/ 2043
345. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. ULRIC GUTTINGUER. — Arthur, roman ; 1836. — » pp. 397-422

Ici commencent des tableaux naturels merveilleusement saisis. […] Il faudrait transcrire (car sans cela je n’ose assez le louer) le récit d’Arthur, lettre xie , ce départ en automne par un temps triste, sur une route boueuse, ces misères du cantonnier qui casse son caillou du matin au soir, ces jurements et ces coups de fouet du roulier, ce réveil hideux d’une diligence qu’on rencontre, toute cette saleté, ce dégoût, cette nausée du mal dont est saisi l’oisif et le voluptueux, lui-même dévoré dans son cœur. […] Puisque j’ai remué des feuilles oubliées, j’en tirerai encore un seul passage qui servira à encadrer une autre élégie : la passion qui va saisir le héros en est déjà aux préliminaires ; c’est lui toujours qui raconte : « … Le dimanche, elle recevait volontiers du monde de la ville ; j’y fus invité, par un petit mot de sa main, pour le second dimanche qu’elle y passa : il ne devait y avoir que moi, m’écrivait-elle.

346. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Pierre Corneille »

Or, cependant, le point essentiel dans une vie de grand écrivain, de grand poëte, est celui-ci : saisir, embrasser et analyser tout l’homme au moment où, par un concours plus ou moins lent ou facile, son génie, son éducation et les circonstances se sont accordés de telle sorte, qu’il ait enfanté son premier chef-d’œuvre. […] Si le statuaire, qui est aussi à sa façon un magnifique biographe, et qui fixe en marbre aux yeux l’idée du poëte, pouvait toujours choisir l’instant où le poëte se ressemble le plus à lui-même, nul doute qu’il ne le saisît au jour et à l’heure où le premier rayon de gloire vient illuminer ce front puissant et sombre. […] Nourris la plupart dans une discipline austère, ils ont sans cesse à la bouche des maximes auxquelles ils rangent leur vie ; et comme ils ne s’en écartent jamais, on n’a pas de peine à les saisir ; un coup d’œil suffit : ce qui est presque le contraire des personnages de Shakspeare et des caractères humains en cette vie.

347. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Le comte de Ségur »

Le comte de Ségur Les écrivains polygraphes sont quelquefois difficiles à classer ; s’ils se sont répandus sur une infinité de genres et de sujets, sur l’histoire, la politique du jour, la poésie légère, les essais de critique et les jeux du théâtre, on cherche leur centre, un point de vue dominant d’où l’on puisse les saisir d’un coup d’œil et les embrasser. […] Le lecteur amusé qui court est tenté de n’en pas saisir toute la réflexion, tant cela est dit aisément. […] Le secrétaire, bien digne d’ailleurs d’un tel témoignage, ne put que saisir cette main vénérable qui le cherchait, en la baignant de larmes.

348. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Madame de Krüdner et ce qu’en aurait dit Saint-Évremond. Vie de madame de Krüdner, par M. Charles Eynard »

Nous n’avions pas prétendu retracer toute l’histoire de cette femme brillante et diversement célèbre ; nous ne nous étions attaché qu’à bien saisir l’expression de sa physionomie en deux ou trois circonstances principales, et à la montrer sous son vrai jour. […] En voyant cette étrangère, belle encore et fort élégante, descendre de voiture, d’un air si sûr de son fait, pour demander les objets de fantaisie qu’elle inventait, les marchands se sentaient saisis d’une bienveillance inexprimable et d’un désir si vif de la contenter qu’il fallait bien qu’on parvînt à s’entendre… Grâce à ce manège, elle parvint à exciter dans le commerce une émulation si furieuse en l’honneur de Valérie, que pour huit jours au moins tout fut à la Valérie. » On est aux regrets d’apprendre de telles choses, si piquantes qu’elles soient. […] Eynard nous montre que s’il avait voulu appliquer dans tout son ouvrage le même esprit de critique, il s’en fût acquitté très-finement ; mais dès qu’il aborde la vie religieuse de Mme de Krüdner, lui qui a été si adroit à pénétrer la personne mondaine, il croit tout d’abord à la sainte : il s’arrête saisi de respect, n’examinant plus, et ne voulant pas admettre que, même sur un fond incontestable de croyance et d’illusion, c’est-à-dire de sincérité, il a dû se glisser bien des réminiscences plus ou moins involontaires de ce premier jeu, bien des retours de cet ancien savoir-faire.

349. (1892) Boileau « Chapitre II. La poésie de Boileau » pp. 44-72

Parce qu’il faut un sentiment plus fin pour saisir le caractère de l’art de Boileau, est-ce une raison pour nier qu’il soit poète ? […] Boileau ne pouvait ni saisir l’âme de la nature, ni y répandre la sienne. […] Et rappelez-vous avec quelle franchise hardie d’expressions Boileau nous présente tous ces plats qui défilent : le potage où paraît un coq, les deux assiettes,               … Dont l’une était ornée D’une langue en ragoût de persil couronnée, L’autre d’un godiveau tout brûlé par dehors Dont un beurre gluant inondait tous les bords ; le rôt où trois lapins de chou s’élevaient Sur un lièvre flanqué de six poulets étiques ; et le cordon d’alouettes, et les six pigeons étalés sur les bords du plat, Présentant pour renfort leurs squelettes brûlés ; et les salades : L’une de pourpier jaune et l’autre d’herbes fades, Dont l’huile de fort loin saisissait l’odorat, Et nageait dans des flots de vinaigre rosat ; et le jambon de Mayence, avec les deux assiettes qui l’accompagnent, L’une de champignons avec des ris de veau, Et l’autre de pois verts qui se noyaient dans l’eau.

350. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre II. La première génération des grands classiques — Chapitre II. Corneille »

Cette conception oratoire de l’âme romaine, Corneille s’en est emparé, sans la corriger, sans y mettre aucun élément historique nouveau, si bien que ses rivaux et disciples, Scudéry et Du Ryer, n’auront pas de peine à la saisir. […] Il ne les saisit guère dans l’état de passion, dont il ne connaît pas bien la particulière essence ni le mécanisme spécial. […] Il choisit, comme suite des causes psychologiques, des faits extraordinaires qui secouent violemment ou saisissent fortement l’imagination : ainsi ce terrible cinquième acte de Rodogune, amené par quatre actes qui, malgré Cléopâtre et ses éclats furieux, restent en somme assez calmes.

351. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Mme de Caylus et de ce qu’on appelle Urbanité. » pp. 56-77

Cette plume légère touche tout à point ; elle prend dans chaque personne le trait dominant et saisit ce qu’il faut faire voir en chacun. […] Mme de Caylus n’était qu’un peintre vrai, et qui ne pouvait s’empêcher, même en courant, de saisir les objets au vif, que l’objet fût Mlle de Jarnac avec sa laideur dans un si beau jour, ou que ce fût cette ravissante Mme de Lowœnstein, avec sa « taille de nymphe qu’un ruban couleur de feu relevait encore ». […] Mme de Caylus est maîtresse à sa manière dans l’art de cette ironie continuelle dont elle parle, et que les femmes étrangères les plus spirituelles et les mieux naturalisées chez nous ne saisissaient pas toujours.

352. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Œuvres de Condorcet, nouvelle édition, avec l’éloge de Condorcet, par M. Arago. (12 vol. — 1847-1849.) » pp. 336-359

Déjà pourtant, dans le premier Condorcet, un trait distinctif perçait sous cette apparente bonhomie et jusque dans cette bonté réelle : « Il a le tact le plus sûr et le plus délié pour saisir les ridicules et pour démêler toutes les nuances de la vanité ; il a même une sorte de malignité pour les peindre », disait Mlle de Lespinasse. […] De la part d’un homme si habile à saisir les ridicules et les défauts des gens qu’il avait sous les yeux, on ne s’explique point une pareille crédulité ; ou plutôt on se l’explique très bien par l’esprit de système, qui sait concilier ces sortes de contradictions. […] Les Girondins comptaient sur lui pour se saisir du pouvoir.

353. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Madame Émile de Girardin. (Poésies. — Élégies. — Napoline. — Cléopâtre. — Lettres parisiennes, etc., etc.) » pp. 384-406

Dans un dernier chapitre qui termine le poème, Mme de Girardin dégage cette idée à nu et donne elle-même la clef à qui ne l’aurait pas saisie. […] Le grand moment est celui du troisième acte, lorsque Cléopâtre, saisie d’un sentiment de jalousie et de remords à la vue de ce qu’elle croit le bonheur de la chaste Octavie, s’en prend à cette nature de feu qui l’a égarée, et lance son apostrophe au soleil d’Afrique, sa longue invective en l’honneur de la vertu. […] La société parisienne est observée à fleur de peau ; elle est saisie dans son travers, dans son caprice d’une saison, d’un seul jour, d’une seule classe qui se dit élégante par excellence.

/ 2043