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30. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Les Confessions de J.-J. Rousseau. (Bibliothèque Charpentier.) » pp. 78-97

Je sentis ayant de penser, c’est le sort commun de l’humanité. […] N’avez-vous pas senti à ce brillant et à cet éclat du teint comme un rayon du soleil d’Italie ? […] Il a eu faim dans sa vie ; il note dans ses Confessions, avec un sentiment de bénédiction pour la Providence, la dernière fois où il lui est arrivé de sentir à la lettre la misère et la faim. […] La nature sincèrement sentie et aimée en elle-même fait le fond de l’inspiration de Rousseau, toutes les fois que cette inspiration est saine et n’est pas maladive. […] Le premier, après en avoir joui d’abord, il ne songea que bien plus tard à raconter ce qu’il avait senti.

31. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre deuxième. L’émotion, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre troisième. L’appétition »

Quelque indéfinissable que soit l’idée d’activité en raison de sa simplicité même, elle est inhérente à la conscience ; bien plus, elle est impliquée dans l’idée de passivité : se sentir modifié, c’est aussi se sentir agissant. […] II Le désir proprement dit implique 1° une idée sentie comme agréable ; 2° la réalité sentie comme pénible ; 3° le conflit de l’idée contre la réalité. […] Or, ce qui est à expliquer pour le psychologue, ce n’est pas un mouvement comme celui d’une horloge insensible, c’est un mouvement vital et appétitif, qui se sent lui-même et se rend compte de lui-même à lui-même. […] D’autre part, comment et pourquoi agir si on ne sent rien et si on n’a pas quelque conscience de ce qu’on sent, de ce qu’on fait, de ce qu’on produit ? Nous arrivons donc à ce cercle : « Il faut agir pour sentir et penser, il faut sentir et penser pour agir. » Il n’y a d’autre moyen d’en sortir que d’admettre, dans l’être primordial, une unité immédiate de l’agir, du sentir et du penser.

32. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre V. Des personnages dans les récits et dans les dialogues : invention et développement des caractères »

La moindre impression personnelle, qui nous fait sentir l’Âme d’un homme du passé comme nous sentons celle d’un vivant de notre connaissance, fût-ce de la même imparfaite et faible façon, vaut mieux que la servile répétition des plus complets jugements qu’on a portés sur lui. […] Vous vous estimerez heureux de commencer par imiter les naïfs imagiers qui, désespérant de rendre par l’attitude des corps les mouvements des âmes, faisaient sortir de la bouche de leurs personnages une bandelette où ils inscrivaient ce qu’ils se sentaient impuissants à exprimer. […] S’il vous est arrivé jamais de concevoir l’idée d’un enfantillage, d’une équipée, d’une folie, pure fantaisie de l’esprit inquiet et désœuvré, et de passer à l’exécution sans autre raison que l’idée conçue, sans entraînement, sans plaisir, mais fatalement, sans pouvoir résister ; — si vous avez repoussé parfois de toutes les forces de votre volonté une tentation vive, si vous en avez triomphé, et si vous avez succombé à l’instant précis où la tentation semblait s’évanouir de l’âme, où l’apaisement des désirs tumultueux se faisait, où la volonté, sans ennemi, désarmait ; — si vous avez cru, après une émotion vive, ou un acte important, être transformé, régénéré, naître à une vie nouvelle, et si vous vous êtes attristé bientôt de vous sentir le même et de continuer l’ancienne vie ; — si par un mouvement de générosité spontanée ou d’affection vous avez pardonné une offense, et si vous avez par orgueil persisté dans le pardon en vous efforçant de l’exercer comme une vengeance ; — si vous avez pu remarquer que les bonnes actions dont on vous louait n’avaient pas toujours de très louables motifs, que la médiocrité continue dans le bien est moins aisée que la perfection d’un moment, et qu’un grand sacrifice s’accomplit mieux par orgueil qu’un petit devoir par conscience, qu’il coûte moins de donner que de rendre, qu’on aime mieux ses obligés que ses bienfaiteurs, et ses protégés que ses protecteurs ; — si vous avez trouvé que dans toute amitié il y a celle qui aime et celle qui est aimée, et que la réciprocité parfaite est rare, que beaucoup d’amitiés ont de tout autres causes que l’amitié, et sont des ligues d’intérêts, de vanité, d’antipathie, de coquetterie ; que les ressemblances d’humeur facilitent la camaraderie, et les différences l’intimité ; — si vous avez senti qu’un grand désir n’est guère satisfait sans désenchantement, et que le plaisir possédé n’atteint jamais le plaisir rêvé ; — si vous avez parfois, dans les plus vives émotions, au milieu des plus sincères douleurs, senti le plaisir d’être un personnage et de soutenir tous les regards du public ; — si vous avez parfois brouillé votre existence pour la conformer à un rêve, si vous avez souffert d’avoir voulu jouer dans la réalité le personnage que vous désiriez être, si vous avez voulu dramatiser vos affections, et mettre dans la paisible égalité de votre cœur les agitations des livres, si vous avez agrandi votre geste, mouillé votre voix, concerté vos attitudes, débité des phrases livresques, faussé votre sentiment, votre volonté, vos actes par l’imitation d’un idéal étranger et déraisonnable ; — si enfin vous avez pu noter que vous étiez parfois content de vous, indulgent aux autres, affectueux, gai, ou rude, sévère, jaloux, colère, mélancolique, sans savoir pourquoi, sans autre cause que l’état du temps et la hauteur du baromètre ; — si tout cela, et que d’autres choses encore ! […] Ce que vous avez senti, vous, avec telle nature, dans telles circonstances, comment un autre, différent d’humeur, dans une situation différente, le sentirait-il ?

33. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mirabeau et Sophie. — II. (Lettres écrites du donjon de Vincennes.) » pp. 29-50

Le Noir, au ministre, ou quand il entretient Sophie de ces sujets qui sortent de l’élégie et du roucoulement, il se dégage, il grandit ; l’écrivain se fait jour et se sent à l’aise ; l’orateur déjà se lève à demi. […] On sent partout sous sa plume les jets d’une nature forte et bouillante, et comme les éclats d’une voix qui ne demande qu’à gronder et à tonner. […] On sent ici l’erreur du père en même temps que la force de son aveu. […] … » Et il continue par un éloge des mieux sentis. […] Non, Rivarol, l’homme qui sentait ainsi, et qui marchait dans ce sens élevé et en grandissant toujours, n’était point un barbare en fait de langage.

34. (1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « IV »

. — Qu’est-ce que sentir ? […] On a beau vouloir faire une description, il faut d’abord la sentir ; et, pareillement, un changement d’expression suppose un changement dans la façon de voir et de sentir ; et dans ce sens on a raison de dire que « le style est une spécialisation de la sensibilité ». […] Quand nous disons : « Modifiez tel mot, changez telle image, mettez de la couleur, exprimez autrement ce qui est banal, remplacez les clichés, donnez du relief, de la vie, etc. », c’est comme si nous disions : « Il y a dans votre style choses qui ne sont pas bonnes parce qu’elles ne sont pas assez senties. S’obliger à revoir, à refaire, à travailler, c’est s’obliger à mieux sentir ce qui a été faiblement senti, Quand je veux changer une idée ou un mot banal ; quand je veux l’exprimer autrement on l’exprimer mieux, qu’est-ce donc que je fais ? Je compare, je cherche, je corrige, et, par ce seul effort de volonté, il se trouve que je parviens à sentir autrement, je découvre des images nouvelles, ma volonté a éveillé mon émotivité et ma sensibilité.

35. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « MADAME TASTU (Poésies nouvelles.) » pp. 158-176

Pour n’aller jamais que jusqu’où l’on sent, pour ne dire jamais que juste, et non pas au delà, il n’y a qu’un moyen, c’est de ne pouvoir tout dire. […] Elle sentit de bonne heure la mesure du vers, et si quelqu’un faisait un vers faux en lisant, son oreille était blessée. […] Dubois, en citant l’Ange Gardien, caractérisa, par quelques lignes bien senties, ce genre nouveau d’élégie domestique. […] Lorsqu’on subit à ce degré le poids de la douleur présente, monotone, effective, on sent trop fort pour pouvoir beaucoup chanter. […] L’âme du moins y gagne en douleurs infinies ; Du trésor invisible elle sent mieux le poids.

36. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Chapitre quatrième. L’idée du temps, sa genèse et son action »

Il n’est nul besoin, pour sentir une chose, d’avoir la penser ou le nom de cette chose : pour sentir la différence du plaisir à la douleur, il n’est pas besoin de penser ni de nommer cette différence ; de même, pour sentir cette différence particulière qui constitue un changement interne, il n’est nul besoin de faire appel à la pensée pure, à la raison qui compare, aux catégories, à la forme pure du temps. […] Nous sentons donc non seulement des manières d’être, mais des manières de changer. […] Non seulement nous sentons les transitions, mais encore nous distinguons la transition qui a lieu pour la seconde fois, pour la centième fois, de celle qui a lieu pour la première et qui est nouvelle ; nous sentons les diverses espèces de changement ou de mouvement intérieur, nous sentons les directions du cours de nos pensées, non dans l’espace, mais dans le temps. […] L’animal même se sentira entraîné dans cette descente vertigineuse : il n’aura pas l’impression de repos, mais l’impression corrélative à un mouvement rapide. […] L’animal qui sent les dents d’un autre s’enfoncer dans sa chair n’a aucun besoin de se représenter le temps pour sentir.

37. (1757) Réflexions sur le goût

Mais l’analyse métaphysique de ce qui est l’objet du sentiment ne peut-elle pas faire chercher des raisons à ce qui n’en a point, émousser le plaisir en nous accoutumant à discuter froidement ce que nous devons sentir avec chaleur, donner enfin des entraves au génie, et le rendre esclave et timide ? […] Le goût, quoique peu commun, n’est point arbitraire ; cette vérité est également reconnue de ceux qui réduisent le goût à sentir, et de ceux qui veulent le contraindre à raisonner. […] Mais comme on a su réduire à un petit nombre de sensations l’origine de nos connaissances, on peut de même réduire les principes de nos plaisirs en matière de goût, à un petit nombre d’observations incontestables sur notre manière de sentir. […] Il est des plaisirs qui dès le premier moment s’emparent de nous ; il en est d’autres qui n’ayant d’abord éprouvé de notre part que de l’éloignement ou de l’indifférence, attendent pour se faire sentir, que l’âme ait été suffisamment ébranlée par leur action, et n’en sont alors que plus vifs. […] Tout ce qui appartient non seulement à notre manière de concevoir, mais encore à notre manière de sentir, est le vrai domaine de la philosophie : il serait aussi déraisonnable de la reléguer dans les cieux et de la restreindre au système du monde, que de vouloir borner la poésie à ne parler que des dieux et de l’amour.

38. (1875) Premiers lundis. Tome III « Maurice de Guérin. Lettre d’un vieux ami de province »

Pourtant des parties belles, délicates ou grandes, furent senties par eux et reproduites. […] Racine sent bien plus les Grecs ; mais, en bel esprit tendre, il sent et suit surtout ceux du second et du troisième âge, non pas Eschyle, non pas même Sophocle, mais plutôt Euripide ; ses Grecs, à lui, ont monté l’escalier de Versailles et ont fait antichambre à l’Œil-de-Bœuf. […] Il sent à merveille le Sophocle et le Périclès. Un homme qui ne sentait pas moins la Grèce dès la fin du xviiie  siècle, est M. 

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