Les autres écrivains et citoyens genevois, restés plus fidèles que lui, ont besoin, pour être appréciés, d’une étude attentive, et d’être écoutés de très près ; et ils en sont dignes. […] Je les définis, au xviiie siècle, toute une tribu intellectuelle, née de Calvin, restée très morigénée en s’émancipant, très philosophisée d’ailleurs et sécularisée, où Bayle est entré, où Fontenelle a passé, mais où, même avec la liberté de penser acquise, il se sent beaucoup de circonspection, de réserve, et une sorte de contrainte. […] En un mot, malgré l’extension morale et la tolérance relative, due à l’influence de Turretin, la cité intellectuelle génévoise restait, à quelques égards, fermée comme la cité politique. […] On en était resté, avec lui, sous le coup de la fameuse note de la cinquième partie de La Nouvelle Héloïse : « Non, ce siècle de la philosophie ne passera point sans avoir produit un vrai philosophe.
heureux qui l’invoque et le prie à chaque accident de la saison, qui compte sur lui seul comme aux jours de la manne dans le désert qui suit en fidèle ému, entre deux haies en fleur, la procession d’une Fête-Dieu champêtre, ou qui prend part avec foi et ferveur, le long des blés couchés ou desséchés, aux cantiques d’alarmes et aux pieux circuits des Rogations extraordinaires ; qui sait le chemin qui mène à la statue de la Vierge dressée au sommet du rocher ou logée au cœur du chêne antique où hantaient jadis les Fées ; qui ne méprise pas le Saint même du lieu et le miracle d’hier qu’on en raconte, toutes croyances et coutumes innocentes et charmantes, si, au lieu de devenir des affaires de parti, elles restaient ce qu’elles devraient être toujours, de touchantes religions locales et rurales ! […] Restons dans la vérité observée et dans la peinture. […] Que d’autres plus longtemps fassent mieux s’il leur plaît, D’autres n’auront point fait un plus noble service ; Tout petit, mon Fernand la nommait sa nourrice ; Et maintes fois, vraiment, la Blanche mérita Ce titre qui la fit chérir et lui resta. […] La Fontaine, l’excellent observateur et qui a donné chez nous avant tout le monde le vrai poème des champs, dans sa fable de l’Aigle, la Laie et la Chatte, a grand soin de faire dire à celle-ci quand elle fait mine d’être en alarme pour la perte de ses petits : S’il m’en restait un seul, j’adoucirais ma plainte.
Delécluze est, à mes yeux, le bourgeois de Paris par excellence ; c’est le bourgeois de Paris fils de bourgeois, resté bourgeois lui-même, ni pauvre ni enrichi, ayant eu de bonne heure pignon sur rue, modeste et très-content, aimant les lettres, les arts, et en parlant, en jugeant à son aise, de son coin, — un bon coin ; — ayant gardé quelques-uns des préjugés et peut-être quelques-unes des locutions de son quartier ; s’étant formé sur place, rondement et sans en demander la permission au voisin ; ayant voyagé sans changer, s’étant porté lui-même partout ; ne s’étant guère perfectionné, mais ne s’étant pas corrompu. […] « David était sorti de l’atelier ; Charles Moreau et Mme de Noailles s’étaient remis au travail, mais Étienne resta assis auprès du poêle, essayant vainement de composer un seul et même homme de l’ancien ami de Robespierre et du nouveau protecteur des émigrés. […] Si l’on peut trouver qu’il insiste un peu trop sur quelques élèves, dont les noms sont restés parfaitement inconnus, par exemple sur Gautherot « à la dartre vive », il résulte de cette suite de croquis d’après nature une impression totale pleine de vie et de mouvement. […] Les élèves de David se partageaient en divers groupes fort distincts : dans l’un, les vieux camarades restés un peu révolutionnaires ou jacobins, au langage du temps, et communs ; dans un autre, les nouveaux.venus et qui tenaient plus, ou moins à l’ancien régime par la naissance, par les opinions ou le ton, Forbin, Saint-Aignan, Granet ; plus loin et toujours ensemble, deux jeunes Lyonnais fort réservés et qu’on disait religieux, Révoil et Richard Fleury ; un beau jeune homme faisant secte à part, Maurice Quaï, un ami de Nodier, mort jeune, noble penseur, véritable type olympien ; et quelques autres encore dans l’intervalle.
» Tout traducteur est admis, je le sais, à faire valoir les bons côtés de son auteur ; mais il y a lieu de s’étonner que l’écrivain français n’ait pas mieux ressenti l’insulte que ce continuateur pseudonyme faisait, dès les premières lignes, à celui dont il allait suivre si pesamment et dont il eût dû baiser les traces, insulte malheureuse qui est la seule chose de lui qui restera pour qualifier son procédé et dénoncer son âme à défaut de son nom. […] Soldat, aventurier, esclave algérien, employé de finance, prisonnier, romancier, c’est un Gil Blas, mais un Gil Blas assombri, et qui n’est pas destiné à s’écrier comme l’autre dans sa jolie maison de Lirias : Inveni portum… » C’est étrangement rabaisser Cervantes (toujours d’après notre auteur), que de soutenir qu’il a employé la fleur de son génie à combattre l’influence de quelques romans de mauvais goût, dont le succès retardait sur les mœurs du siècle et n’avait plus aucune racine dans la société d’alors : « Ce que je crois plutôt, s’écrie le nouveau commentateur, qui a lu son Don Quichotte comme d’autres leur Bible ou leur Homère, et qui y a tout vu, c’est que le chevaleresque Cervantes, qui s’était précipité dans ce qui, à la fin du xvie siècle, restait de mouvement héroïque, dut se sentir abattre par le désenchantement d’un croyant plein de ferveur qui n’a pas trouvé à fournir carrière pleine, qui dans l’exagération de son idéal s’est heurté et blessé contre les réalités, et qui, après avoir été contraint d’abdiquer l’action, s’est condamné à une retraite douloureuse, s’est réfugié dans ses rêves, et en dernier lieu, dans un testament immortel, lance à son siècle une satire qui n’était pas destinée à être comprise de ce siècle et dont l’avenir seul était chargé de trouver la clé. » Et nous adjurant à la fin dans un sentiment de tendre admiration, essayant de nous entraîner dans son vœu d’une réhabilitation désirée, l’écrivain, que je regrette de ne pas connaître, élève son paradoxe jusqu’aux accents de l’éloquence : « Ah ! […] Reconnaissons enfin, après plus de deux siècles d’injustice et d’erreur, dans toutes les proportions de sa gloire un grand homme qui fut un martyr ; qui tout le temps qu’il traversa cette terre resta étranger au bonheur ; dont le cœur fut pur de toute tache, à l’abri de ces petitesses dont souvent ne sont point exempts les grands écrivains ; dont le chef-d’œuvre porte à un si haut degré l’empreinte d’une nature si noble, si élevée et si humaine, et qui de tous les hommes est celui dont l’âme se montrerait le plus sensible à une réparation pour l’outrage fait à la portée de son génie. » Et moi je dis : Ainsi est fait l’esprit humain ; il a soif d’une légende morale ; il a un besoin perpétuel de refonte et de remaniement pour toutes ses figures. […] Pour rester vrai à son égard, il faut se résigner à essuyer cette larme que depuis quelque temps on veut absolument mêler à son sourire, ou bien alors il faut dire en avertissant le monde : « Cette larme lui sied mieux, selon nous, et c’est nous qui la lui mettons. » De bons esprits à l’étranger, Hallam et M.
Mortimer-Ternaux, était, en fait d’histoire politique et diplomatique contemporaine, un des écrivains les plus remarquables et les plus autorisés de ce temps-ci ; il a fait un livre que les diplomates des divers pays de l’Europe ont lu le crayon à la main, et qui restera. […] restait-il quelques chances, sinon d’avoir la reine pour alliée, du moins de ne pas l’avoir pour ennemie ? […] Il y resta jusqu’en 1811 et passa alors, avec le même titre de secrétaire de légation, à Berlin. […] Je lui disais, en parlant de notre littérature, que nous nous étions enfermés dans des bornes étroites dont nous ne voulions pas sortir, que nous restions obstinément dans les mêmes routes, ce que ne faisaient point les autres peuples.
Les accents de cet homme lui étaient restés dans le cœur, dans l’imagination ; oui, il avait peut-être fait vœu, dans son imagination italienne, d’être pitoyable pour cet homme, si la fortune lui souriait à lui-même et si elle couronnait son retour. […] Il quitta Vienne le 22 avril 1834, et, dans un voyage de près de onze mois, il chercha les distractions sérieuses, un noble emploi de l’intelligence, et cette instruction que la vue des choses nouvelles et des hommes dissemblables ne cesse d’apporter jusqu’à la fin aux esprits restés jeunes et généreux. […] Le talent proprement dit, l’art d’écrire lui vient chemin faisant ; il dira à propos des sépulcres restés vides, qui furent construits près de Jérusalem par Hérode le Tétrarque : « Alors, comme à présent, il y avait des grandeurs passagères ; et des tombeaux promis et élevés ne recevaient pas les cendres qui devaient les occuper. » Mais c’est l’Égypte surtout qui est le but où tend le voyageur ; il y retrouve, en y mettant le pied, les souvenirs présents et les émotions héroïques de sa jeunesse. […] La maladie dont il mourut, restée assez obscure, paraît avoir tenu aux organes de la circulation et du cœur.
Rappelons-nous, encore une fois, pour ne pas les imiter, ces hommes d’esprit que nous avons connus dans notre jeunesse et qui nous paraissaient plus ou moins d’un autre âge : ils avaient cessé de prendre la société de droit fil ; ils avaient contracté leur pli à une certaine date restée pour eux mémorable bien plus que pour nous. […] Ces hommes de la Chambre de 1815 arrivèrent ou revinrent impraticables parce qu’ils étaient violents, parce qu’ils avaient accumulé en silence mille aigreurs et mille rancunes, parce qu’ils étaient restés, dix années durant, à l’état de pistolets chargés : quand on vint à vouloir s’en servir de nouveau, ils éclatèrent dans la main qui les employait. […] Le soir, continue Marmontel parlant toujours de cette visite chez le comte d’Argenson, pendant que l’on soupait, nous restions seuls dans le salon. […] Estimons-nous un peu pour valoir quelque chose… » Ainsi, dans la disgrâce de d’Argenson comme en d’autres disgrâces célèbres, ce furent encore les lettres qui restèrent le plus fidèles.
La première fois qu’il était allé à Londres, ç’avait été en 1724, comme simple ouvrier imprimeur, et il y était resté dix-huit mois. […] À cette époque, Franklin ne distinguait point entre ses deux patries ; il avait le sentiment des destinées croissantes et illimitées de la jeune Amérique ; il la voyait, du Saint-Laurent au Mississipi, peuplée de sujets anglais en moins d’un siècle ; mais, si le Canada restait à la France, ce développement de l’empire anglais en Amérique serait constamment tenu en échec, et les races indiennes trouveraient un puissant auxiliaire toujours prêt à les rallier en confédération et à les lancer sur les colonies. […] Or, il y a un royaume des sons comme il y en a un de la couleur et de la lumière ; et ce royaume magnifique où s’élèvent et planent les Haendel et les Pergolèse, comme dans l’autre on voit nager et se jouer les Titien et les Rubens, Franklin n’est pas disposé à y entrer : lui, qui a inventé ou perfectionné l’harmonica, il en est resté par principes à la musique élémentaire. […] Il ne prévoyait pas qu’il allait y rester dix ans, ce qui, avec le précédent séjour, ne fait pas moins de quinze années de résidence.
C’est bien souvent un de Musset par la sveltesse, le tour d’imagination, le mouvement et l’étincelle ; mais c’est un de Musset qui a passé par l’atelier, et il lui est resté, à certaines places, un peu de Mistigris, — que j’aurais voulu effacer. […] Au fond, il est resté ce qu’il était. […] Lisez son Premier-Né, Le Jour de l’An en famille, les Vieux souvenirs, Les Petites Bottes, — qui rappellent, mais en vieux et en usé, le frais soulier de la Gudule dans Notre-Dame de Paris, — les Bébés et papas et la Première culotte, et voyez si dans tout cela l’enfant n’est pas toujours ajusté, toujours compris de la même manière, aimé pour le plaisir et la peine qu’il donne, — car il y a aussi l’épicurisme de la douleur, — et si la moitié du sentiment paternel, celle que Dieu élargit en la doublant du sentiment de son être, n’est pas restée, pure lumière, étouffée sous le boisseau de la chair ! […] J’ai dit déjà plus haut que le prêtre dont il a fait la figure capitale et centrale de son roman avait cette originalité de rester prêtre, au milieu des turbulences et des craquements de l’homme que la passion secoue.