ceci nous donne la formule d’un Bovarysme idéologique dont on peut dire qu’il consiste pour un groupe social, à adopter par la vertu persuasive d’une idée générale, peu importe qu’elle se réclame du dogme, du lieu commun ou de la vérité rationnelle, une attitude d’utilité propre à une physiologie sociale différente. […] Contre un tel état de choses le stoïcisme qui réclamait à la fois une rare culture intellectuelle et une vertu d’orgueil exceptionnelle, ne put être une ressource que pour une élite. […] Par la vertu de son orgueil, le génie anglo-saxon s’est donc immunisé contre les exagérations dangereuses de l’idée chrétienne, et contre sa moderne incarnation humanitaire, dont il s’est pourtant arrogé le monopole. […] À l’appui du développement précédent il importe de noter ici, qu’à la différence du groupe anglo-saxon, le peuple français a peu emprunté à sa religion pour constituer sa coutume morale, et pour tempérer son énergie : une générosité naturelle et le sentiment de l’honneur sont ici les freins qui s’opposent à l’exagération de l’égoïsme individuel ou national et ces vertus ont leur source, plutôt que dans le catholicisme, dans l’orgueil d’une énergie avide de se démontrer et qui se veut somptueuse.

588. (1898) Les personnages de roman pp. 39-76

C’est que, bons ou mauvais, ils ont une vertu romanesque indéniable : une tête empanachée ; le droit d’avoir des rêves comme le commun des hommes et, plus que d’autres, le pouvoir de les suivre ; une cour où l’imagination peut impunément loger l’invraisemblable, réunir toutes les beautés à toutes les perfidies, tous les caprices, tous les crimes, tous les luxes, toutes les grandiloquences et toutes les idées même, sans que la conscience du lecteur, enfantine à jamais devant l’image d’un roi, s’en émeuve et proteste. […] Si, de plus, il sait bien voir, s’il ne croit pas, de parti pris, la société uniquement composée de femmes infidèles, de maris à plaindre, de fats, d’escrocs et d’égoïstes, je demande s’il n’aurait pas quelque chance de rencontrer des exemples de haute et pure vaillance, de dévouement sans espoir, de richesse très simple ou de pauvreté très fière, dans un monde où certaines vertus sont d’une trempe plus fine ? […] C’est sa grande vertu, et c’est le grand obstacle. […] Et nous expliquons si grossièrement les vertus qui nous dépassent !

589. (1879) L’esthétique naturaliste. Article de la Revue des deux mondes pp. 415-432

Il se constitue le chantre de ses vertus et le trompette de sa renommée. […] Sa jeune sœur, témoin depuis l’enfance de ses désordres, de ses brouilles, de ses raccommodements méprisables, de ses désespoirs, y a pris l’horreur de la débauche ; elle est sage par bon sens et par tranquillité de tempérament bien plutôt que par principes et par vertu. […] Pourquoi se boucher volontairement, en face de la réalité, un des deux yeux, celui qui apercevrait la vertu à côté du vice ? […] Le vrai peuple de Paris seulement, avec ses enthousiasmes, irréfléchis mais généreux, sa soif de justice, sa charité simple et touchante, sa vaillance à la besogne si rude qu’elle soit, ses vertus de famille solides, malgré bien des irrégularités d’état civil et jusqu’en ces irrégularités, nous l’avez-vous jamais montré ?

590. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XXI. »

Il excella dans la peinture des sentiments privés, bien plus que dans l’expression des grands devoirs et des vertus civiques. […] À la poésie grecque, à l’inspiration d’Eschyle et de Pindare il avait appartenu d’être à la fois idéale et vivante, de parer l’intelligence et d’animer le courage, de faire du génie d’un homme la vertu publique d’un peuple. […] voyons en elle le premier musée de l’Europe moderne ; n’en espérons pas ces élévations de génie qui tiennent à l’énergie des âmes, à la grandeur des vertus civiles. […] Un magistrat de cette cour suprême, le Sueur, traduisait en strophes latines d’une rare élégance tous les chants conservés du grand lyrique grec ; et, dédiant les diverses parties de ce travail au roi Henri III, au président de Thou, au conseiller Hurault de Cheverny, il opposait, non sans éloquence, à la cruauté stérile et raffinée des duels du temps la vertu patriotique des anciens jeux de la Grèce.

591. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — A — article » pp. 111-112

Il est difficile de concilier avec un acharnement aussi peu mesuré, la haute idée qu’on veut nous donner des vertus sociales de ce Dissertateur.

592. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre XXIII. Henry Gréville »

Ses romans vertueux, car elle les veut vertueux, s’adressant à une société qui ne prend plus la vertu à sa seule source, qui est la religion, la morale de ses romans n’est plus que celle des gens bien élevés et qui se lavent les mains à la pâte d’amandes… C’est de l’honneur humain et de l’élégance. […] de la vertu la plus désespérante et les créations impossibles d’un indéconcertable optimisme.

593. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Joseph de Maistre »

Il a beau avoir de la grandeur de tête et de la vertu, Joseph de Maistre a un esprit du diable, comme on dit dans le pays des gens d’esprit, mais c’est le diable avant sa chute, dans le temps qu’il était ange encore et qu’il s’appelait Lucifer ! […] l’homme de la rage sainte, concluant comme saint François de Sales qu’il ne faut pas dire trop de mal même du diable, et ajoutant à son talent à force de vertus, voilà pour nous la grande affaire.

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