Dans les derniers temps de sa vie, Villemain, qui était (en date seulement) le premier critique du siècle, a publié un choix d’études sur la littérature contemporaine, et quoique ce choix ressemble à un pêle-mêle et que la plupart des travaux qu’il remet en lumière aient déjà paru, la Critique (ce n’est point la nôtre), qui a tant de fois salué M. […] Pindare, dont on peut comprendre la lettre, mais dont l’esprit évaporé sous le souffle des siècles rend la gloire incompréhensible, est presque un sujet vierge en littérature Longin et Boileau l’ont touché, mais le peu qu’ils en ont dit, ces porte-respects formidables, a suffi pour empêcher la petite critique familière de l’approcher ; et il est resté, ce fameux Pindare, sans traduction intégrale ou convenable, sous le balustre de son texte : mystérieux, fermé, mais n’ayant plus la vie, — absolument comme un tombeau, Certes, pour qui y voit la vie encore, il n’est rien de plus attirant que ce sépulcre fermé de Pindare, qu’il s’agit d’ouvrir pour nous montrer qu’il est plein de choses immortelles et que la Gloire n’a pas menti ! […] Il ne relève plus que des linguistes et des archéologues, et n’a de saveur appréciable que pour quelques dégustateurs littéraires qui démêlent, comme certains chimistes, la présence d’un arôme que le temps n’a pas encore entièrement rongé dans une liqueur vieille de plusieurs siècles.
Mais s’il pouvait vivre à la fois dans les siècles passés, dont le pittoresque ou la poésie le charment, et dans les siècles à venir où l’humanité saura davantage ! […] comme il le vouerait à l’exécration des siècles futurs ! […] Paul Bourget continue sa minutieuse enquête sur le pessimisme, la maladie du siècle. […] Relisez alors la Confession d’un enfant du siècle, puis Lui et Elle. […] Ce qui serait en notre siècle dureté étrange et grossière était alors naturel en un siècle où un vernis superficiel recouvrait un fond très réel de brutalité.
Des pessimistes affirmaient même qu’ils seraient épuisés dans moins d’un siècle, peut-être, et on se demandait déjà par quelle force remplacer cette force mourante. […] Remontez à huit cents ans en arrière et même à huit fois huit cents ans, vous le voyez occupé des mêmes problèmes et des mêmes futilités, et il en sera de même jusqu’à la consommation des siècles. […] Un bourgeois du grand siècle avait-il la sensation de participer à une civilisation supérieure comme la peut avoir un bourgeois d’à présent ? […] Un rhéteur du premier ou du second siècle imagina de codifier cette notion et d’en établir le canon. […] Il n’en était pas de même dans le milieu du siècle dernier.
La Confession d’un enfant du siècle est de 1836. […] Pour que Carthage ait pu se maintenir et prospérer six siècles, il fallait qu’elle fût fixée par des chefs comme lui, comme par des ancres de fer. […] On verra, avant un siècle, plusieurs millions d’hommes s’entretuer en une séance. […] S’il avait vécu dans un siècle où le roman d’observation et d’analyse eût existé, La Bruyère eût écrit un livre de ce genre. Mais l’œuvre du romancier et celle du moraliste diffèrent autant que la nature du siècle qui produit des romanciers et celle du siècle qui produit des moralistes.
Mais auparavant je demanderai à jeter quelques idées qui me sont venues sur ces amitiés passionnées, ou mieux sur ces amitiés dévouées et tendres qu’excitent aisément chez les femmes, depuis deux siècles environ, la plupart des auteurs célèbres, grands poètes ou éloquents philosophes. […] » Plus tard, à des siècles de là, au déclin, mais à un bien beau déclin encore, le Tasse, avec sa séduction magique et ses ravissantes héroïnes, dut inspirer autour de lui autant et plus de passions peut-être qu’il n’en ressentit lui-même. […] Mais Rousseau, — comme La Fontaine au siècle précédent, — il profita pour tous ; il eut le bon lot, et au milieu de toutes ses bouderies et de ses rebuffades, il en sut certainement jouir. […] Quand Rousseau eut été obligé de fuir de Montmorency après sa publication de l’Émile, elle lui écrivait, en lui parlant de l’état des esprits, de réchauffement des têtes dans un certain monde, et en lui rapportant une conversation qu’elle avait eue à son sujet avec un magistrat : « Si vous n’y étiez pas intéressé, nous ririons de voir les protecteurs de la religion et des mœurs s’élever contre le seul écrivain de ce siècle qui ait écrit utilement en leur faveur ; qui ait bien voulu s’élever contre le matérialisme que le bien seul de la société devrait proscrire… » Elle tenait tête dans le monde, quand elle les rencontrait, à ceux qui attaquaient l’Èmile dans un sens ou dans un autre, dans le sens de d’Holbach ou dans celui de la Sorbonne et du Parlement.
« Et vous, continue-t-il en prenant à témoin et en apostrophant leur protecteur commun, M. de Vetzlar, vous, monsieur le baron, qui venez de me donner des preuves récentes de votre fidèle et gracieux souvenir ; vous, qui avez tant aimé et tant apprécié cet homme vraiment céleste, et qui avez une si juste part dans sa gloire, dans cette gloire devenue plus grande et plus sacrée par l’envie qui l’a constatée et par notre siècle, qui la ratifie unanimement après sa mort, rendez-moi le témoignage que je revendique aujourd’hui de vous pour la postérité. […] Le grand art en tout est trop haut pour la foule ; il faut qu’elle grandisse quelquefois un siècle ou deux pour former ce jury du génie qui juge enfin avec connaissance de cause, sans appel et pour la postérité. […] Nous regretterions de n’avoir pas connu ces Mémoires restés obscurs de d’Aponte ; c’est un trésor de littérature vénitienne qui vaut un regard de ce siècle et la traduction d’une main légère. […] Mais Rossini allait naître au moment où Mozart mourait, comme si la Providence avait voulu que la voix et l’écho ne fussent séparés que d’un instant dans l’oreille du siècle.
nous avons lu, depuis que nos cheveux blanchissent sur des pages, bien des poètes de toutes les langues et de tous les siècles. […] Nous ne sommes pas fanatique cependant de la soi-disant démocratie dans l’art ; nous ne croyons à la nature que quand elle est cultivée par l’éducation ; nous n’avons jamais goûté avec un faux enthousiasme ces médiocrités rimées sur lesquelles des artisans dépaysés dans les lettres tentent trop souvent, sans génie ou sans outils, de faire extasier leur siècle ; excepté Jasmin, un grand épique, mais qui a trop bu l’eau de la Garonne au lieu de l’eau du Mélès ; excepté Reboul, de Nîmes, qui est né classique et qui semble avoir été baptisé dans l’eau du Jourdain, le fleuve des prophètes, au lieu du Rhône, le fleuve des trouvères, nous n’avons vu, en général, que des avortements dans cette poésie des ateliers. […] Pourquoi chez nous (et je comprends dans ce mot nous les plus grands poètes métaphysiques français, anglais ou allemands du siècle, Byron, Goethe, Klopstock, Schiller, et leurs émules), pourquoi, dans les œuvres de ces grands écrivains consommés, la sève est-elle moins limpide, le style moins naïf, les images moins primitives, les couleurs moins printanières, les clartés moins sereines, les impressions enfin qu’on reçoit à la lecture de leurs œuvres méditées moins inattendues, moins fraîches, moins originales, moins personnelles, que les impressions qui jaillissent des pages incultes de ces poètes des veillées de la Provence ? […] Au moment où le soleil touchait la mer, la tige de l’arbre, dont la sève est de l’encens, sortit tout à coup de ses nœuds gonflés de vie comme un glaive qu’une main robuste tire du fourreau pour le faire reluire au soleil, et la fleur d’un quart de siècle éclata au sommet de la tige dans un bruyant épanouissement semblable à l’explosion végétale d’un obus qui sort du mortier.
Il n’y a, disons-nous, qu’une exception unique à cette loi de l’irrémédiable décadence des lettres et des arts : c’est la seconde jeunesse et la seconde littérature de l’Italie au quinzième et au seizième siècles, après quatorze ou quinze cents ans de dégradation. […] Il allait se jeter dans des chemins déjà frayés à travers des aventures déjà populaires, et faire mouvoir des personnages historiques ou romanesques déjà familiers à l’esprit du siècle : seulement il pouvait à son gré prendre ces personnages au sérieux, comme le Dante ou le Tasse, ou les prendre en bouffonnerie comme le Pulci ou le Boïardo, ou enfin les prendre en bonne et gracieuse plaisanterie héroïque, comme il le fit lui-même. […] Je me piquerai peut-être un peu les doigts en émondant ce rosier à quarante-cinq feuilles qui enivre depuis trois siècles notre Italie ; mais, à mon âge et avec mon caractère, on a la main callée et la peau dure ; on peut jouer avec les feux follets de l’Arioste sans craindre de se brûler les doigts ou les yeux. […] « Ô généreux descendant d’Hercule, ornement et splendeur de notre siècle, Hippolyte (d’Este), puissiez-vous accueillir le peu que votre humble serviteur veut ainsi vous offrir ; ce que je vous dois, je peux essayer de le payer en paroles et en ouvrage d’encre, et, si je vous donne si peu, ne me l’imputez pas à ingratitude, puisque tout ce que je peux donner, je le donne à vous !
IX « À tous ces titres, la traduction d’Orphée, consacrée par les annales grecques, doit tenir sa place dans la reconnaissance universelle, puisqu’elle est le plus ancien témoignage de l’admiration des siècles pour la poésie et de son influence sur la civilisation. […] Cette détonation inattendue de gaieté cruelle et d’agonie mêlées ensemble fait frissonner la peau et peint le siècle. […] Il était né dans cette Provence, où semble s’être réfugiée aujourd’hui, dans un patois hellénique et latin, toute la poésie qui reste en France ; il était du village d’Eyragues, voisin, presque contemporain, ami et tuteur de ce Mistral qui nous apporta un beau poème, le seul poème pastoral qui ait été comparé à Homère depuis tant de siècles, le plus grand éloge qu’on ait jamais fait d’un poème depuis trois mille ans ! […] Tu ris de ceux que le siècle exalte, parce qu’ils répètent les banalités et les sophismes convenus de leur époque ; tu plains ceux qui, comme toi, pensent leurs pensées à part de la foule, qui les écrivent ou qui les chantent, ou qui les convertissent en action, et qui, de leurs chants et de leurs actes, ne recueillent que l’envie ou le dédain.