. — La philosophie allemande. — Le désir de l’au-delà. […] D’un mouvement commun sur toute la ligne de la pensée humaine, les causes reculent jusque dans une région abstraite où la philosophie n’était point allée les chercher depuis dix-huit cents ans. […] Par cette finesse critique et par cette philosophie bienveillante, il ressemble à Addison. […] De près ou de loin, comme une grande montagne dans un paysage, sa philosophie apparaîtra derrière toutes ses idées et toutes ses images. […] Cependant la pauvre philosophie écossaise s’est desséchée ; parmi les agitations des sectes qui essayent de se transformer et de l’unitarisme qui monte, on entend aux portes de l’arche sainte bruire comme une marée la philosophie continentale.
Était-ce bien même à coups de canon qu’on pouvait faire entrer notre philosophie dans la tête des peuples ? […] C’était aussi la philosophie politique de la grande majorité des hommes de bien en France en 1814 et en 1815. […] Ils étaient pleins d’espoir dans un meilleur avenir pour la révolution régulière, mais ils ne confondaient pas une conquête héroïque avec une philosophie. […] S’il s’agit de droits, d’estime, de sollicitude, de pitié, de tendresse, de gloire même, on ne saurait trop leur en porter et leur en rendre ; mais, s’il s’agit de littérature, de philosophie et de poésie, ce n’est pas là qu’il faut en chercher les types et les modèles. […] Le vrai nom de Béranger, selon moi, c’était PROGRES : progrès de la raison, progrès de la philosophie, progrès de la politique, progrès de la charité, progrès de la vérité dans un ami sincère du bien, progrès du peuple dont il était le symbole et à qui il devait apprendre à grandir en lui.
Il avait trente-huit ans en 1814, ayant vécu jusque-là dans l’étude, dans la rêverie, dans les affections et les souffrances individuelles, s’étant élevé naturellement à une moralité générale, douce, pieuse, plaintive, chrétienne, mais n’ayant pas approprié sa pensée à son siècle, n’ayant pas trouvé la loi, la formule de sa philosophie, n’ayant pas deviné l’énigme. […] Au souffle immense sorti des événements, ces marbres remuèrent comme au son d’une lyre ; la philosophie de M. Ballanche se mit à se construire et à s’ordonner d’elle-même, comme les philosophies antiques, comme les murs des Thèbes sacrées. — Mais tout ceci mérite d’être repris avec détail. […] La philosophie, qui en est simplement religieuse et chrétienne, n’a rien de cette nouveauté un peu étrange et de cette phraséologie essentielle à une doctrine, et que la poésie ne réclame pas. […] Les philosophies primitives de l’antiquité furent sans contredit intuitives, et se produisirent sous les voiles de la poésie, avec les accents de la muse : refuserait-on entièrement aux époques de transformation où le sens antique se réveille, et où aboutissent tous les échos du passé, de reconstruire à leur manière quelque chose de ces mystérieux monuments ?
Il est aisé d’y constater deux faits : le progrès très lent qu’y firent la philosophie, la connaissance du passé, et d’autre part, dans les écrits du temps, même les meilleurs, le style lâché, la composition flottante, la prolixité, bref l’à peu près d’écrivains qui ne sont pas maîtres de leur métier. […] Il s’ensuit qu’elles redoutent la philosophie qui invite à réfléchir et incline à discuter les opinions traditionnelles ; c’est pourquoi sans doute les Jésuites étouffèrent avec tant d’acharnement les théories de Descartes, bien qu’il fût sorti d’un de leurs collèges ; c’est pourquoi ils aimaient mieux passer sous silence que réfuter les doctrines non orthodoxes. […] Il n’est pas indifférent que les problèmes de la philosophie soient ou non posés devant les jeunes esprits ; ce n’est pas sans motif que les heures accordées à l’enseignement philosophique ont toujours été réduites ou supprimées, chaque fois que la peur de l’Idée a régné en France, c’est-à-dire après des révolutions qui en avaient démontré la force expansive, comme on peut le vérifier sous le premier et le second Empire. […] Qu’on se représente les changements profonds causés depuis une cinquantaine d’années par l’introduction de la méthode historique dans la théologie, la philosophie, la critique, la philologie ! […] La philosophie, si elle accepte une consigne, si elle approuve ou réfute sur commande, ne mérite pas et n’obtient pas l’ascendant qu’elle a le droit d’espérer, quand elle est un libre essai de réponse aux questions que nous posent la vie et la mort.
Pouvions-nous croire que le chrétien d’instinct et de lait maternel qui, dans son histoire du Moyen Âge, avait au moins le respect de l’Église romaine, devenu sur le tard de sa vie le jouet d’une philosophie parricide, mordrait le sein de cette mère de nos âmes et que quinze ans de travaux dussent aboutir à une apologie de la Terreur, à cette chose infirme et monstrueuse qui n’est de l’histoire ni par le fond ni par la forme, mais une espèce de carmagnole historique, chantée d’un ton d’énergumène devant la lanterne (renversée, Dieu merci !) […] » Son athéisme n’est pas une philosophie, c’est une ivresse ; c’est toujours cette même et éternelle ivresse qui l’a fait révolutionnaire et qui, d’excès en excès, développant en lui je ne sais quelle violente hystérie, a métamorphosé la bouquetière historique, charmante au début, quoique trop fleurie, et qui a laissé tomber toutes les roses de sa corbeille dans le sang, en une fausse Théroigne de Méricourt, l’amazone écarlate de l’histoire ! […] Michelet ne dit même pas la philosophie. La philosophie, ce serait aussi le déisme de Rousseau. […] Un demi-siècle, qui a brisé sous son pied justement méprisant la philosophie du dix-huitième, n’a pu mûrir cette tête qui (Diderot l’aurait dit !)
Nul n’a mieux traité de la philosophie des Maximes, que M. […] Après tout, la philosophie morale de La Rochefoucauld n’est pas si opposée à celle de son siècle, et il profita de la rencontre pour oser être franc. […] A la philosophie du dix-huitième siècle, qui préconisait la nature de l’homme, a succédé le gouvernement parlementaire, qui lui fait des compliments soir et matin : comment ne serait-il pas gâté ? […] Essais de Philosophie morale, 1837. […] Ma première jeunesse, du moment que j’avais commencé à réfléchir, avait été toute philosophique, et d’une philosophie positive en accord avec les études physiologiques et médicales auxquelles je me destinais.
Je vois Louis XIV fondant je ne sais quel ordre nobiliaire et je ne vois pas Vincent de Paul fondant la charité moderne ; je vois des scènes de cour plus ou moins insignifiantes et je ne vois pas Abélard, au milieu de ses disciples, discutant les problèmes du temps sur la montagne Sainte-Geneviève ; je vois le serment du jeu de Paume et je ne vois pas Descartes, enfermé dans son poêle, jurant de ne pas lâcher prise qu’il n’ait découvert la philosophie. […] J’espère bien que personne ne m’accusera jamais d’être matérialiste, et pourtant je regarde l’hypothèse de deux substances accolées pour former l’homme comme une des plus grossières imaginations qu’on se soit faites en philosophie. […] Le culte grec, représentant au fond le culte de la nature humaine et de la beauté des choses, et cela sans aucune prétention d’orthodoxie, sans aucune organisation dogmatique, n’est qu’une forme poétique de la religion universelle, peut-être assez peu éloignée de celle à laquelle ramènera la philosophie 208. […] Telle est donc l’explication de ce retour au catholicisme, qui a l’air d’être une si forte objection contre la philosophie. […] Nous autres, qui avons l’art, la science, la philosophie, nous n’avons plus besoin de l’église.
Tout à fait étranger à la philosophie naturelle et à l’esprit scientifique, dont la première condition est de n’avoir aucune foi préalable et de rejeter ce qui n’arrive pas, il resta dans cet équilibre où une conviction moins ardente eût trébuché. […] Or on encourait les censures ecclésiastiques si l’on repoussait cette application rétrospective de la philosophie d’Aristote aux créations liturgiques de Jésus. L’intuition du devenir, dans l’histoire comme dans la nature, était dès lors l’essence de ma philosophie. […] Dans cette grande lutte engagée entre ma raison et mes croyances, j’évitai soigneusement de faire un seul raisonnement de philosophie abstraite. […] Durant deux mois à peu près, je fus protestant ; je ne pouvais me résoudre à quitter tout à fait la grande tradition religieuse dont j’avais vécu jusque-là ; je rêvais des réformes futures, où la philosophie du christianisme, dégagée de toute scorie superstitieuse, et conservant néanmoins son efficacité morale (là était mon rêve), resterait la grande école de l’humanité et son guide vers l’avenir.
Le Pymandre, livre assez peu intelligible, attribué à Mercure, mais qui paraît avoir été composé dans les premiers siècles de l’Église, c’est-à-dire à une époque où une foule de traditions graduellement défigurées et affaiblies finissaient, et où l’on cherchait à les faire revivre en les rattachant au christianisme ; ce livre, qui contient, quoi qu’il en soit, les éléments de la philosophie hermétique, fait de la pensée et de la parole une émanation directe de Dieu. Nous pourrions, à ce sujet, remarquer les rapports qui existent entre la philosophie hermétique, la philosophie indienne et le mysticisme des théosophes ; mais cette digression nous mènerait beaucoup trop loin. […] Mais il avoue en même temps que ce que les langues gagnent ainsi en philosophie et eu métaphysique, elles le perdent du côté de la poésie. […] Cette révolution dans les éléments primitifs de la philosophie présageait l’ère de l’émancipation de la pensée, qui sera l’objet de la seconde partie de ce chapitre.