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32. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre XI. De l’ignorance de la langue. — Nécessité d’étendre le vocabulaire dont on dispose. — Constructions insolites et néologismes »

L’association qui lie une idée et une expression ne se fait chez eux que dans un sens, et comprendre l’expression n’entraîne pas la capacité d’exprimer l’idée. […] Quant au vocabulaire, il faut distinguer entre les sens et les mots nouveaux que la mode met en vogue, qui tiennent à ce qu’il y a de plus fugitif, de plus léger dans les mœurs et les idées d’une époque, et les acquisitions définitives du langage, qui répondent aux mouvements décisifs de l’esprit, et aux transformations réelles de la société. […] Affectionner quittait son vieux sens de donner de l’affection, pour venir remplacer aimer. […] Elle demande beaucoup de délicatesse et d’attention ; car les mots qu’on entend du premier coup, qui sont familiers à première vue, ont eu souvent des sens et des emplois qui diffèrent de leurs sens et de leurs emplois actuels par des nuances fines et presque imperceptibles : rien ne fait mieux connaître la langue française que la comparaison scrupuleuse et le discernement exact de ces différences. […] En recherchant les termes les plus justes qui répondent aux mots étrangers et aux idées des écrivains, on pénètre plus avant dans le sens des mots français, on en mesure mieux l’énergie et la vertu, et l’on en fait provision en même temps pour le jour où l’on devra exprimer ses propres pensées.

33. (1909) De la poésie scientifique

Pierre Fons, plein de méditation, évocateur en un sens évolutionniste. […] La Vie que ma volonté voulait exalter, elle devait être complexe, de sens universel. […] De concept plus philosophique en même temps qu’instinctivement ému, et de verbe plus pittoresque et souple, que Verhaeren  Viélé-Griffin, cependant, ne sortira pas seulement du sens égotiste pour s’exprimer en un sens général de vie. […] Ainsi, lui aussi, par une autre voie qui est sienne, arrivé au sens universel. […] Mais, que, le délivrant du sens erroné que nous a transmis à l’égard du poète et de l’art poétique la tradition imaginative, nous entrions en sa simple réalité, nous verrons le mot : « inspiration » n’être que l’équivalent improprement imagé du mot : — « intuition », au même sens philosophique-scientifique où nous l’avons voulu.

34. (1912) L’art de lire « Chapitre VIII. Les ennemis de la lecture »

Le mot de l’ancienne langue française, « donner », dans le sens de marcher impétueusement en avant, est admirable. […] Ainsi parlera un homme qui prendra le mot « critique » dans le sens où tout le monde le prend aujourd’hui. Seulement il est infiniment probable que La Bruyère lui-même ne l’a pas pris du tout dans ce sens. […] La Fontaine, dans sa fable Contre ceux qui ont le goût difficile, emploie le mot critique dans le même sens ; Molière de même : « un cagot de critique… car il contrôle tout ce critique zélé ». — Dès lors, si La Bruyère l’emploie dans ce sens, ce que l’on voit qui est probable, La Bruyère a raison. […] Le « plaisir de la critique », dans le sens où l’entend La Bruyère, est juste aussi funeste à la lecture que l’esprit critique dans le sens moderne du mot lui est utile.

35. (1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — La déformation  »

La déformation par changement de sens, que M.  […] En fait, la répartition de deux sens différents aux deux orthographes est absolument arbitraire. […] Soucoupe, malgré son sens très clair, devait devenir secoupe. […] Quelque jour, ce sens passera dans les dictionnaires. […] Il est donc possible que écharpe, au sens de blessure, soit très ancien.

36. (1899) Esthétique de la langue française « La métaphore  »

Beaucoup de ces mots ont également servi à former des dérivés dont le sens, tout métaphorique, est identique en beaucoup de langues. […] Varron appelle caprea la vrille de la vigne et l’italien dit dans le même sens capreolo. […] Que ne diraient pas les professeurs de belles-lettres si quelque « décadent » forgeait, briller n’ayant vraiment plus qu’un sens abstrait, émerauder ou topazer ! […] Le verbe grailler, sonner du cor, est resté comme terme de vénerie, mais il a pris d’autre part le sens second et contradictoire de « parler d’une voix enrouée ». […] Les Canadiens ont étendu le sens de boitte, appât, au sens de nourriture pour les bestiaux.

37. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre second. De la sagesse poétique — Chapitre premier. Sujet de ce livre » pp. 101-107

Nous verrons d’un bout à l’autre de ce livre que tout ce que les poètes avaient d’abord senti relativement à la sagesse vulgaire, les philosophes le comprirent ensuite relativement à une sagesse plus élevée (riposta) ; de sorte qu’on appellerait avec raison les premiers le sens, les seconds l’intelligence du genre humain. On peut dire de l’espèce ce qu’Aristote dit de l’individu : Il n’y a rien dans l’intelligence qui n’ait été auparavant dans le sens ; c’est-à-dire que l’esprit humain ne comprend rien que les sens ne lui aient donné auparavant occasion de comprendre. L’intelligence, pour remonter au sens étymologique, inter legere, intelligere, l’intelligence agit lorsqu’elle tire de ce qu’on a senti quelque chose qui ne tombe point sous les sens. […] Toutes se réunissent dans la contemplation de la Providence divine ; cette Providence qui conduit la marche de l’humanité, voulut qu’elle partît de la théologie poétique qui réglait les actions des hommes d’après certains signes sensibles, pris pour des avertissements du ciel ; et que la théologie naturelle, qui démontre la Providence par des raisons d’une nature immuable et au-dessus des sens, préparât les hommes à recevoir la théologie révélée, par l’effet d’une foi surnaturelle et supérieure aux sens et à tous les raisonnements.

38. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « II — La solidarité des élites »

» Diderot, qui dit ce mot sublime, en savait-il la profondeur, les sens divers, admirables et féconds ? […] Camille Chaigneau, va nous l’apporter : « … Pour moi, je sens que ma vitalité éclate du sein de toutes mes existences. […] J’accepte ou je rejette l’avis, mais je ne me sens nullement diminué en l’acceptant. […] Dans le premier cas je me sens diminué, dans le second cas je me sens augmenté.‌ […] J’ai une foi profonde dans cette parole de Michelet : « La Sociabilité est un sens éternel qui se réveillera.

39. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre III. Le naturalisme, 1850-1890 — Chapitre III. La poésie : V. Hugo et le Parnasse »

En revanche, il a une puissance illimitée de sensation, une acuité rare des sens, et particulièrement du sens de la vue. […] Hugo fait une dépense curieuse des adjectifs emphatiques, à sens indéterminé : étrange, horrible, effrayant, sombre, etc. […] C’est un charmant poète et bien original, chez qui sens, émotion, couleur, comique, tout naît de l’allure des mètres et du jeu des rimes. […] La puissance de la sensation est limitée : le sens de la vue est ordinaire. […] Mais il a deux sens excités, exaspérés : le toucher et l’odorat884.

40. (1911) La valeur de la science « Première partie : Les sciences mathématiques — Chapitre I. L’intuition et la logique en Mathématiques. »

Riemann, au contraire, appelle de suite la Géométrie à son secours, chacune de ses conceptions est une image que nul ne peut oublier dès qu’il en a compris le sens. […] Ces philosophes ont raison dans un sens ; pour faire l’Arithmétique, comme pour faire la Géométrie, ou pour faire une science quelconque, il faut autre chose que la logique pure. […] L’intuition n’est pas forcément fondée sur le témoignage des sens ; les sens deviendraient bientôt impuissants ; nous ne pouvons, par exemple, nous représenter le chilogone, et cependant nous raisonnons par intuition sur les polygones en général, qui comprennent le chilogone comme cas particulier. […] Reconnaîtrait-on avec un peu d’attention que cette intuition pure elle-même ne saurait se passer du secours des sens ? […] C’est par elle qu’ils aperçoivent d’un coup d’œil le plan général d’un édifice logique, et cela sans que les sens paraissent intervenir.

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