Une telle différence d’impression, si tranchée et si brusque, ne paraissait-elle pas signifier que probablement le talent de l’auteur d’Indiana, ainsi que celui de tant de femmes, avait pour limites la réalité restreinte d’une situation unique ; et que, cette situation une fois exprimée, il ne fallait guère espérer en dehors, pour les excursions futures de ce talent, que d’heureuses rencontres de hasard, des traits et des coins délicatement sentis, mais point de création ni d’œuvre ? […] Mais, de là au don créateur et magique des Le Sage, des Fielding, des Prévost, des Walter Scott, il y a évidemment une distance infinie : d’un côté, le fait réel, le cas particulier, l’historien encore rempli de lui-même, qui intéresse par une reproduction animée et fidèle ; de l’autre la diversité des combinaisons, la fécondité des sentiments, tout un monde de créatures pour les revêtir et les exprimer ; la réalité à la fois transformée et partout reconnaissable ; l’univers, en un mot, et l’homme, aux mains de l’art et du génie.
Toutes ces impressions d’une âme sympathique avec l’esprit nouveau des temps, cette croyance à une philosophie plus réelle et plus humaine, cette liberté morale reconquise, cette spontanéité reconnue, cette confiance accordée aux facultés les plus glorieuses et les plus désintéressées de notre être, toutes ces qualités et ces vues de madame de Staël, en passant dans les livres d’art qu’elle composa, leur donnèrent un tour unique, une originalité vraiment moderne, des trésors de chaleur, d’émotion et de vie, une portée immense quoique parfois hors de mesure avec la réalité. […] Mais ce qu’il serait injuste de contester, c’est le développement mémorable de l’art durant ces dernières années, son affranchissement de tout servage, sa royauté intérieure bien établie et reconnue, ses conquêtes heureuses sur plusieurs points non jusque-là touchés de la réalité et de la vie, son interprétation intime de la nature, et son vol d’aigle au-dessus des plus hautes sommités de l’histoire.
La vie de société ne laisse pas aux émotions profondes de l’individu le droit de s’exprimer, et élimine de plus en plus rigoureusement par la tyrannie des formes les réalités de sentiment et d’action qui pourraient servir de modèle à la tragédie. […] Il a très bien vu dans Corneille et dans Racine que la tragédie est une action où se développent les types complets des caractères et des passions de l’humanité, dans lesquels tous les exemplaires imparfaits et les mélanges atténués, qui sont la réalité courante, se trouvent contenus.
Si aujourd’hui, par impossible, les atroces Tartuffes qui veulent la mort du Christianisme par l’appauvrissement de la Papauté, et les imbéciles, plus nombreux encore, qui croient que pour la gloire et le renouvellement de la Papauté, avilie, selon eux, dans le pouvoir et les richesses, il faudrait la jeter vivante à la voirie des grands chemins et qu’elle allât tendre sa tiare à l’aumône comme Bélisaire y tendait son casque, avaient une vue juste de la réalité, le sou que la Chrétienté y ferait pleuvoir de toutes parts serait l’atome constitutif d’un pouvoir temporel nouveau, qui — le monde étant différent de ce qu’il était il y a dix-huit siècles — ne se développerait pas comme la première fois, mais trouverait une autre forme de développement. […] la réplique est faite maintement à la déclamation, et la réalité a appliqué le plus froid soufflet aux chimères.
Et c’est ici que la réalité expire. […] Son petit livre, qui veut être quelque chose d’aigu, mais dont la pointe passe à côté, est bizarre, mesquin et tourmenté, au lieu d’être franchement original et d’une réalité pénétrée.
de me voir quitter par intervalle (ce n’est donc qu’un instant) les régions purement lyriques pour aborder le terrain de la réalité. » Et il ajoute, en chiffonnant une idée juste : « A l’origine des littératures, les scènes de la vie agricole et de la vie militaire constituent les plus fécondes sources d’inspiration (constituent une source, quelle poésie !) […] Non, certes, que la poésie ne pût ajouter à la beauté du fait qu’elle raconte et élever une réalité si sublime à quelque chose de plus beau encore que la mâle simplicité du récit : ce serait nier la poésie et l’art du poète que de le prétendre ; mais il fallait un poète qui eût la corde militaire ; et, il faut bien le dire, les cordes de la lyre de M.
La littérature satanique, qui date d’assez loin déjà, mais qui avait un côté romanesque et faux, n’a produit que des contes pour faire frémir ou des bégaiements d’enfançon, en comparaison de ces réalités effrayantes et de ces poésies nettement articulées où l’érudition du mal en toutes choses se mêle à la science du mot et du rythme. […] Elle a, au contraire, d’horribles réalités que nous connaissons, et qui dégoûtent trop pour permettre même l’accablante sérénité du mépris.
Mais nous avons appris tout à coup que MM. de Goncourt devenaient romanciers, et romanciers contemporains, romanciers du dix-neuvième siècle, et qu’ils quittaient leur vieux vestiaire du dix-huitième siècle pour l’observation présente, la vie vivante, la réalité ! […] Comparez-les à toute cette société puissante, idéale et réelle de Balzac, et réelle au même degré qu’idéale, quoique l’idéal dans Balzac atteigne à une telle élévation ou à une telle profondeur que les imaginations qui ne peuvent le suivre l’accusent de manquer de réalité !
Le Diable boiteux de Lesage, les Mémoires du Diable de Frédéric Soulié, ce Shakespeare des portières, dans lesquels il y a tant de vie et de vérité pourtant, ne reposent, après tout, que sur les plus grossières inventions fantastiques ; mais les Mémoires d’une femme de chambre, qui sont aussi des Mémoires du Diable à leur façon, s’appuient sur une donnée humaine d’un tout autre intérêt et d’une toute autre réalité ! […] L’homme assez souple pour écrire les lettres rouges de désir et sans orthographe de cette petite pensionnaire de seize ans qui s’appelle Cécile de Volanges pouvait peut-être écrire les Mémoires d’une femme de chambre et faire croire à leur réalité !