Avec un amour de cloporte pour la poussière, Nisard a remué celle des bibliothèques ; et ce n’a point été, comme on pourrait le croire, pour nous raconter et nous montrer le vaste mouvement littéraire du siècle auquel s’associèrent Juste Lipse, Scaliger et Casaubon, mais — ô piété de ce pieux Énée de l’annotation envers ses ancêtres !
Lancelot nous raconte comment plusieurs des solitaires, réfugiés pendant la persécution de 1639 à la Ferté-Milon, se promenaient chaque soir sur les hauteurs environnantes en disant leur chapelet ; mais il est bien plus sensible à la bonne odeur que ces messieurs répandent autour d’eux, qu’à celle qui s’exhale des buissons du chemin et des arbres de la montagne. […] Il marquait une sympathie presque fraternelle aux divers animaux ; il y a l’histoire d’un chat, laquelle plus tard, racontée par lui à Jean-Jacques, faisait fondre en larmes celui qui, d’après Pythagore, s’indignait que l’homme en fût venu à manger la chair des bêtes. […] Il ne se crut pas en meilleure veine plus tard dans la société de madame Necker, qu’il fréquenta quelque temps ; et le triste succès, si souvent raconté, de la lecture de Paul et Virginie dans ce cercle, était bien fait pour le décourager. […] Viollet-le-Duc m’a raconté que, dînant un jour chez Édon avec Bernardin de Saint-Pierre, la conversation s’engagea sur les philosophes révolutionnaires pratiques, les athées en bonnet rouge, les Dorat-Cubières, Sylvain Maréchal, etc., et que le beau vieillard s’indignait au point de s’écrier, tout en rougissant, que s’il les tenait entre ses mains, il les étranglerait, tant son exécration contre eux était violente !
Et voici ce que le général lui racontait. […] * * * — Philippe Siebel racontait qu’étant à Ceylan, il se promenait. […] Là, il me raconte ses misères, sa jeunesse passée jusqu’à vingt ans, aux Quinze-Vingt : son père étant devenu aveugle à trente-six ans. […] Vendredi 1er septembre Flaubert racontait que pendant ces deux mois, où il est resté chambré, la chaleur lui avait donné comme une ivresse de travail, et qu’il avait travaillé quinze heures tous les jours.
Ce n’est qu’en Allemagne que la bonté est toujours bonne… » À mesure qu’il s’avançait vers le Nord proprement dit, il sentait le calme descendre en lui, sa gaieté prête à renaître, même au milieu de la mélancolie légère que lui apportait l’aspect des landes uniformes et des horizons voilés : « L’atmosphère brumeuse était partout embellie par le caractère et la bonté des habitants. » Sortant d’un pays où il laissait ses biens en séquestre, sa réputation calomniée, où il avait entendu siffler de toutes parts l’envie, et vu se dresser la haine, il entrait dans des régions paisibles où la bienveillance venait au-devant de lui : « Les hommes, dit-il spirituellement, qui ne témoignent leur bienveillance qu’après y avoir bien pensé, me font l’effet de ces juifs besogneux qui ne livrent leur marchandise qu’après en avoir reçu le payement. » Je ne puis ici raconter tout ce qu’il apprit et découvrit dans ces régions du Nord. « Pour écrire sur l’histoire de ce pays, il faut vivre aux bords de la Baltique, avec les hommes distingués et les livres que l’on ne trouve que là. » Il ne s’en tint pas au Danemark ; il fit une petite excursion en Scanie, et en reçut des impressions vives : « Quand j’eus passé la Baltique, je me sentis dans un pays nouveau : le ciel, la terre, les hommes, leur langage, n’étaient plus les mêmes pour moi. […] Je n’ai connu personne qui ait su se faire aimer à Genève comme madame W… Hier, l’hospodar m’avait raconté sa mort ; tout le raout s’en est occupé. […] Il demeura même, raconte-t-il dans ses lettres, « morose et soucieux depuis le matin jusqu’au soir pendant une couple de semaines. » Au bout de ce temps, il rétrécit son nid de moitié, et trouva qu’il y était encore parfaitement à l’aise.
On dirait que les termes lui manquent quelquefois : « Mais si je raconte les choses en détail, je n’en finirai jamais ; il faudrait vous écrire un volume… Je ferai ? nécessairement du pathos, ma chère maman, si j’entreprenais la description du spectacle que nous eûmes alors sous les yeux (la chute du Niagara).. » Il ne laisse pas cependant de bien raconter ce qu’il voit et de s’en tirer fort convenablement avec sa sincérité d’impressions sans enluminure ; mais il reprend plus sûrement sa supériorité dès qu’intervient l’étude morale : l’esprit sain, juste, délicat, élevé, retrouve ses avantages. […] Les Espagnols, en vrais brutaux, lâchent leurs chiens sur les Indiens comme sur des bêtes féroces ; ils tuent, brûlent, massacrent, pillent le Nouveau Monde comme une ville prise d’assaut, sans pitié comme sans discernement… Les Américains des États-Unis, plus humains, plus modérés, plus respectueux du droit et de la légalité, jamais sanguinaires, sont plus profondément destructeurs, et il est impossible de douter qu’avant cent ans il ne restera pas dans l’Amérique du Nord, non pas une seule nation, mais un seul homme appartenant à la plus remarquable des races indiennes… » L’exposition ainsi faite, le moral et l’esprit de la scène ainsi expliqués complètement, il la raconte si bien que cela finit par être une peinture navrante : « Six à sept mille Indiens ont déjà passé le grand fleuve, ceux qui arrivaient à Memphis y venaient dans le dessein de suivre leurs compatriotes.
Mais en y réfléchissant, il me vient de grandes hésitations à traiter le sujet de cette manière : ainsi envisagé, l’ouvrage serait une entreprise de très-longue haleine ; de plus, le mérite principal de l’historien est de savoir bien faire le tissu des faits, et j’ignore si cet art est à ma portée : ce à quoi j’ai le mieux réussi jusqu’à présent, c’est à juger les faits plutôt qu’à les raconter ; et, dans une histoire proprement dite, cette faculté que je me connais n’aurait à s’exercer que de loin en loin et d’une façon secondaire, à moins de sortir du genre et d’alourdir le récit. […] Nous ne sommes d’ailleurs pas au bout de cette sorte de confession intellectuelle, la plus curieuse et la plus détaillée que je connaisse : « A cette première manière d’envisager le sujet, poursuis l’auteur, en a succédé dans mon esprit une autre que voici : il ne s’agirait plus d’un long ouvrage, mais d’un livre assez court, un volume peut-être ; je ne ferais plus, à proprement parler, l’histoire de l’Empire, mais un ensemble de réflexions et de jugements sur cette histoire ; j’indiquerais les faits sans doute et j’en suivrais le fil, mais ma principale affaire ne serait pas de les raconter ; j’aurais, surtout, à faire comprendre les principaux, à faire voir les causes diverses qui en sont sorties ; comment l’Empire est venu, comment il a pu s’établir au milieu de la société créée par la Révolution ; quels ont été les moyens dont il s’est servi ; quelle était la nature vraie de l’homme qui l’a fondé ; ce qui a fait son succès, ce qui a fait ses revers ; l’influence passagère et l’influence durable qu’il a exercée sur les destinées du monde, et en particulier sur celles de la France. […] L’une de celles qui me troublent le plus l’esprit vient du mélange d’histoire proprement dite avec la philosophie historique ; je n’aperçois pas encore comment mêler ces deux choses (et il faut pourtant qu’elles le soient, car on pourrait dire que la première est la toile, et la seconde la couleur, et qu’il est nécessaire d’avoir à la fois les deux pour faire le tableau) ; je crains que l’une ne nuise à l’autre, et que je ne manque de l’art infini qui serait nécessaire pour bien choisir les faits qui doivent, pour ainsi dire, soutenir les idées ; en raconter assez pour que le lecteur soit conduit naturellement d’une réflexion à une autre par l’intérêt du récit, et n’en pas trop dire, afin que le caractère de l’ouvrage demeure visible.
On raconte qu’Alexandre, dans ses conquêtes, en arrivant à Persépolis, y rencontra des captifs grecs, précédemment mutilés par ordre des rois persans, et qui vivaient là depuis des années. […] Lui-même a raconté avec sincérité comment il en vint à se guérir peu à peu de la soif de trop connaître161. […] Il a raconté et exposé plutôt que jugé.
Le poëte est déjà tellement habitué au tracas de Paris, qu’il se considère à Chevreuse comme en exil ; il y date ses lettres de Babylone ; il raconte qu’il va au cabaret deux ou trois fois le jour, payant à chacun son pourboire, et qu’une dame l’a pris pour un sergent ; puis il ajoute : « Je lis des vers, je tâche d’en faire ; je lis les aventures de l’Arioste, et je ne suis pas moi-même sans aventures. » Tous ses amis de Port-Royal, sa tante, ses maîtres, le voyant ainsi en pleine voie de perdition, s’entendirent pour l’en tirer. […] Si je ne puis l’être tout-à-fait, il faut du moins que je sois muet ; car, voyez-vous, il faut être régulier avec les réguliers, comme j’ai été loup avec vous et avec les autres loups vos compères. » Mais ses habitudes naturellement chastes et réservées prévalurent, quand il ne fut plus entraîné par des compagnons de plaisir ; et quelques mois après, il répondait fort sérieusement à une insinuation railleuse de l’abbé Le Vasseur que, Dieu merci, sa liberté était sauve encore, et que, s’il quittait le pays, il remporterait son cœur aussi sain et aussi entier qu’il l’avait apporté ; et là-dessus il raconte un danger récent auquel sa faiblesse a heureusement échappé. […] Je compte les miennes pour rien ; mais votre mère et vos petites sœurs prioient tous les jours Dieu qu’il vous préservât de tout accident, et on faisoit la même chose à Port-Royal. » Et plus bas : « M. de Torcy m’a appris que vous étiez dans la Gazette de Hollande : si je l’avois su, je l’aurois fait acheter pour la lire à vos petites sœurs, qui vous croiroient devenu un homme de conséquence. » On voit que madame Racine songeait toujours à son fils absent, et que, chaque fois qu’on servait quelque chose d’un peu bon sur la table, elle ne pouvait s’empêcher de dire : « Racine en auroit volontiers mangé. » Un ami qui revenait de Hollande, M. de Bonnac, apporta à la famille des nouvelles du fils chéri ; on l’accabla de questions, et ses réponses furent toutes satisfaisantes : « Mais je n’ai osé, écrit l’excellent père, lui demander si vous pensiez un peu au bon Dieu, et j’ai eu peur que la réponse ne fût pas telle que je l’aurois souhaitée. » L’événement domestique le plus important des dernières années de Racine est la profession que fit à Melun sa fille cadette, âgée de dix-huit ans ; il parle à son fils de la cérémonie, et en raconte les détails à sa vieille tante, qui vivait toujours à Port-Royal dont elle était abbesse25 ; il n’avait cessé de sangloter pendant tout l’office : ainsi, de ce cœur brisé, des trésors d’amour, des effusions inexprimables s’échappaient par ces sanglots ; c’était comme l’huile versée du vase de Marie.
De composition et d’art dans le cours de son premier ouvrage, non plus que dans les suivants, il n’y en a pas l’ombre ; le marquis raconte ce qui lui est arrivé, à lui, et ce que d’autres lui ont raconté d’eux-mêmes ; tout cela se mêle et se continue à l’aventure ; nulle proportion de plans ; une lumière volontiers égale ; un style délicieux, rapide, distribué au hasard, quoique avec un instinct de goût inaperçu ; enjambant les routes, les intervalles, les préambules, tout ce que nous décririons aujourd’hui ; voyageant par les paysages en carrosse bien roulant et les glaces levées ; sautant, si l’on est à bord d’un vaisseau, sur une infinité de cordages et d’instruments de mer, sans désirer ni savoir en nommer un seul, et, dans son ignorance extraordinaire, s’épanouissant mille fois sur quelques scènes de cœur, renouvelées à profusion, et dont les plus touchantes ne sont pas même encadrées. […] Dans cette première, qui est la plus courte, après avoir moralisé au début sur les grandes passions, les avoir distinguées de la pure concupiscence, et s’être efforcé d’y saisir un dessein particulier de la Providence pour des fins inconnues, le marquis raconte les malheurs de son père, les siens propres, ses voyages en Angleterre, en Allemagne, sa captivité en Turquie96, la mort de sa chère Sélima, qu’il y avait épousée et avec laquelle il était venu à Rome.