Venu après son ami Théophile Gautier, le lapidaire des Émaux et Camées, qui, lui aussi, grave sur pierre et peint sur caillou, Flaubert a été un Théophile Gautier prosaïque, descriptif jusqu’à la minutie, découpant tout et empâtant la couleur sur tout, pour que tout se voie, bombant l’atome et pointillant l’éléphant, et finissant par donner aux yeux de l’esprit la sensation, insupportable pour ceux du corps, que donne une tôle brillant au soleil ; car ses paysages si vantés, ces paysages sans nuances flottantes, sans tons fondus et sans transparence, ont la solidité et l’éclat brusque d’un métal. […] il va devant lui comme un enfant, attiré par l’objet à décrire, pris par cet objet d’un intérêt futile, — l’intérêt d’une sensation. Les sensations de ce livre ne sont pas même choisies. Ce sont les sensations que donne le milieu le plus commun à l’âme la plus commune. […] Mais comment un matérialiste comme Flaubert ne prendrait-il pas les sensations pour les sentiments ?
Ne prenons pas le change sur le cadre ou sur le ton : tant d’énumérations moralisées ou satiriques que nous rencontrons, ne sont qu’une forme originale de littérature réaliste, dont le caractère essentiel est de réveiller chez l’auditeur la sensation des réalités qui lui sont prochaines : et comme cette littérature s’adresse à des imaginations vierges, non blasées encore, ni réfractaires par un trop long usage à l’action suggestive des mots, les noms soûls des choses, sans descriptions, sans épithètes, sans tout le mécanisme compliqué du style intense, les noms tout secs sont puissants : le poète se contente d’appeler, pour ainsi dire, chaque objet, aussi le voilà présent, en sa concrète et naturelle image, aux esprits de ceux qui l’entendent. […] La littérature de langue française ne pouvait rester indéfiniment sevrée de réflexion sérieuse et de pensée philosophique, indéfiniment livrée aux hasards de la sensation et aux caprices de la fantaisie. […] Aussi renouvelle-t-il par sa sensation directe certaines des plus banales et traditionnelles métaphores. Ainsi, quand il peint dame Oiseuse, dont la gorge est blanche, Comme est la neige sur la branche Quand il a fraîchement neigé, n’est-ce pas une sensation personnelle et toute frissonnante encore qu’il fixe dans cette jolie image ?
Le peuple apporte une curiosité infatigable à ces représentations : il s’émerveille, il pleure, rit, s’apitoie ; son âme grossière, avide de sensations intenses, n’a jamais assez savouré la Passion de son Christ ; il n’y a jamais trop d’injures, de violences, de supplices, pour lasser sa pitié et l’assurer de son rachat. […] Jamais ils ne donnent la sensation d’un art qui s’efforce pour ne rien laisser du caractère ou de la beauté qu’il aperçoit dans la nature. […] Le domaine de la farce est immense et confus : elle n’a de limites que l’expérience et la sensation du peuple à qui elle doit procurer, comme dit Sibilet, « un ris dissolu ». […] Elles ont parfois sur les curés et les moines une violence âpre de plaisanterie qui étonnerait, si l’on n’y sentait moins la haine intense que l’incapacité de sensations fines : on a affaire à des gens pour qui les bourrades sont des caresses.
Quand j’ouvre les yeux pour les refermer aussitôt, la sensation de lumière que j’éprouve, et qui tient dans un de mes moments, est la condensation d’une histoire extraordinairement longue qui se déroule dans le monde extérieur. […] Mais ces événements monotones et ternes, qui rempliraient trente siècles d’une matière devenue consciente d’elle-même, n’occupent qu’un instant de ma conscience à moi, capable de les contracter en une sensation pittoresque de lumière. On en dirait d’ailleurs autant de toutes les autres sensations. Placée au confluent de la conscience et de la matière, la sensation condense dans la durée qui nous est propre, et qui caractérise notre conscience, des périodes immenses de ce qu’on pourrait appeler, par extension, la durée des choses.
Négation de la métaphysique, souveraineté des lois physiques, déterminisme, évolution, progrès, nécessité et efficacité de l’expérience, réduction de la conscience morale à une disposition organique héréditaire que modifient les habitudes et les sensations, en théorie poursuite de la jouissance, en pratique accomplissement du bien : voilà les principales idées que met en lumière la forte unité du fameux livre de d’Holbach. […] Il fait seulement dériver toutes les idées des sensations, sur lesquelles l’esprit travaille, qu’il clarifie, compare, abstrait, simplifie, généralise, dont il extrait à la longue des séries infinies de raisonnements rigoureux et limpides. […] L’abbé de Condillac (1714-1780), précepteur du prince de Parme : Essai sur l’origine des connaissances humaines, 1746, 2 vol. in-12 ; Traité des sensations, 1754. 2 vol. in-12 ; Cours d’Études du pr. de Parme, 1769-1773, 13 vol. in-8. — A consulter : Taine, les Philosophes classiques du xixe siècle, chap.
Rapprochons-la de Chateaubriand : elle a compris la campagne romaine, elle nous dit clairement ce dont Chateaubriand nous donne la sensation intense637. […] Elle n’a pas de « sensations d’art » : ce qui l’attache, ce sont les souvenirs historiques, les idées auxquelles les choses servent d’appui ou d’occasion. […] La politique et la religion de Mme de Staël Si viril que soit son esprit, la femme en elle se retrouve par le peu de souci qu’elle a de systématiser sa connaissance ou ses idées, et par l’influence que la sensation, l’affection exercent à son insu sur ses conceptions les moins sentimentales.
I Apparemment il n’est pas inutile, pour voir dans la réalité ce qui vaut la peine d’y être vu, d’avoir commencé par ne pas la regarder de trop près, par être un poète, un rêveur sans plus, un être à sensations délicates, vibrant pour des riens, et qui se contente de souffrir ou de jouir démesurément des choses sans avoir souci de les photographier. […] Ces romans nous troublent, nous secouent, nous oppressent par la sensation des fatalités cruelles ; ils nous attendrissent rarement. […] Ce qui distingue son talent, ce n’est donc pas la prédominance démesurée d’une qualité, d’un sentiment, d’un point de vue, d’une habitude : c’est plutôt un accord de qualités diverses ou opposées, et, si je puis dire, un dosage secret dont il n’est pas trop commode de fixer la formule. « Si l’on examine les divers écrivains, dit Montesquieu101 on verra peut-être que les meilleurs et ceux qui ont plu davantage sont ceux qui ont excité dans l’âme plus de sensations en même temps. » Cette remarque peut s’appliquer sûrement à M.
Elle nous les fait bien connaître jusqu’à un certain point, mais seulement comme les sensations nous font connaître la chaleur ou la lumière, le son ou l’électricité ; elle nous en donne des impressions confuses, passagères, subjectives, mais non des notions claires et distinctes, des concepts explicatifs. […] Tout en étant faites d’une matière différente, elles se comporteraient dans leurs relations mutuelles comme font les sensations, les images, ou les idées chez l’individu. […] Mais rien n’est moins vraisemblable : les images ne se composent pas entre elles comme les sensations, ni les concepts comme les images.
Les comptes rendus des tribunaux, les faits divers assouvissent chaque jour et entretiennent en nous un besoin d’émotions et de sensations brutales : tout ce qu’on craignait jadis de montrer dans les livres ou sur la scène, s’étale là ; et la littérature serait vite insipide à nos palais, si elle ne nous offrait le ragoût auquel les journaux nous ont habitués. […] Même aujourd’hui, l’art qu’on aime est un art si simple, si naturel, si éloigné d’être un artifice ou une tricherie, qu’il ne peut convenir qu’à un public exercé à dégager lui-même ses sensations esthétiques de la matière brute : si les journaux ont contribué à nous amener là, leur action cette fois a été bienfaisante.