Le premier Anglais qui s’y essaye est un prêtre d’Ernely, Layamon110, encore empêtré dans le vieil idiome, qui tantôt parvient à rimer, tantôt n’y réussit pas, tout barbare et enfant, incapable de développer une idée suivie, et qui balbutie de petites phrases heurtées ou inachevées, à la façon des anciens Saxons ; après lui un moine, Robert de Gloucester111, et un chanoine, Robert de Brunne112, tous deux aussi insipides et aussi clairs que leurs modèles français ; en cela ils se sont francisés et ont pris le trait marquant de la race, c’est-à-dire l’habitude et le talent de raconter aisément, de voir les objets émouvants sans émotion profonde, d’écrire de la poésie prosaïque, de discourir et développer, de croire que des phrases terminées par des sons semblables sont de vrais vers.
De tout Chateaubriand, de tout Lamartine, de tout Musset (de tout ce qu’il en a pu connaître jusqu’à l’année 1842, date de sa mort) il ne consent à retenir que quelques phrases ou quelques vers, en très petit nombre, où il croit percevoir un accent de sensibilité sincère et neuve, un trait du cœur qui perce, par bonne, fortune, l’habituel pathos, comme un bref cri d’oiseau traverse la brume. […] J’aimerais pourtant que la dérision ne s’adressât qu’au ton déclamatoire et au pathos avec lequel Rousseau prêche ce christianisme, qui, au regard de l’intelligence, est bien faible, non pas au fond même de son sentiment, qui lui est commun avec tant de chrétiens sincères, même pratiquants, incapables de faire des phrases. […] La phrase de Marchangy, quoique molle et « flottante », n’est pas trop mal balancée, après tout.
une phrase plus souple à un vocabulaire plus varié ? […] C’est donc ainsi qu’une platitude héritée des idéologues ou des encyclopédistes, et qui s’étale ingénument, sans horreur ni conscience d’elle-même, dans la prose d’un Villemain, par exemple, et souvent même d’un Guizot ; une liberté qu’un Musset, un Lamartine, et en s’en vantant, ont poussée plus d’une fois jusqu’à l’incorrection ; une incohérence de métaphores, qui nous gêne presque dans quelques-uns des chefs-d’œuvre d’Hugo : Quand notre âme en rêvant descend dans nos entrailles, Comptant dans notre cœur qu’enfin la glace atteint ; Comme on compte les morts sur un champ de batailles, Chaque douleur tombée et chaque songe éteint ; des enchevêtrements de tours et de phrases qui font souvent de la prose de Sainte-Beuve, et notamment dans son Port-Royal, un modèle de préciosité ; une lourdeur puissante, mais aussi une vulgarité de manières, si l’on peut ainsi dire, une familiarité de mauvais ton qui rendent pour quelques délicats, La Cousine Bette ou Le Lys dans la vallée, si difficiles à lire, — rien de tout cela ne se retrouve ni dans les Poèmes barbares, ni dans l’Histoire de la littérature anglaise, ni dans Madame Bovary, ni dans la Vie de Jésus. […] — et à ce propos d’une étrange facilité que se donnent les ironistes, — qui est de nous faire croire qu’ils pensent dès qu’ils se moquent. — Les dernières œuvres de Stendhal : Vittoria Accoramboni, 1837 ; — Les Cenci ; La Duchesse de Palliano, 1838 ; — L’Abbesse de Castro, 1839. — La lettre de Stendhal à Balzac, 1840 ; — et les deux phrases devenues célèbres : « La Chartreuse de Parme est écrite comme le code civil » ; — et : « Je songe que j’aurai peut-être quelque succès vers 1880 ». […] De l’art de Balzac ; — et d’abord, si Balzac est en général aussi « mauvais écrivain » qu’on l’a prétendu ; — sur la foi de quelques métaphores outrées ou incohérentes ; — de quelques tours de phrases alambiqués ; — et du mélange ou du bouillonnement dans sa prose de l’argot de tous les métiers ?
Mon oreille, accoutumée aux sons rapides et doux de la langue grecque, aux articulations lentes et sonores de l’idiome turc, se trouvait entièrement étrangère au ton de l’arabe vulgaire, et semblait frappée par instant de quelques phrases harmonieuses au milieu des cris d’un jargon guttural.
— Tout cela est très-bon, Monsieur, mais ce ne sont pas des phrases qu’il me faut, c’est de l’argent ; encore une fois, payez ou sortez !
On peint d’ordinaire les folles, comme si la folie s’arrangeait avec les convenances et donnait seulement le droit de ne pas finir les phrases commencées, et de briser à propos le fil des idées ; mais cela n’est pas ainsi : le véritable désordre de l’esprit se montre presque toujours sous des formes étrangères à la cause même de la folie, et la gaieté des malheureux est bien plus déchirante que leur douleur.
La province, comme de juste, suivit un peu plus tard, et l’on connaît la phrase de Chapelle sur les dames qu’il voit en 1656 à Montpellier : « À leurs petites mignardises, à leur parler gras et leurs discours extraordinaires, nous vîmes bientôt que c’était une assemblée de précieuses ».
Les choses qu’on lit ailleurs, dans Montaigne même, sans y faire grande réflexion, ni y apercevoir grande conséquence, prennent, lorsqu’il les rend, presque dans les mêmes termes, une gravité, une portée qui saisissent l’esprit : par un mot, ou même par l’insaisissable frémissement de sa phrase, on sent qu’il y voit un monde, et on se dispose à l’y voir avec lui.
M. l’abbé Dupanloup, déjà connu par ses succès au catéchisme de l’Assomption, auprès d’un public plus exigeant en fait de jolies phrases qu’en fait de doctrine, était juste l’homme qu’il fallait pour participer innocemment à une collusion que les âmes faciles à se laisser toucher devaient pouvoir envisager comme un édifiant coup de la grâce.