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922. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre dixième »

D’autres vérités, au contraire, influent sur les sentiments des individus comme sur l’esprit des nations, et sont comme des forces immortelles qui, une fois créées, ne cessent pas d’agir. […] Comment des hommes à qui il reste quelques sentiments d’humanité peuvent-ils adopter ces maximes, en faire un préjugé, et chercher à légitimer par ces raisons les excès que la soif de l’or leur fait commettre95 ?  […] Grâce à cette chasteté qui, pour ne pas corrompre les imaginations, « détruit le sentiment dans l’expression », l’âme s’intéresse à la description de son enveloppe, parce que c’est elle-même qui la décrit. […] De là ses descriptions passionnées, et parmi des erreurs que la science a redressées avec son aide, un sentiment de la vie, de la beauté, de la force dans les animaux, de la convenance de leur organisation à leurs besoins, de leurs mœurs à leurs destinées, qui rachète le tort du grand naturaliste en nous rendant plus sensible le Dieu dont il s’est passé. […] L’idée de Dieu se présente à Buffon en certains moments de clairvoyance supérieure ; mais elle disparaît avant d’être devenue un sentiment et une croyance.

923. (1886) De la littérature comparée

Je pourrais dire aussi de quelles émotions et de quelles craintes est remplie pour moi l’heure d’aujourd’hui : vous voudrez bien me dispenser de traduire un sentiment dont l’expression serait nécessairement banale, mais dont vous comprenez, j’en suis sûr, la sincérité, vous qui avez connu l’homme éminent qui m’a précédé dans cette chaire. […] Et à chaque instant, quand nous voulons exprimer dans toute sa force quelque sentiment qui nous préoccupe, ne le trouvons-nous pas formulé tel que nous l’éprouvons par un de ces hommes de génie qui ont possédé le don si rare de l’expression ?... […] Cet homme, sur lequel les documents historiques nous ont renseigné, n’est pas un être isolé : ses actions, ses sentiments et ses pensées ont des causes en dehors de lui, qui sont « certaines façons générales de penser et de sentir ». […] La Grèce avait tiré sa littérature et ses arts de ce sens spécial que les Grecs désignaient par le mot mélodieux d’eurythmie ; Rome avait construit sur le civisme sa robuste civilisation, si pauvre d’ailleurs en œuvres originales ; l’Europe du Moyen-Âge, ces États hétérogènes formés comme par hasard par des mélanges et des heurts de nations, cette Europe informe et désordonnée comme une chanson de geste, que la diplomatie de plusieurs siècles n’a pas encore réussi à partager équitablement, cette Europe marchait et travaillait pourtant sous l’impulsion d’un sentiment tout aussi grand que l’eurythmie et le civisme : la foi religieuse. […] Pendant les deux siècles classiques, vous chercheriez en vain des exemples d’une pareille indépendance parmi les écrivains français ou italiens, qui viennent docilement se ranger sous la fécule d’Aristote et accomplissent ce tour de force, merveilleux et inutile, de couler les sentiments de leur époque dans des moules surannés. — Il faut donc que certaines nations, pour des raisons que nous rechercherons peut-être un jour, aient conservé plus profondément que d’autres leur empreinte primitive, et c’est à cette persistance que nous devons en partie notre émancipation actuelle de l’influence antique.

924. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre VI. Pour clientèle catholique »

Le Disciple reste le moins mauvais de ses livres, le seul qui contienne, avec un sentiment vrai, un peu d’analyse exacte. […] Mais, parce que Le Disciple est un livre sincère, parce que la pensée inepte et mille fois répétée de la responsabilité de l’écrivain y est devenue un profond sentiment bourgeois, la lecture en reste intéressante et humiliante, comme la vue d’une lâcheté éperdue, comme le spectacle d’une terreur verte et bégayante de Joseph Prudhomme. Paul Bourget n’a eu qu’une fois l’avilissant bonheur de renouveler en sentiment bas et personnel une pensée qui est basse et bête depuis des siècles. […] (Peut-être va-t-il m’interdire naïvement de l’aimer et de l’admirer, moi qui ne suis pas catholique, et qui fais des réserves, et qui aime et admire autant des puissances et des beautés égales et différentes : mais mes sentiments ne dépendent ni de lui ni de moi). […] En son Shakspeare qui aime avec peu de sincérité et de loyauté ; qui, sous prétexte de mieux étudier la nature, se crée d’artificiels sentiments, M. 

925. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Lettres inédites de l’abbé de Chaulieu, précédées d’une notice par M. le marquis de Bérenger. (1850.) » pp. 453-472

Elles nous suffisent pour découvrir déjà en Chaulieu un sentiment de fierté qu’il eut toujours depuis, ce que Saint-Simon appelait de l’audace, mais qui méritait un meilleur nom, et qui partait de ce sentiment réfléchi par lequel un esprit indépendant se juge soi-même et les autres. […] Il pensait comme Hamilton24 que, « pourvu que la raison conserve son empire, tout est permis ; que c’est la manière d’user des plaisirs qui fait la volupté ou la débauche ; que la volupté est l’art d’user des plaisirs avec délicatesse et de les goûter avec sentiment ». — « Je suis fait de sentiments et de volupté », disait-il, — De telles maximes supposent bien de l’oisiveté, du raffinement, et tout un art que nos âges de lutte et de labeur ont peine à comprendre. […] Ces lettres, pleines de sentiment, de grâce, de vive estime pour un mérite personnel si rare qu’outrageait la fortune, font honneur au cœur autant qu’à l’imagination de Chaulieu.

926. (1864) Cours familier de littérature. XVII « CIIe entretien. Lettre à M. Sainte-Beuve (2e partie) » pp. 409-488

« Il s’efforce d’aimer et de croire, parce que c’est là-dedans qu’est le poète : mais sa marche vers ce sentiment est critique et logique, si je puis ainsi dire. […] Il n’aurait écrit que cela qu’on l’adorerait pour la simplicité des sujets, pour la perfection des vers, pour l’ineffable mélancolie des sentiments. […] ” « Toute la biographie intime et morale de Virgile est dans ces paroles et dans ce sentiment. […] ” Ainsi dira Énée à Didon après sept années d’épreuves, et dans un sentiment aussi vif et aussi saignant que le premier jour. […] « Dans ces traductions, je me suis occupé à mettre en saillie le sentiment principal, sauf à introduire dans le texte une légère explication.

927. (1856) Jonathan Swift, sa vie et ses œuvres pp. 5-62

Ces sentiments sont très anciens et de beaucoup antérieurs à l’occasion qui me les a fait éclaircir et développer. […] Avant la fin de cette année même, Vanessa, qui avait perdu sa sœur et qui était livrée, sans consolation, au sentiment de son abandon, se décida à chercher le véritable secret de la conduite de Swift. […] Mais les maux de la vie, le sentiment de sa brièveté, des échecs irréparables, parfois un penchant naturel de l’âme donnent, pour nous, au monde et à la vie une tout autre figure. […] Qui ne sait alors que nous allons chercher du secours auprès de ceux qui ont éprouvé le même sentiment, et qui l’ont communiqué d’une façon durable au genre humain. […] The sentiments of a church-of-England-man with respect to religion and government.

928. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Troisième partie. Beaux-arts et littérature. — Livre V. Harmonies de la religion chrétienne avec les scènes de la nature et les passions du cœur humain. — Chapitre III. Des Ruines en général. — Qu’il y en a de deux espèces. »

Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature, à une conformité secrète entre ces monuments détruits et la rapidité de notre existence. […] L’homme n’est lui-même qu’un édifice tombé, qu’un débris du péché et de la mort ; son amour tiède, sa foi chancelante, sa charité bornée, ses sentiments incomplets, ses pensées insuffisantes, son cœur brisé, tout chez lui n’est que ruines209.

929. (1895) Impressions de théâtre. Huitième série

Les sentiments de l’amoureux quinquagénaire furent complexes et, finalement, son attitude originale. […] C’est uniquement pour que Phèdre puisse passer par certains sentiments que Thésée n’est qu’une brute crédule. […] Biœrnson devint positiviste, mais en gardant un tour d’esprit et des sentiments puritains. […] Quels que soient ses sentiments secrets, il laisse parler les hommes et les choses. […] La jalousie est toujours un assez vilain sentiment.

930. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre huitième. L’introduction des idées philosophiques et sociales dans la poésie (suite). Victor Hugo »

Avec Hugo, la poésie devient vraiment sociale en ce qu’elle résume et reflète les pensées et sentiments d’une société tout entière, et sur toutes choses. […] Nous doutons qu’une définition métaphysique valût cette condensation poétique d’idées et de sentiments ? […] Même partialité quand il s’agit d’apprécier la vérité des sentiments affectueux chez Lamartine et chez Hugo. « Car, dit encore M.  […] Il n’a pas non plus le sentiment aristocratique et un peu dédaigneux de Balzac. […] Encore des vers qui prouvent que Victor Hugo n’a pas eu le sentiment de la nature !

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