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380. (1896) Les époques du théâtre français (1636-1850) (2e éd.)

Mais, dans l’histoire, c’est autre chose, si je ne me trompe, que Corneille a vu, d’autres ressources, d’un autre genre, et qu’il ne me paraît pas que l’on ait jusqu’ici suffisamment définies. […] Vertu de femme ou de dilettante, elle est trop délicate, trop facile à émouvoir ou plutôt à surprendre, et par suite à tromper ; elle répugne à trop de besognes ; elle paralyse enfin l’action plus souvent qu’elle ne l’aide. […] Car, on dit quelquefois que la « langue » de Corneille a vieilli, et, en vérité, je crains que l’on ne se trompe d’un mot. […] Moins intéressantes, il est vrai, que ses filles, les pièces de Dancourt ne sont pas moins curieuses ; et je n’ai pas le temps ici de vous en parler longuement, mais les titres, à eux seuls, en sont, si je ne me trompe, comme un trait de lumière. […] Il est arrivé, même aux Grecs, de se tromper quelquefois.

381. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Note qu’il faut lire avant le chapitre de l’amour. »

Tout le monde croit avoir eu de l’amour, et presque tout le monde se trompe en le croyant ; les autres passions sont beaucoup plus naturelles, et par conséquent moins rares que celle-là ; car elle est celle où il entre le moins d’égoïsme.

382. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « Préface »

On ne les trouvera pas tous dans ce cadre étroit d’un volume ; mais j’ai besoin de rappeler une conception sur laquelle la Critique s’est volontairement ou involontairement trompée.

383. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « H. Forneron » pp. 149-199

Il a dit les hommes et les choses sur lesquels Philippe II s’est toujours misérablement et honteusement trompé, malgré les espionnages d’une diplomatie digne du Prince des Ténèbres et l’efforcement des plus profondes et des plus retorses combinaisons. […] Il ne faut pas s’y tromper : le Protestantisme, malgré sa rupture et son hérésie, eut, au xvie  siècle, tout autant que le Catholicisme, le fanatisme religieux. […] Alors, l’empereur d’Autriche, Léopold, le frère de Marie-Antoinette, disait cyniquement : « J’ai ma sœur en France, mais la France n’est pas ma sœur. » Catherine II de Russie — la seule tête qu’il y eût parmi toutes ces royales caboches — envoyait au siège d’Ismaïl des émigrés français, qui y entrèrent brillamment par la brèche, l’épée à la main et en souliers de bal, mais elle n’envoyait personne aux émigrés de Coblentz, et, dit Forneron, elle ne prenait même pas la peine de les tromper : « Quant à la jacobinière de Paris, — écrit-elle, — je la battrai en Pologne. » De son côté, Frédéric-Guillaume de Prusse n’ouvrait la gueule (écrit Grimm à cette même Catherine) que pour l’Alsace et la Lorraine. […] Et, ne vous y trompez pas !

384. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Le marquis de Lassay, ou Un figurant du Grand Siècle. — II. (Fin.) » pp. 180-203

On ne sait rien de la personne à laquelle il s’adressait alors, sinon qu’elle était bien plus jeune que lui ; il l’appelle une enfant : La vivacité de vos sentiments, des manières simples et naturelles, et un air de vérité, m’avaient fait croire que vous ne ressembliez point aux autres femmes, et je me flattais de retrouver en vous cette personne que j’ai tant aimée, et qui, toute morte qu’elle est depuis longtemps, n’a rien à me reprocher que la passion que j’ai eue pour vous ; je vois que je me suis trompé. Il s’était trompé en effet, et je n’ose dire qu’il en souffrit beaucoup. […] Il l’y montre avec toutes ses grâces dans l’esprit et dans la personne, avec sa douceur charmante dans l’humeur et son soin continuel de plaire, en un mot, le plus aimable des hommes, et tel qu’on voit le Conti de Saint-Simon ; puis il ajoute d’une manière neuve et très judicieusement, au moins selon toute vraisemblance : Mais je suis persuadé qu’il est à la place du monde qui lui convient le mieux, et, s’il en occupe quelque jour une plus considérable, il perdra de sa réputation et diminuera l’opinion qu’on a de lui ; car il est bien éloigné d’avoir les qualités nécessaires pour commander une armée ou pour gouverner un État : il ne connaît ni les hommes ni les affaires, et n’en juge jamais par lui-même ; il n’a point d’opinion qui lui soit propre… ; il ne saisit point la vérité52 ; on lui ôte ses sentiments et ses pensées, et souvent il n’a que celles qu’on lui a données, qu’il s’approprie si bien et qu’il explique avec tant de grâce et de netteté qu’il n’y a que les gens qui ont de bons yeux et qui l’approfondissent avec soin qui n’y soient pas trompés : on peut même dire qu’il les embellit.

385. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Corneille. Le Cid, (suite.) »

Dozy comment il a pu se faire que le Cid, tel que vient de nous le montrer l’histoire, lui, l’exilé, qui vivait a augure, comme on disait, à l’aventure, au jour le jour, consultant le vol des corbeaux et des oiseaux de proie, oiseau de proie lui-même, « qui passa les plus célèbres années de sa vie au service des rois arabes de Saragosse ; lui qui ravagea de la manière la plus cruelle une province de sa patrie, qui viola et détruisit mainte église ; lui, l’aventurier, dont les soldats appartenaient en grande partie à la lie de la société musulmane, et qui combattait en vrai soudard, tantôt pour le Christ, tantôt pour Mahomet, uniquement occupé de la solde à gagner et du pillage à faire ; lui, cet homme sans foi ni loi, qui procura à Sanche de Castille la possession du royaume de Léon par une trahison infâme, qui trompait Alphonse, les rois arabes, tout le monde, qui manquait aux capitulations et aux serments les plus solennels ; lui qui brûlait ses prisonniers à petit feu ou les donnait à déchirer à ses dogues… », — comment il s’est fait qu’un tel démon ait pu devenir le thème chéri de l’imagination populaire, la fleur d’honneur, d’amour et de courtoisie, qu’elle s’est plu à cultiver depuis le xiie  siècle jusqu’à nos jours : — « un cœur de lion joint à un cœur d’agneau », comme elle l’a baptisé et défini avec autant d’orgueil que de tendresse ? […] Cette action du Cid d’avoir trompé les deux Juifs gênait les poètes des âges suivants ; ils y sont revenus plus d’une fois pour la pallier, pour l’excuser. […] » Dans le testament du Cid, on lui fait dire, à l’un des articles ; « Item, je veux qu’on donne aux Juifs que je trompai, étant pauvre, un coffre plein d’argent du même poids que celui qui était rempli de sable. » Enfin, un poète moderne fait dire à la fille du Cid, pour le justifier à ce sujet des deux coffres : « L’or de votre parole était dedans. » Ce sont là de beaux anachronismes, des arrangements après coup, et l’auteur du poème n’avait pas eu tant de scrupule en montrant tout d’abord son Cid fin et rusé comme Ulysse.

386. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Journal et Mémoires, de Mathieu Marais, publiés, par M. De Lescure  »

 » L’honnête homme en Boileau ne l’attirait pas moins que l’esprit judicieux et le critique : « C’est un homme » ajoutait-il, « d’une innocence des premiers temps et d’une droiture de cœur admirable, doux et facile, et qu’un enfant tromperait. […] Il me semble aussi que l’industrie la plus artificieuse des auteurs ne le peut tromper. […] Il avait demandé à La Monnoye un distique latin pour servir d’inscription au portrait du maître ; La Monnoye lit deux vers dont voici le sens : « Je suis ce Bayle qui corrige les autres quand ils se trompent, et qui sais moi-même toujours plaire, même en péchant. » Peu satisfait de l’aveu trop humble, Marais le pria de refaire un autre distique plus élogieux : « Je n’ai jamais pu souffrir, écrit-il à Mme de Mérigniac, que notre commune maîtresse eût des défauts. » Quand il ne peut nier absolument ces défauts de son auteur chéri, il les atténue et les explique.

387. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Œuvres inédites de F. de la Mennais (suite et fin.)  »

Je crains qu’on ne se trompe beaucoup sur l’utilité dont je puis être : je suis propre à bien peu de chose, si à quelque chose. […] Tout le monde crut bien faire, personne n’est coupable, et l’on se trompa. […] Après cela il est à croire qu’il se trompait, même en se ravisant et en se créant en idée après coup une autre vie plus heureuse.

388. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Introduction »

La morale, chaque fois qu’elle s’applique à tel homme en particulier, peut se tromper entièrement dans ses suppositions par rapport à lui ; l’organisation d’une constitution se fonde toujours sur des données fixes, puisque le grand nombre en tout genre amène des résultats toujours semblables, et toujours prévus. […] Mais à vingt-cinq ans, à cette époque précise, où la vie cesse de croître, il se fait un cruel changement dans votre existence ; on commence à juger votre situation ; tout n’est plus avenir dans votre destinée ; à beaucoup d’égards votre sort est fixé, et les hommes réfléchissent alors s’il leur convient d’y lier le leur ; s’ils y voient moins d’avantages qu’ils n’avaient cru, si de quelque manière leur attente est trompée ; au moment où ils sont résolus à s’éloigner de vous, ils veulent se motiver à eux-mêmes leur tort envers vous ; ils vous cherchent mille défauts pour s’absoudre du plus grand de tous ; les amis qui se rendent coupables d’ingratitude, vous accablent pour se justifier, ils nient le dévouement, ils supposent l’exigence, ils essayent enfin de moyens séparés, de moyens contradictoires pour envelopper votre conduite et la leur d’une sorte d’incertitude que chacun explique à son gré. Quelle multitude de peines assiège alors le cœur qui voulait vivre dans les autres, et se voit trompé dans cette illusion !

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