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34. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre III. L’antinomie dans la vie affective » pp. 71-87

Elle plonge ses racines au plus profond de l’individu. […] Bergson, l’écrasement de la conscience individuelle (par le mot qui en est l’expression impersonnelle et sociale) n’est aussi frappant que dans les phénomènes du sentiment27. » Qu’une émotion profonde, une mélancolie indéfinissable, que le souvenir heureux ou triste d’une heure lointaine émergent du fond de notre passé et envahissent notre être tout entier ; le frisson de cette émotion ne pourra se propager dans l’atmosphère opaque qui nous sépare d’autrui de la même façon que se propage une onde lumineuse ou sonore. […] C’est là une loi profonde de notre nature, indépendante de toute forme et de toute combinaison sociale. […] L’individualisme stirnérien est une revendication en faveur de la « différence » affective, de l’originalité sentimentale quelle qu’elle soit. — C’est aussi bien l’individualisme de l’impulsif, du maniaque, de l’excentrique, du névrosé en quête de sensations bizarres et compliquées (tel un Des Esseintes), que l’individualisme du grand poète, du grand artiste qui exprime des manières de sentir délicates, puissantes on profondes, vraiment neuves et intéressantes, vraiment capables d’éveiller un écho dans l’âme des autres hommes. […] Mais elle ne constitue qu’un minimum d’individualisme et ne fait aucune distinction entre les formes les plus simples et les plus grossières et les formes plus raffinées et plus profondes d’individuation sentimentale.

35. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XVII. Saint-Bonnet »

C’est cette question des classiques grecs et latins, en apparence toute littéraire, mais dont le sens profond n’a frappé personne quand on l’a agitée, puisqu’elle cache, — et tout le monde l’a senti, — sous son intitulé modeste, cet énorme problème politique et social de l’éducation, qui déjà faisait sourciller le vaste et serein génie de Leibnitz bien avant que l’Europe n’eût vu le dix-huitième siècle et la Révolution française. […] Et quel qu’ait été le renfort de l’idée chrétienne, il y est arrivé pourtant par sa voie propre d’études habituelles et de facultés profondes, intuitives et réfléchies tour à tour. […] Tel est le chemin que l’auteur de l’Affaiblissement de la Raison, parcourt, après l’avoir creusé, pour arriver à cette question de l’influence du paganisme sur de jeunes âmes, qui ne semble être qu’une question de rhétorique aux esprits superficiels, mais qui est, pour les esprits profonds, une question de philosophie, de gouvernement, d’avenir du monde. […] Seulement, comme tous les livres d’un talent très élevé ou très profond, il a besoin du temps pour son succès. […] Membre de cette illustre compagnie de Jésus pour laquelle on ne saurait avoir une trop profonde vénération, le P. 

36. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXI. De Mascaron et de Bossuet. »

Ce jugement paraîtra sans doute extraordinaire ; mais si l’éloquence consiste à s’emparer fortement d’un sujet, à en connaître les ressources, à en mesurer l’étendue, à enchaîner toutes les parties, à faire succéder avec impétuosité les idées aux idées, et les sentiments aux sentiments, à être poussé par une force irrésistible qui vous entraîne, et à communiquer ce mouvement rapide et involontaire aux autres ; si elle consiste à peindre avec des images vives, à agrandir l’âme, à l’étonner, à répandre dans le discours un sentiment qui se mêle à chaque idée, et lui donne la vie ; si elle consiste à créer des expressions profondes et vastes qui enrichissent les langues, à enchanter l’oreille par une harmonie majestueuse, à n’avoir ni un ton, ni une manière fixe, mais à prendre toujours et le ton et la loi du moment, à marcher quelquefois avec une grandeur imposante et calme, puis tout à coup à s’élancer, à s’élever, à descendre, s’élever encore, imitant la nature, qui est irrégulière et grande, et qui embellit quelquefois l’ordre de l’univers par le désordre même ; si tel est le caractère de la sublime éloquence, qui parmi nous a jamais été aussi éloquent que Bossuet ? […] Tel est un morceau sur la cour ; sur ce mélange éternel qu’on y voit des plaisirs et des affaires ; sur ces jalousies sourdes au-dedans, et cette brillante dissipation au-dehors ; sur les apparences de gaieté, qui cachent une ambition si ardente, des soins si profonds, et un sérieux, dit l’orateur, aussi triste qu’il est vain. […] L’idée imposante d’un vieillard qui célèbre un grand homme, ces cheveux blancs, cette voix affaiblie, ce retour sur le passé, ce coup d’œil ferme et triste sur l’avenir, les idées de vertus et de talents, après les idées de grandeur et de gloire ; enfin la mort de l’orateur jetée par lui-même dans le lointain, et comme aperçue par les spectateurs, tout cela forme dans l’âme un sentiment profond qui a quelque chose de doux, d’élevé, de mélancolique et de tendre. […] Il y en a une autre qui est à la fois profonde et sensible, et qui instruit en même temps qu’elle attendrit et qu’elle élève ; et c’était celle de Fénelon. […] Il va, il vient, il retourne sur lui-même ; il a le désordre d’une imagination forte et d’un sentiment profond ; quelquefois il laisse échapper une idée sublime, et qui, séparée, en a plus d’éclat ; quelquefois il réunit plusieurs grandes idées, qu’il jette avec la profusion de la magnificence et l’abandon de la richesse.

37. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXVI. Des éloges académiques ; des éloges des savants, par M. de Fontenelle, et de quelques autres. »

Il en est qui se sont formés en parcourant l’Europe ; il en est dont la pensée solitaire et profonde n’a vécu qu’avec elle-même. […] Ce qui caractérise l’auteur de ces éloges, c’est une philosophie pleine de fermeté, et quelquefois de hauteur ; une âme qui ne craint pas de se montrer, qui ose afficher son estime ou sa haine, qui ne blesse point les convenances, mais qui, en ôtant à la vérité ce qu’elle a de révoltant, lui laisse tout ce qu’elle a de noble ; un esprit à la fois sage et profond ; l’étendue des idées jointe à la méthode ; un style précis qui n’orne point sa pensée, qui ne l’étend pas, dont la clarté fait le développement, et dont la parure est la force ; et quelquefois l’art de saisir le ridicule et de le peindre avec toute la vigueur que donne le mépris, quand ce mépris est commandé par la raison. […] Je ne puis finir cet article sur les éloges des gens de lettres et des savants, sans parler encore d’un ouvrage de ce genre, qui porte à la fois l’empreinte d’une imagination forte et d’un cœur sensible ; ouvrage plein de chaleur et de désordre, d’enthousiasme et d’idées, qui tantôt respire une mélancolie tendre, et tantôt un sentiment énergique et profond ; ouvrage qui doit révolter certaines âmes et en passionner d’autres, et qui ne peut être médiocrement ni critiqué ni senti : c’est l’éloge de Richardson, ou plutôt, ce n’est point un éloge, c’est un hymne. […] Ce mélange d’imagination et de philosophie, de sensibilité et de force, ces expressions, tantôt si énergiques et tantôt si simples, ces invocations si passionnées, ce désordre, ces élans, et ensuite ces silences, et, pour ainsi dire, ces repos ; enfin cette conversation avec son lecteur, quelquefois si douce, et d’autrefois si impétueuse, tout cela s’empare de l’imagination d’une manière puissante, et laisse l’âme à la fin dans une émotion vive et profonde. […] Plus heureux cependant, ceux qui ont reçu de la nature une âme ouverte à toutes les impressions, qui suivent avec plaisir un enchaînement d’idées vastes ou profondes, et ne s’en livrent pas avec moins de transport à un sentiment impétueux ou tendre.

38. (1831) Discours aux artistes. De la poésie de notre époque pp. 60-88

Et d’un autre côté nous pensons que cette foi chrétienne n’a pas un caractère aussi profond chez eux qu’on le croit généralement. […] On peut être sceptique tout en s’occupant beaucoup de la grandeur divine ; on peut vivre dans le doute et l’incertitude avec un sentiment religieux très actif et très profond. […] Ce sont avant tout des penseurs : ils n’ont pu se décider et se former que par de longues considérations, de profondes études de faits et de raisonnements ; changer, c’est une vie à refaire : aussi leur croyance survivra-t-elle même à la chute définitive du fantôme qui les avait illusionnés. […] Lui aussi, quand il le veut, il peut, comme Lamartine, briser tous les moules et généraliser la vie ; en vingt vers il peint l’extase devant la vie universelle : mais le sentiment des êtres finis ne l’abandonne jamais, même quand il a le sentiment le plus profond de l’infini. […] L’une répond à l’état vrai de l’Humanité de notre temps ; c’est le fond noir et profond du cœur humain dans notre époque.

39. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre IV. De l’amour. »

On échappe au monde par des intérêts plus vifs que tous ceux qu’il peut donner ; on jouit du calme de la pensée et du mouvement du cœur ; et dans la plus profonde solitude la vie de l’âme est plus active que sur le trône des Césars. […] Dans quelque situation qu’une profonde passion nous place, jamais je ne croirai qu’elle éloigne de la véritable route de la vertu ; tout est sacrifice, tout est oubli de soi dans le dévouement exalté de l’amour, et la personnalité seule avilit ; tout est bonté, tout est pitié dans l’être qui sait aimer, et l’inhumanité seule bannit toute moralité du cœur de l’homme. […] qu’il est beau ce sentiment qui, dans l’âge avancé, fait éprouver une passion peut-être plus profonde encore que dans la jeunesse ; une passion qui rassemble dans l’âme tout ce que le temps enlève aux sensations ; une passion qui fait de la vie un seul souvenir, et dérobant à sa fin tout ce qu’a d’horrible, l’isolement et l’abandon, vous assure de recevoir la mort, dans les mêmes bras qui soutinrent votre jeunesse, et vous entraînèrent aux liens brûlants de l’amour. […] Il n’est pas vrai du tout, que dans la moralité du cœur humain, un lien ne confirme pas un penchant ; il n’est pas vrai, qu’il n’existe pas plusieurs époques dans le cours d’un attachement, où la moralité ne resserre pas les nœuds qu’un écart de l’imagination pouvait relâcher ; les liens indissolubles s’opposent au libre attrait du cœur : mais un complet degré d’indépendance rend presque impossible une tendresse durable ; il faut des souvenirs pour ébranler le cœur, et il n’y a point de souvenirs profonds, si l’on ne croit pas aux droits du passé sur l’avenir, si quelque idée de reconnaissance n’est pas la base immuable du goût qui se renouvelle : il y a des intervalles dans tout ce qui appartient à l’imagination, et si la moralité ne les remplit pas, dans l’un de ces intervalles passagers, on se séparera pour toujours. […] Il peut exister des femmes dont le cœur ait perdu sa délicatesse ; elles sont aussi étrangères à l’amour qu’à la vertu, mais il est encore pour celles qui méritent seules d’être comptées parmi leur sexe, il est encore une inégalité profonde dans leurs rapports avec les hommes, les affections de leur cœur se renouvellent rarement ; égarées dans la vie, quand leur guide les a trahi, elles ne savent ni renoncer à un sentiment qui ne laisse après lui que l’abîme du néant, ni renaître à l’amour dont leur âme est épouvantée.

40. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « Saint-Bonnet » pp. 1-28

C’est la manière infiniment nouvelle et infiniment profonde dont il a abordé, après tous les autres, un sujet tant abordé déjà et percé de tant de rayons de lumière, jaillis d’une masse d’esprits si divers ! […] » — « La vérité — dit-il ailleurs — n’est qu’une logique bien faite. » La grande affaire est donc, pour lui, ce point de départ, qui est tout, dans toute logique ; il le recule au plus profond de l’homme et des choses. […] Et voilà pourquoi ce livre de la Douleur est resté si longtemps parfaitement ignoré en France, malgré la clarté française d’un titre qui dit bien ce qu’il doit dire, qui ne s’appelle ni l’inconscient ou le surconscient, ni le un-tout, ni d’aucun de ces titres, obscurs comme fumée, si chers aux ramoneurs allemands et si respectés des Trissotins de France, qui les croient profonds. […] C’est un génie clair comme le jour et, s’il est profond, c’est comme l’espace : on voit jusqu’au fond de sa profondeur, Seulement, il faut y regarder, et c’est — il faut le répéter sans cesse quand il s’agit de Saint-Bonnet, — ce qu’on n’a pas fait jusqu’ici. […] … Jamais de plus belles et de plus profondes paroles n’ont été écrites sur la destinée et la nature humaines.

41. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Charles Baudelaire  »

Ce profond rêveur qui est au fond de tout grand poète s’est demandé, en Baudelaire, ce que deviendrait la poésie en passant par une tête organisée, par exemple, comme celle de Caligula ou d’Héliogabale, et Les Fleurs du mal — ces monstrueuses ! […] Sensualiste, mais le plus profond des sensualistes, et enragé de n’être que cela, l’auteur des Fleurs du mal va, dans la sensation, jusqu’à l’extrême limite, jusqu’à cette mystérieuse porte de l’Infini à laquelle il se heurte, mais qu’il ne sait pas ouvrir, et de rage il se replie sur la langue et passe ses fureurs sur elle. […] plus profond et plus noir ! […] Bonne, froide et profonde plaisanterie, accomplie solennellement, mais non avec le rire silencieux de Bas-de-Cuir ; car le rire silencieux de Bas-de-Cuir était encore un rire, et Baudelaire ne rit pas ! […] de Baudelaire, de cet épicurien profond et sombre pourtant, qui dit : « Voici la jouissance et voici son dégât !

42. (1889) Essai sur les données immédiates de la conscience « Chapitre III. De l’organisation des états de conscience. La liberté »

Notons que les adversaires mêmes du déterminisme le suivent assez volontiers sur ce terrain, qu’ils parlent, eux aussi, d’associations d’idées et de conflits de motifs, et qu’un des plus profonds parmi ces philosophes, M.  […] C’est d’ailleurs ce qu’on apercevra plus clairement à mesure que l’on considérera des états plus profonds et plus compréhensifs de l’âme. […] Bref, dans la région des faits psychologiques profonds, il n’y a pas de différence sensible entre prévoir, voir et agir. […] En vain on alléguera que, s’il n’y a pas deux états profonds de l’âme qui se ressemblent, l’analyse démêlerait au sein de ces états différents des éléments stables, susceptibles de se comparer entre eux. […] Nous nous trouvons donc ici en présence d’une illusion si profonde, d’un préjugé si tenace, que nous ne saurions en avoir raison sans les attaquer dans leur principe même, qui est le principe de causalité.

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