Puis comme cet héroïsme à vide n’est pas compatible avec la réelle humanité, voici comment le roman s’est transcrit dans la vie : derrière la façade théâtrale des vertus chevaleresques, toute la brutalité de l’égoïsme individuel se donne cours. […] Tandis que le poème héroïque s’évanouit pour plaire aux nobles dans la chevalerie carnavalesque des Vœux du Paon, il aboutit quand on s’adresse a la roture, à la chevalerie joviale de Baudouin de Sebourc, cette sorte de Du Gueselin vert-galant, à qui sa bravoure enragée contre la féodalité et la maltôte tient lieu de toutes vertus. […] Persuadé que tout héroïsme, toute vertu consistent à chercher aventure, il ne demande que des aventures aux trois quarts de siècle qu’il conte ; il n’y voit pas autre chose. […] Les adjectifs qui n’ont pas de forme spéciale pour le féminin sont en train d’en acquérir une : mais l’ancien usage subsiste à côté du nouveau, et Oresme dit avec assez d’incohérence : « science moral » et « vertus morales ». […] Un sermon sur les Péchés Capitaux tourne en Bataille des vertus et des vices, à la mode des peintres primitifs.
Au contraire nous admettons dans notre école les philosophes politiques, et surtout les Platoniciens, parce qu’ils sont d’accord avec tous les législateurs sur trois points capitaux : existence d’une Providence divine, nécessité de modérer les passions humaines et d’en faire des vertus humaines, immortalité de l’âme. […] Cet axiome, rapproché du septième et de son corollaire, prouve que l’homme a le libre arbitre, quoique incapable de changer ses passions en vertus, mais qu’il est aidé naturellement par la Providence de Dieu, et d’une manière surnaturelle par la Grâce. […] Passage précieux de Lactance, sur l’origine de l’idolâtrie : Rudes initio domines Deos appellarunt, sive ob miraculum virtutis (hoc verò putabant rudes adhuc et simplices) ; sive, ut fieri solet, in admirationem præsentis potentiæ ; sive ob beneficia, quibus erant ad humanitatem compositi ; au commencement, les hommes encore simples et grossiers divinisèrent de bonne foi ce qui excitait leur admiration, tantôt la vertu, tantôt une puissance secourable (la chose est ordinaire), tantôt la bienfaisance de ceux qui les avaient civilisés. […] Cette tradition et la précédente qui nous montre d’abord tant de Jupiter, ensuite tant d’Hercule chez les nations païennes, nous indique que les premières sociétés ne purent se fonder sans religion, ni s’agrandir sans vertu. — En outre, si vous considérez l’isolement de ces peuples sauvages qui s’ignoraient les uns les autres, et si vous vous rappelez l’axiome : Des idées uniformes nées chez des peuples inconnus entre eux, doivent avoir un motif commun de vérité, vous trouverez un grand principe, c’est que les premières fables durent contenir des vérités relatives à l’état de la société, et par conséquent être l’histoire des premiers peuples. […] Autre principe de l’héroïsme romain, appuyé sur trois vertus civiles : confiance magnanime des plébéiens, qui veulent que les patriciens leur communiquent les droits civils, en même temps que ces lois dont ils se réservent la connaissance mystérieuse ; courage des patriciens, qui retiennent dans leur ordre un privilège si précieux ; sagesse des jurisconsultes, qui interprètent ces lois, et qui peu à peu en étendent l’utilité en les appliquant à de nouveaux cas, selon ce que demande la raison.
Le mérite de Bourdaloue s’annonça dès l’enfance : « Il était naturel, plein de feu et de bonté, dit Mme de Pringy ; il suça la vertu avec le lait, et ne sortit de l’enfance que pour entrer dans les routes laborieuses du christianisme. » Il n’eut dans sa vie qu’une seule aventure et qui fut décisive, ce fut, si j’ose dire, l’aventure de piété qui devint le point de départ de sa carrière. […] Inférieur à Bossuet qui a cet éclat par lui-même et qui le rencontre dans l’inspiration directe de la pensée, il est supérieur toutefois à ceux qui le poursuivent et qui l’affectent, qui ne sont contents, en parlant des choses de Dieu et des vertus du christianisme, que lorsqu’ils les ont figurées en des termes forcés, singuliers, imprévus, que personne n’avait trouvés jusque-là. […] » Je ne fais aujourd’hui que courir à travers Bourdaloue en indiquant les points supérieurs par où il rachète et relève cette uniformité qui fut sa vertu, mais qui, à distance, a besoin d’être un peu expliquée pour sa gloire. […] Il exhortait chacun à aider le monarque dans ses dispositions saintes, mais à l’aider surtout et à concourir pacifiquement avec lui, « ajoutant à son zèle, disait-il, nos bons exemples, l’édification de nos mœurs, la ferveur de nos prières, les secours mêmes de nos aumônes, dont l’efficace et la vertu fera sur l’hérésie bien plus d’impression que nos raisonnements et nos paroles ».
Douée de la plus heureuse intelligence, d’un esprit plein de lumière et de saillies, d’une mémoire merveilleuse, de bons et droits sentiments, d’une belle âme faite pour la vertu, jolie dans sa jeunesse avant que le mal l’eût détruite, et ornée de grâces naturelles, elle fut pourtant dès l’enfance une des personnes les plus malheureuses, les plus cruellement maltraitées qui se puissent voir dans aucune classe de la société (je n’excepte pas la plus inférieure), et elle eut de tout temps une existence souffrante et tourmentée, avec bien peu de doux moments. […] Elle ne paraît pas avoir été faite pour ce qu’on appelle les passions ; elle le dit elle-même quelque part : Je ne puis tirer grande gloire de ma vertu. […] Il lui a rendu cette justice, qu’elle fit tout pour l’en tirer : Le vice à son aspect n’osait jamais paraître : De mes sens mutinés elle m’a rendu maître ; C’était par la vertu qu’on plaisait à ses yeux. […] Séduit par l’esprit de Voltaire, Frédéric tient bon tant qu’il peut contre les tracas et les zizanies qu’a engendrées son séjour ; il exprime pourtant à ce sujet plus d’une pensée de pur bon sens et de morale pratique, et qui peut servir de leçon aux littérateurs de tous les temps : Après avoir goûté de tout et essayé de tous les caractères, écrit-il à sa sœur (29 décembre 1751), on en revient toujours aux personnes de mérite : Il n’y a que la vertu de solide, mais elle est rare à trouver.
Elle s’ennuie ; elle se juge, et plus sévèrement qu’on ne le lui demande ; elle se défie des autres et surtout d’elle-même ; elle ne croit pas possible qu’on l’aime véritablement, elle admet tout au plus qu’on la supporte : « Je ne puis que vous être à charge, répète-t-elle sans cesse à Mme de Choiseul, qui voudrait la posséder à Chanteloup ; je ne puis contribuer au plaisir, à l’amusement ; je ne devrai qu’à vos vertus, tranchons le mot, à votre compassion, de me souffrir auprès de vous ! […] Je me suis toujours méfiée de ce Rousseau, avec ses systèmes singuliers, son accoutrement extraordinaire et sa chaire d’éloquence portée sur les toits des maisons ; il m’a toujours paru un charlatan de vertu. […] L’abbé alors la prêche ; il y a une très jolie lettre de lui, écrite de Chanteloup, à la date du 2 février 1771 ; elle commence brusquement en ces termes : L’autre jour, un de nos frères cordeliers d’Amboise prêchait sur les vertus théologales, et voici l’extrait de son sermon : « Sans la foi, l’espérance et la charité, point de salut dans ce monde ni dans l’autre. […] Tout le monde connaît la force de l’espérance et de l’amour ; mais que peuvent ces vertus sans la foi, sans la confiance qui en doit être la base ?
» Il soutenait en effet que l’intérêt était partout, était tout, inspirait tout ; il ne croyait pas à l’essence des vertus : « La vertu est un fantôme formé par nos passions, à qui on donne un nom honnête, afin de faire impunément ce qu’on veut. […] Les plus hantes vertus ne sont pas respectées par lui ; elles ne lui imposent pas. […] « La constance des sages n’est qu’un art avec lequel ils savent enfermer leur agitation dans leur cœur. » La générosité n’est que le désir de se donner le rôle où l’on se trouve le plus grand, le plus à sa gloire ; ou, comme il le dit avec sa subtilité profonde, « c’est un industrieux emploi du désintéressement pour aller plus tôt à un plus grand intérêt. » La magnanimité n’est qu’un trafic plus grand et plus hardi que les autres : « La magnanimité méprise tout, pour avoir tout. » Ou encore (et ceci, je le crois, est inédit en effet) : la magnanimité, c’est « le bon sens de l’orgueil et la voie la plus noble pour recevoir des louanges. » Les plus humbles vertus, après les grandes, y passent à leur tour ; pas une ne trouve grâce devant lui.
Sa déclaration frise l’impertinence ; ce n’est pas celle que l’on fait à une courtisane, mais c’est celle que l’on adresse à une grande dame de la petite vertu. […] Elle est du plus grand monde et de la plus haute dévotion ; sa vertu ne fait pas un pli ; sa réputation est soignée comme la fourrure d’une hermine ; elle préside, avec la dignité discrète d’une abbesse, les conciliabules de la charité. […] Elle résiste, Lucrèce imaginaire, à ces Tarquins sans le savoir ; puis, quand sa vertu est à bout, elle les bannit de sa présence et les exile dans un bon emploi. […] On y cherche un honnête homme, — fût-il un fanatique, — qui en représente les vertus réelles et les croyances respectables.
C’est Ovide qui lui est tombé sous la main, et qu’il a lu en deux ou trois endroits ; et il interprète l’oracle gaiement, concluant de l’un de ces passages qu’il ne faut suivre, en matière de vertu et de maniement de fortune, ni la secte trop dissolue des épicuriens, ni celle, trop rigide et trop nue, des stoïques ou des cyniques, mais se rapporter tant qu’on peut, ici-bas, à la maxime du sage mondain Aristote, qui est de jouir de la vertu en affluence de biens : « Voilà comment, petit père, ajoute-t-il en parlant de lui-même, j’ai commencé à dorloter mon enfant. » Les Lettres de Pasquier, qu’il commença lui-même de publier en dix livres (1586), et qui ont été complétées après lui jusqu’au nombre de vingt-deux livres, sont d’une lecture très instructive, plus attachante à mesure qu’on s’y enfonce, et qui nous le rend tout entier avec son monde et son époque. […] » Il parle des principaux chefs et auteurs de ces maux avec mesure pourtant, et en parfaite connaissance de cause : jamais les Guise et Coligny n’ont été mieux jugés et mis en balance, vices et vertus, avec une plus impartiale équité. […] La vertu, la gravité, la fidélité du Parlement, firent surtout naufrage dans la Fronde.
Ce n’est pas assez pour le travail d’être le travail, il faut encore qu’il soit un opprobre ; cela le rend plus méritoire aux yeux de cette Providence qui en a fait, pour ceux qui l’acceptent, non seulement une loi, mais une vertu. […] Quand sous le fer trompé César fut abattu, Antoine eut peur en lui d’un reste de vertu ; Fulvie aux triumvirs mendia cette tête ; Octave marchanda ; Lépide, un jour de fête, Ne pouvait refuser ce bouquet au festin ; La courtisane obtint ce plaisir clandestin ; La meute des soldats, qu’un délateur assiste, Sortit de Rome en arme et courut sur la piste. Cicéron, cependant, par ce divin effroi Qui glace la vertu lorsque le vice est roi, De Rome, avant l’arrêt, l’âme déjà bannie, Parcourait en proscrit sa chère Campanie, Tantôt quittant la plage et se fiant aux flots, Tantôt montrant du geste une île aux matelots ; Enfin, las de trembler de retraite en retraite, Il se fit débarquer dans ses bains de Gaëte, Délicieux jardins bordés de mers d’azur Où le soleil reluit sur le cap blanc d’Anxur, Où les flots, s’engouffrant dans ces grottes factices, Lavaient la mosaïque, et, par les interstices, Laissant entrer le jour flottant dans le bassin, Des rayons sur les murs faisaient trembler l’essaim.