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395. (1890) Dramaturges et romanciers

La France est un vieux pays, mais la société française moderne est très jeune ; elle date de soixante-dix ans à peine. […] Les tempêtes s’étaient calmées, et la société s’abandonnait avec une indolence pleine de sécurité aux douceurs du repos. […] Est-ce parce que la société est devenue démocratique ? […] Quand une société démocratique a son origine autre part que dans la démocratie, ce qui est le cas de la société française, les anciens possesseurs du pouvoir, loin de perdre aux changements survenus, y gagnent au contraire en influence, ce qui aboutit à ce paradoxe apparent, que la noblesse est d’autant plus forte dans une société renouvelée que les institutions sont plus favorables à l’égalité. […] Tel n’est pas le cas de nos vieilles sociétés européennes ; aussi peut-on tenir pour assuré que, dans ces sociétés, à mesure que la démocratie s’étendra davantage, l’exercice réel sinon nominal du pouvoir deviendra le privilège de plus en plus exclusif des familles historiques.

396. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Saint-Martin, le Philosophe inconnu. — I. » pp. 235-256

Ces portes, c’étaient celles d’une société occulte et d’une certaine franc-maçonnerie dont le juif Martinez de Pasqualis était le maître. […] Une fois retiré du service, Saint-Martin vécut dans le monde et dans la belle société du xviiie  siècle ; il voyagea en France et à l’étranger, en Angleterre, en Italie ; il vit Rome, mais à son point de vue. […] Voyons-le donc dans le monde où il vivait alors et comme un des témoins les plus discrets et les plus originaux de la société de ce temps. […] Ces paroles d’ailleurs nous montrent bien le rôle que s’accordait à lui-même Saint-Martin au milieu de cette société incrédule, mais qui commençait, depuis Jean-Jacques, à ne plus l’être systématiquement. […]   C’est une chose douloureuse de voir les hommes ne s’apporter réciproquement (dans la société) que le poids et le vide de leurs jours, pendant qu’ils ne devraient tous s’en apporter que les fruits et les fleurs.

397. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre IV. Les tempéraments et les idées (suite) — Chapitre IV. Le patriarche de Ferney »

Il n’a pas eu de grandes vues politiques ; il n’a pas approfondi l’origine des sociétés, la théorie des pouvoirs publics, les principes du droit et des lois. […] Il a pris la société telle quelle, et il a voulu y loger tout le monde le mieux possible. […] Il faut donc nous demander en quoi a consisté son action, quelle est sa part dans l’œuvre de démolition de l’ancien régime, dans la reconstruction de la société moderne. […] Il a été un grand docteur d’individualisme, et il a désagrégé la société. […] Dans le mouvement intellectuel, la trace principale de Voltaire est la diffusion de l’incrédulité du haut en bas de la société française.

398. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Œuvres de Condorcet, nouvelle édition, avec l’éloge de Condorcet, par M. Arago. (12 vol. — 1847-1849.) » pp. 336-359

Le premier volume est à lire pour l’histoire de la société française au xviiie  siècle. […] Grimm, de même, relève chez lui « cette amertume de plaisanterie qui, mêlée aux apparences d’une douceur et d’une bonhomie inaltérables, l’a fait appeler, dans la société même de ses meilleurs amis, le mouton enragé ». […] Arrivé à la célébrité dès l’âge de trente ans, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, bientôt membre de l’Académie française, honoré par toute l’Europe, aucun savant, aucun homme de lettres n’eut certes moins que lui à se plaindre de l’ancienne société, et il en était, avant 89, l’un des plus sérieux ornements. […]  » Tel était le Condorcet heureux, florissant, illustre, généralement honoré et aimé dans la société, avant 89. […] Il avait sur l’ensemble et sur chaque branche, sur chaque point de l’ordre scientifique et du mécanisme social, des idées arrêtées, méditées, ingénieuses parfois ; et, dans cette refonte universelle qui se tentait alors de la société et de l’esprit humain, il pouvait rendre de vrais services à l’instruction publique.

399. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Volney. Étude sur sa vie et sur ses œuvres, par M. Eugène Berger. 1852. — II. (Fin.) » pp. 411-433

Mais le xviiie  siècle, dans son ambition, ne se contente point de si peu ; Sieyès, dans un de ses rares moments d’épanchement, disait : « La politique est une science que je crois avoir achevée. » Et quant à la morale, plus d’un philosophe du temps eût été plus loin et eût dit : « Je crois l’avoir à la fois achevée et inventée. » Piqué par les reproches du Génie et enhardi par sa présence, le voyageur s’ouvre donc à lui ; il veut savoir « par quels mobiles s’élèvent et s’abaissent les empires ; de quelles causes naissent la prospérité et les malheurs des nations ; sur quels principes enfin doivent s’établir la paix des sociétés et le bonheur des hommes. » Ici les ruines de Palmyre s’oublient : le Génie enlève le voyageur dans les airs, lui montre la terre sous ses pieds, lui déroule l’immensité des lieux et des temps, et commence à sa manière toute une histoire de l’humanité et du principe des choses, de l’origine des sociétés, le tout sous forme abstraite et en style analytique, avec un mélange de versets dans le genre du Coran. […] Le Génie analyse l’amour de soi dans toutes ses transformations, découvre que les maux des sociétés viennent des désirs effrénés, de la Cupidité, fille et compagne de l’Ignorance, etc. […] Ici il redevient pacifique, modéré, disciple de Franklin, et un philosophe de la société d’Auteuil. […] Mais cet homme, en réalité très peu classique, et qui est déjà de la société industrielle future, donne un peu dans son exagération habituelle quand il ajoute : « Ah ! […] Il était de ce qu’on appelait la société d’Auteuil, avec Tracy et Cabanis, ses collègues au Sénat ; il habitait, rue de La Rochefoucauld, une maison aujourd’hui possédée par M. 

400. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Philarète Chasles » pp. 147-177

Seulement, si au lieu de l’Église, si au lieu de la Papauté, on mettait des prêtres, des jésuites envieux, toute une société aux mœurs corrompues, et si, de la bonté qu’on montra au vieillard on pouvait faire une cruauté plus réfléchie et plus féroce, l’embarras n’existerait plus. […] Toute la société italienne, toute la société ecclésiastique, avec le Pape et ses dignitaires, sont taxées de lâcheté, d’hypocrisie et de cruauté d’autant plus profondes. […] Bavard et sautillant dans son livre, il lâche, à travers les faits, l’insupportable petit ruisseau bondissant d’une discussion, qui revient toujours, sur la société italienne, qu’il déshonore, comme dans son Galileo Galilei il l’a déshonorée, parce qu’il la croit faite ou qu’il veut qu’on la croie faite par la société ecclésiastique ! « Cette société — dit-il — écrasait l’individualité, l’individualité qui doit être libre de toute discipline extérieure. » Et, sur ce thème, le voilà qui part, et dans tout ce livre, heureusement très court, il s’en va, tranchant et frivole, le cure-dent à la bouche, faisant le joli, procureur général expéditif de toute une époque, jugeant dix mille couvents sur un seul, gracieux mignon, mais dont l’insolence est de tout généraliser. […] Dans cette société haineuse, et dont la haine (nous raconte-t-il) l’empêcha d’entrer à l’Académie, il aurait pu devenir un tigre, comme Eugène Sue, mais (il s’attendrissait déjà !)

401. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Préface pour les Maximes de La Rochefoucauld, (Édition elzévirienne de P. Jannet) 1853. » pp. 404-421

Mais, sous cette forme où il la présente, à l’usage d’une société élégante et d’une civilisation consommée, que de vérités sur les passions, sur l’amour, sur les femmes, sur les différents âges, sur la mort ! […] Indépendamment de ses Maximes, on a de lui des Réflexions diverses, qui y tiennent de près, mais qui portent moins sur le fond des sentiments que sur la manière d’être en société. On a dit très justement qu’on les pourrait aussi bien intituler : Essai sur l’art de plaire en société 77. […] Cousin a traité si sévèrement M. de La Rochefoucauld, il a été envers lui d’une partialité si exagérée et si plaisante, qu’il a donné le droit à ceux qui goûtent ce parfait honnête homme de la vie privée, ce modèle de l’homme comme il faut dans la société, de s’informer des qualités délicates de l’adversaire. […] Plus on avance dans la vie, dans la connaissance de la société, et plus on lui donne raison.

402. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « M. Émile de Girardin. »

Les institutions politiques masquent les plaies sociales : dans l’intervalle des institutions, ces plaies cachées et inhérentes à toute société apparaissent à nu et s’étalent ; chaque passant se propose volontiers pour guérisseur ; on ne sait à qui entendre. […] Il a bien mérité de la société d’alors par son cri d’alarme et par l’énergie civique dont il l’a soutenu. […] C’est au milieu de ces luttes de chaque jour que M. de Girardin, obéissant à l’un des instincts et à l’une des lois de son esprit, s’est formé de plus en plus un système complet et radical de politique ou plutôt d’organisation de la société, qui est généralement peu compris, et qu’il ne cesse d’appliquer comme pierre de touche en toute circonstance. […] ici nous sommes prêts à reconnaître, nonobstant toutes les exceptions flagrantes, une tendance générale de la société et de la civilisation vers l’ordre d’idées pacifiques et économiques prêchées par M. de Girardin ; et c’est ce qui a fait dire de lui à M. de Lamartine en une parole heureuse et magnifique comme toutes ses paroles : « Chez Girardin le paradoxe, c’est la vérité vue à distance. » Mais à quelle distance ? […] car la liberté, ce n’est que le moyen auquel on avait droit : la liberté ne dispense pas d’être habile, et cette habileté, dans un tel ordre de société, est encore plus nécessaire aux gouvernés qu’aux gouvernants.

403. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamennais — Lamennais, Affaires de Rome »

Son but était grand : c’était de ramener la société indifférente ou matérialiste au vrai spiritualisme, au vrai christianisme comme il l’entendait, c’est-à-dire au catholicisme romain. Il y a dans sa conduite d’alors et dans sa tendance d’aujourd’hui cette véritable, cette seule ressemblance, à savoir qu’il ne s’est jamais borné et même qu’il n’a guère jamais aimé à envisager le christianisme, comme tant de grands saints l’ont fait, par le côté purement intérieur et individuel, par le point de vue du salut de l’âme et des âmes prises une à une, mais qui l’a embrassé toujours de préférence (et en exceptant, si l’on veut, son Commentaire sur l’Imitation et sa traduction de Louis de Blois) par le côté social, par son influence sur la masse et sur l’organisation de la société ; et c’est ainsi qu’il se portait avant tout pour la défense des grands papes et des institutions catholiques. « Jésus-Christ, disait-il en 1826, ne changea ni la religion, ni les droits, ni les devoirs ; mais, en développant la loi primitive, en l’accomplissant, il éleva la société religieuse à l’état public, il la constitua extérieurement par l’institution d’une merveilleuse police, etc. » Toutefois les moyens que M. de La Mennais proposait et exaltait jusqu’à la veille de juillet 1830 étaient, il faut le dire, séparés du temps actuel et de sa manière de penser présente par un abîme. […] Si un écrivain, dans un livre intitulé Manifestation de l’Esprit de Vérité, s’arme de l’Évangile et du nom de Jésus-Christ contre les riches et les puissants, l’abbé de La Mennais le renvoie à Diderot et à Babeuf, et termine ainsi : « Les passions les plus exaltées se joignant à tant de causes de désordre, personne ne peut dire quels destins Dieu réserve à la société. […] De là nombre de mécomptes et beaucoup de rendez-vous solennels assignés en vain à la société et au genre humain dans chaque conclusion : la société, qui n’avait pas la même heure à son cadran, a fait défaut et n’est pas venue.

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