. — Talent historique de Thackeray. — Conception de l’homme idéal. […] Thackeray porte dans la farce cette gravité imperturbable, cette solidité de conception et ce talent d’illusion. […] Les talents, comme les bonheurs, s’excluent. […] Pour talent il a la sympathie, car elle est la seule faculté qui copie exactement la nature ; occupé à ressentir les émotions de ses personnages, il ne songe qu’à en marquer la vigueur, l’espèce et les contre-coups. […] Les deux définitions sont contraires, et son portrait est la critique de son talent.
Madame Récamier ne fut ni un événement, ni un personnage, ni un grand fait, ni une grande idée, ni même un grand talent, ni surtout une grande puissance, dans cette foule de choses et d’individualités qui encombrent l’histoire de ces soixante ans. Cela est vrai ; mais elle y fut plus qu’une grande chose, qu’un grand talent, qu’un grand événement, qu’une grande puissance ; elle y fut un grand éblouissement des yeux, elle y fut un long enivrement des cœurs, elle y fut une grande puissance de la nature ; elle y fut la beauté !!! […] Une amitié passionnée unissait dès leur adolescence lady Élisabeth Harvey à la première duchesse de Devonshire ; cette première femme du duc de Devonshire était sans scrupules, femme de bruit, de passion, de beauté, de talent, de poésie et de politique. […] Il y régnait cette liberté complète qui ne reconnaît de joug que la bienséance, que cette égalité affectueuse qui est la république du talent. […] Le talent de M. de Chateaubriand était lyrique et non scénique ; son imagination le soutenait sur ses ailes dans des régions trop élevées de la pensée pour s’abattre en face d’un parterre et pour faire dialoguer des hommes d’os et de chair.
Le talent est immense, mais l’âme est incomplète, incertaine ou insaisissable. […] Ses véritables gaietés étaient à la fois étincelantes et douces, comme son regard, comme sa voix et comme son talent. […] Encore si nous avions la guerre ; j’ai quelque talent pour me battre, et je pourrais larder les reins à quelques cosaques du Don. […] C’est une perte immense pour les lettres, car il est mort dans toute la force de l’âge, dans toute la splendeur du talent. […] Il me semblait qu’a moins d’un rare talent (que je ne me sentais pas), c’était l’affaire du ceux qui ne sont bons à rien.
. — Vous voyez souvent un homme qui me trompera bien s’il devient jamais compilateur ; il a deux talents qui s’opposent à cette lourde et accablante profession : de l’imagination et de la paresse. […] Un inconvénient, en effet, d’une histoire littéraire ainsi composée, c’est que le caractère personnel des rédacteurs, leur talent doit s’effacer pour ne laisser paraître et se développer que leur savoir, leurs recherches, et les résultats qui en ressortent : tout ce qui serait une vue un peu vive, une idée neuve un peu accusée, tout ce qui aurait un cachet individuel trop marqué semblerait jurer avec la circonspection et la méthode de l’ensemble. […] On ne fait jusqu’ici qu’entrevoir les rapports d’esprit et de talent qu’il peut y avoir entre notre grand fabuliste La Fontaine et ces ancêtres homériques qu’il n’a point connus. […] Il en a fait ces admirables petits drames, qui vont parfois jusqu’à la grandeur : mais son talent et son génie, ç’a été surtout de s’y être mis lui-même, de n’y avoir vu qu’un cadre à parler de l’amitié, de la campagne, de la solitude, du sommeil, de tous ces charmes qu’il sentait si bien : « Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ?
Attaché au duc de Retz avec qui il séjourna à Belle-Îles, s’y gorgeant de vin et de bonne chère ; attaché ensuite au comte d’Harcourt avec qui il fit de longs voyages maritimes, et dont il célébrait verre en main les exploits, il prit des habitudes dont son talent ne put désormais se séparer. […] Le malheur est que le talent, fût-il des plus riches, ne suffit pas à ces tours de force ; on ne se dédouble pas ainsi. […] Dans ses nombreuses stances, l’intention me semble valoir beaucoup mieux que le résultat ; voici, au reste, un des meilleurs endroits où il rappelle, en se l’appliquant, une parole du saint livre : Profaner le talent, c’est pis que l’enfouir : Ces hautes paroles m’étonnent, J’en dois être en mon cœur bien plus touché que toi ; J’en blêmis, j’en tremble d’effroi, Et jusque dans mon âme à toute heure elles tonnent ; Ma plume en est confuse, et tous ses jeunes traits N’en forment à mes yeux que d’horribles portraits. […] La vraie critique, telle que je me la définis, consiste plus que jamais à étudier chaque être, c’est-à-dire chaque auteur, chaque talent, selon les conditions de sa nature, à en faire une vive et fidèle description, à charge toutefois de le classer ensuite et de le mettre à sa place dans l’ordre de l’art.
Montesquieu écrit peu (autant du moins qu’on en peut juger par ce qu’on a), et il écrit sans prétention : son grand esprit, sa forte et haute imagination, sa faculté élevée de concevoir et son talent de frapper médaille ou de graver, sont tout entiers tournés et employés à ses compositions savantes et rares. […] Buffon lui accorde le génie créateur qui tire tout de sa propre substance : « Il n’existera jamais, lui dit-il, de Voltaire second » ; c’était une réplique au compliment de Voltaire qui avait appelé Archimède de Syracuse Archimède premier, pour donner à entendre que Buffon était Archimède second ; et faisant ainsi à son rival de Ferney les honneurs du génie, Buffon ne se réserve pour lui que le talent, lequel, si grand qu’il soit, dit-il, « ne peut produire que par imitation et d’après la matière. » Cette lettre à Voltaire, comme plus tard celles qui seront adressées à l’impératrice Catherine, passe la mesure ; Buffon y est deux fois solennel ; il y fait de la double et triple hyperbole, et l’homme qui, à son époque, avait le plus de sens et de jugement, nous fait sentir par là que ces qualités solides d’une éminente intelligence ne sont pas du tout la même chose que le tact et le goût. […] Diderot, qui venait de causer avec Buffon et de l’entendre se louer, disait de lui un peu ironiquement : « J’aime les hommes qui ont une grande confiance dans leurs talents. » D’Alembert faisait plus ; il raillait Buffon, il le méconnaissait, n’appréciant ni ses talents ni sa personne.
On était alors, au xviie siècle, pour le bel esprit, comme on a été de nos jours pour le talent ; c’était un mot magique qui couvrait tout. […] L’art et le travail s’y trouvent joints à des talents de nature, et le poète a su employer heureusement les plus beaux traits des poètes anciens et s’en parer. […] Ces deux talents s’appellent et se complètent naturellement : l’art de fronder égal à l’art de louer. […] Des talents nouveaux s’y annoncent et s’y distinguent par des caractères genevois encore, mais qui ont bien le cachet du xixe siècle, à sa date la plus avancée.
Delécluze, connu des gens de lettres et des artistes ne l’est guère du public ; car, bien qu’il écrive depuis tant d’années, il n’est pas, je le répète, un de ces écrivains qu’il suffit de nommer ; il n’a jamais eu de ces rencontres brillantes de plume qui éclatent aux yeux de tous sous forme de talent. […] Delécluze : car son talent (il en a, selon moi) n’est pas où il le croit et où il conseille aux autres d’en avoir. […] Ce Moreau dans l’atelier de qui il se trouvait d’abord par hasard, et qui n’était pas un vrai maître, était un paresseux ; de plus il avait pour l’architecture un goût et un talent plus prononcés que pour la peinture, et il se partagea bientôt entre les deux. […] Le sentiment moral ici approche du talent.
Viollet-Le-Duc comme un adversaire et un ennemi, ont eu un art à part et, selon lui, incomparable, un talent unique, délié, fin, composé d’instinct et de réflexion, qui les a conduits dans tout ce qu’ils ont fait à choisir, à corriger, à rectifier, à épurer ; à s’approprier les emprunts mêmes, à les convertir, à les transformer ; à trouver l’expression la plus noble, la plus élégante ; à deviner, par la perfection des sens, des combinaisons de lignes que l’expérience a converties plus tard en lois de stabilité. […] monsieur Beulé, homme de mérite et de talent comme vous l’êtes, et à qui il ne doit pas coûter d’en reconnaître chez les autres, convenez que ce n’est pas trop mal pour un de ces « architectes diocésains », que vous accusiez l’autre jour de n’avoir d’yeux que pour le Moyen-Âge. […] Le talent peut bien n’être à demeure et n’élire domicile qu’en un seul endroit, mais l’esprit doit être et chez lui et surtout hors de chez lui. […] Taine, devenu professeur à son tour, l’année suivante, a été tout d’un coup applaudi dans cette même chaire ; il le mérite assurément pour son rare talent ; mais il apportait de plus, dans son nouvel enseignement, une popularité toute faite et créée ailleurs.