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1010. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — Chapitre IV »

Car il est l’enfant du siècle, dont le plus grand philosophe a donné du mariage cette définition redoutable : « Le mariage est une société de commerce instituée pour supporter en commun les frais de la vie. » De temps en temps, sa jeunesse matée se cabre, s’insurge, se remet à jeter la gourme et le feu ; mais la triste raison de sa mère le ramène bientôt dans l’étroite ornière. […] Les riches ont vraiment un noble privilège Que leur doit envier tout être intelligent, Et qui donne raison à l’orgueil de l’argent : C’est de pouvoir exclure et tenir à distance Les détails répugnants et bas de l’existence, Et de ne pas laisser leur contact amoindrir Les grandeurs que la vie à l’homme peut offrir. […] Chez nous, elle en devient l’esclave : elle abandonne Les soins de son esprit et ceux de sa personne ; La grâce disparaît d’elle et de sa maison, Et l’amour suit la grâce, et l’amour a raison. […] La raison de la pièce est personnifiée par F. […] Elle est jeune après tout, elle est jolie, elle a du sang dans les veines ; elle a cinquante raisons pour ne pas aimer son mari.

1011. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Madame de La Tour-Franqueville et Jean-Jacques Rousseau. » pp. 63-84

Cette correspondance dans laquelle Rousseau n’entra qu’à son corps défendant, et où, du premier au dernier jour, chaque billet lui fut comme arraché, a pourtant cela de remarquable et d’intéressant, qu’elle est suivie, qu’elle forme un tout complet, qu’elle n’était pas destinée au public, qu’elle nous montre Jean-Jacques au naturel depuis le lendemain de La Nouvelle Héloïse jusqu’au moment où sa raison s’altéra irrémédiablement. […] Mais je ris de ma simplicité, de prétendre faire entendre raison sur une situation si différente à une femme de Paris, oisive par état, et qui, n’ayant pour toute occupation que d’écrire et recevoir des lettres, entend que tous ses amis ne soient occupés non plus que du même objet… Je sais, lui dit-il encore avec autant de vérité que d’amertume, je sais qu’il n’est pas dans le cœur humain de se mettre à la place des autres dans les choses qu’on exige d’eux. […] Mais elle reprend sa supériorité de femme si elle ajoute : Vous êtes le plus sensible des hommes ; moi, sans être peut-être la plus sensible des femmes, je suis plus sensible que vous ; vous avez reçu mes hommages sans dédain, je vous les ai offerts sans orgueil ; c’est vous que vous aimez en moi ; moi, je n’aime en vous que vous-même, et nous avons raison tous deux. À cette époque, la raison de Rousseau avait déjà reçu des altérations profondes ; il commençait, non pas seulement à paraître fou dans le sens vague et général du mot, mais à l’être trop réellement dans le sens précis et médical. […] Pour nous, quoi que la raison nous dise, pour tous ceux qui, à quelque degré, sont de sa postérité poétiquement, il nous sera toujours impossible de ne pas aimer Jean-Jacques, de ne pas lui pardonner beaucoup pour ses tableaux de jeunesse, pour son sentiment passionné de la nature, pour la rêverie dont il a apporté le génie parmi nous, et dont le premier il a créé l’expression dans notre langue.

1012. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Montesquieu. — I. » pp. 41-62

Il me semble que jusqu’à ce qu’un homme ait lu tous les livres anciens, il n’a aucune raison de leur préférer les nouveaux. » C’est Usbek ou plutôt c’est Montesquieu qui dit cela dans les Lettres persanes, et il est juste de le lui appliquer. […] pour bien des raisons. […] La seconde raison, c’est qu’il en a été excellemment parlé par des maîtres, et qu’il est inutile de venir répéter faiblement ce qui a été bien dit une fois. Une autre raison enfin, et qui est particulière à cet ordre d’esquisses, c’est qu’en écrivant dans les journaux, on est toujours quelque peu journaliste par un endroit ; on cherche l’à-propos, on attend l’occasion, et, sans s’attacher précisément à ne parler que des ouvrages encore tout chauds de la forge (autre expression de Montesquieu), on désire du moins que quelque circonstance naturelle nous ramène aux ouvrages anciens et y dirige l’attention. […] [NdA] Montesquieu est de la même religion que Polybe lorsque ce dernier parle si bien de la bonne influence de l’opinion religieuse sur la moralité des Romains : « C’est donc avec grande raison que les anciens ont répandu parmi le peuple qu’il y avait des dieux, etc. » 14.

1013. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Le cardinal de Richelieu. Ses Lettres, instructions et papiers d’État. Publiés dans la Collection des documents historiques, par M. Avenel. — Premier volume, 1853. — I. » pp. 224-245

Le docte Foncemagne, qui s’applique à le réfuter par toutes sortes de bonnes et démonstratives raisons, n’oublia que d’y joindre l’éclat du style et du talent littéraire, chose si essentielle en France ! […] On publia en 1730, sous le titre bizarre d’Histoire de la mère et du fils, c’est-à-dire de Marie de Médicis et de Louis XIII, un fragment d’histoire commençant à la mort de Henri IV, et qu’on attribua à Mézeray, par la raison que le manuscrit s’était trouvé à sa mort parmi ses papiers. […] Quelques bons juges ne se laissèrent point prendre à de si pauvres raisons, et ils reconnaissaient la main de Richelieu en plus d’un passage ; pourtant la question ne fut tout à fait éclaircie qu’en 1823, lorsque M.  […] Un ton de haute autorité et de raison s’y fait sentir en quelques endroits à travers la pompe. […] Dès le lendemain de la mort de Henri IV, la reine avait pu reconnaître la faiblesse de ses conseillers : il s’agissait de publier une déclaration conçue au nom du feu roi, pour la proclamer immédiatement régente ; Villeroy, plus hardi, offrait de dresser la pièce et de la signer ; le chancelier de Sillery, qui avait le cœur de cire , dit Richelieu, ne voulut jamais la sceller, et sa raison fut que, s’il le faisait, le comte de Soissons s’en prendrait à lui et le tuerait.

1014. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Grimm. — II. (Fin.) » pp. 308-328

Au début de ses feuilles de correspondance, il continue d’être dans les mêmes sentiments ; son ton et son intention ne sont rien moins que frivoles ; il ne voit, dans le secret qu’on lui promet, qu’une raison de plus d’exercer une franchise sans bornes : L’amour de la vérité, dit-il, exige cette justice sévère comme un devoir indispensable, et nos amis même n’auront pas à s’en plaindre, parce que la critique qui n’a pour objet que la justice et la vérité, et qui n’est point animée par le désir funeste de trouver mauvais ce qui est bon, peut bien être erronée et sujette à se rétracter quelquefois, mais ne peut jamais offenser personne. […] Pour excuser l’amour-propre de Montaigne, Grimm trouve une raison pleine d’observation et de finesse ; remarquant que l’amour-propre est moins fâcheux quand il se montre sans dissimulation et avec bonhomie, il ajoute : « Loin d’exclure la sensibilité pour les autres, il en est souvent la marque et la mesure la plus certaine. […] Quant à d’Holbach, ce furieux incrédule, et qui voulait convertir tout l’univers à son athéisme, il était tel de caractère qu’il croyait sur les choses de la vie tous ceux qu’il voyait : « Il ne sait jamais ce qu’il veut, et le dernier qui lui parle a toujours raison. » Voilà quelques-uns de ceux qui se posaient emphatiquement alors comme les professeurs du genre humain. […] Grimm et Diderot causaient un soir ensemble, le 5 janvier 1757 ; Diderot était dans un de ces moments d’exaltation et de prédiction philosophique qui lui étaient familiers : il voyait le monde en beau et l’avenir gouverné par la raison et par ce qu’il appelait les lumières ; il exaltait son siècle comme le plus grand que l’humanité eût vu jusque-là. […] Par je ne sais quel prestige, dont l’illusion se perpétue de génération en génération, nous regardons le temps de notre vie comme une époque favorable au genre humain et distinguée dans les annales du monde… Il me semble que le xviiie  siècle a surpassé tous les autres dans les éloges qu’il s’est prodigués à lui-même… Peu s’en faut que même les meilleurs esprits ne se persuadent que l’empire doux et paisible de la philosophie va succéder aux longs orages de la déraison, et fixer pour jamais le repos, la tranquillité et le bonheur du genre humain… Mais le vrai philosophe a malheureusement des notions moins consolantes et plus justes… Je suis donc bien éloigné d’imaginer que nous touchons au siècle de la raison, et peu s’en faut que je ne croie l’Europe menacée de quelque révolution sinistre.

1015. (1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre III : Concurrence vitale »

En pareille occurrence, la raison géométrique de multiplication, dont le résultat ne manque jamais d’être surprenant, rend compte de l’accroissement extraordinaire et de la grande diffusion de ces espèces naturalisées dans leur nouvelle patrie. […] On peut en toute sécurité en inférer que toutes les espèces de plantes ou d’animaux tendent à se multiplier en raison géométrique, que chacune d’entre elles suffirait à peupler rapidement toute contrée où il leur est possible de vivre, et que leur tendance à s’accroître selon une progression mathématique doit être nécessairement contre-balancée par des causes de destruction à une période quelconque de leur existence. […] Lorsqu’on observe la nature, il est de la dernière nécessité d’avoir toujours présent à l’esprit que chaque être organisé qui vit autour de nous doit être regardé comme s’efforçant dans toute la mesure de son pouvoir de multiplier son espèce ; que chaque individu ne vit qu’en raison d’un combat livré à quelque période de sa vie et dont il est sorti vainqueur ; et qu’une loi de destruction inévitable décime, soit les jeunes, soit les vieux, à chaque génération successive, ou seulement à des intervalles périodiques. […] Sur les confins de sa station géographique, un changement de constitution en rapport avec le climat lui serait d’un avantage certain ; mais nous avons toute raison pour croire que seulement un très petit nombre de plantes ou d’animaux s’étendent assez loin pour être détruits par la seule rigueur du climat. […] Tout ce qui nous est possible, c’est d’avoir constamment à l’esprit que tous les êtres vivants s’efforcent perpétuellement de se multiplier en raison géométrique ; mais que chacun d’eux, à certaines périodes de la vie, en certaines saisons de l’année, pendant le cours de chaque génération ou à intervalles périodiques, doit lutter contre de nombreuses causes de destruction.

1016. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Henri Heine »

Par un contraste inexplicable, il a choisi Hegel, le triste Hegel et son monstrueux prosaïsme, — Hegel l’antipoète, l’antechrist de toute poésie, qui a osé écrire que « la nature n’est rien en soi, qu’il n’y a rien de réel en elle que le mouvement de l’idée », et qui, répliquant à Kant préoccupé d’un soleil central pour les étoiles que l’astronomie devait un jour découvrir, ne craignit pas de répondre : « Il n’y a point de raison dans les rapports des étoiles entre elles ; elles appartiennent à la répulsion formelle. […] … Et quelle meilleure raison de le croire et de l’espérer que de le voir fouler aux pieds avec un mépris presque joyeux toutes les idées, les opinions et les passions de sa jeunesse ? […] ce fut dans un temps de démence générale que je revins à la raison. […] il n’est pas vrai que la Critique de la raison par Kant, qui a anéanti les preuves de l’existence de Dieu telles que nous les connaissions depuis Anselme de Cantorbéry, ait anéanti en même temps l’idée même de l’existence de Dieu. […] Ce sont les fragments retrouvés de ces correspondances et de ces articles, mêlés à quelques impressions d’un voyage dans les Pyrénées, qu’on a réunis et qu’on a eu raison de recueillir.

1017. (1929) Dialogues critiques

Vous avez raison, mais vous êtes un rêveur. […] Pierre Et ils avaient bien raison. […] Et pour deux raisons, ou à deux points de vue. […] Point de raison, mon Père ! Point de raison !

1018. (1889) Essai sur les données immédiates de la conscience « Chapitre II. De la multiplicité des états de conscience. L’idée de durée »

Et la raison en est que, pour obtenir un nombre, force est bien de fixer son attention, tour à tour, sur chacune des unités qui le composent. […] Nous l’accorderons sans peine, car si ces deux points nous affectaient de la même manière, il n’y aurait aucune raison pour placer l’un d’eux à droite plutôt qu’à gauche. […] Or, précisément pour cette raison, la science n’opère sur le temps et le mouvement qu’à la condition d’en éliminer d’abord l’élément essentiel et qualitatif — du temps la durée, et du mouvement la mobilité. […] La raison en est que notre vie extérieure et pour ainsi dire sociale a plus d’importance pratique pour nous que notre existence intérieure et individuelle. […] Les opinions auxquelles nous tenons le plus sont celles dont nous pourrions le plus malaisément rendre compte, et les raisons mêmes par lesquelles nous les justifions sont rarement celles qui nous ont déterminés à les adopter.

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