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964. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Diderot. (Étude sur Diderot, par M. Bersot, 1851. — Œuvres choisies de Diderot, avec Notice, par M. Génin, 1847.) » pp. 293-313

Vous ne pleurez pas, vous êtes affligée ; et la pensée accompagne votre affliction. […] La pensée rapide caractérise d’un trait. […] Diderot, qui hantait les ateliers, arrive dans celui de David : il voit un tableau que le peintre achevait ; il l’admire, il l’explique, il y voit des pensées, des intentions grandioses. […] Dans les petits morceaux faits exprès, tels que l’Éloge de Richardson ou les Regrets sur ma vieille robe de chambre, il a bien de la grâce, des pensées heureuses, des expressions trouvées ; mais l’emphatique revient et perce par endroits, l’apostrophe me gâte le naturel. […] Ce style, en ses passages les plus rapides, est savant, nombreux, plein de ces effets d’harmonie qui correspondent aux nuances les plus secrètes du sentiment et de la pensée.

965. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Histoire des travaux et des idées de Buffon, par M. Flourens. (Hachette. — 1850.) » pp. 347-368

Le troisième volume se couronnait par l’admirable morceau si connu, où le premier homme est supposé tel qu’il pouvait être au premier jour de la Création, s’éveillant tout neuf pour lui-même et pour tout ce qui l’environne, et racontant l’histoire de ses premières pensées. […] Il attribuait le génie à la continuité de la pensée sur un même objet, et il voulait que la parole en sortît comme un fleuve qui s’épand et baigne toutes choses avec plénitude et limpidité. […] Il élève la pensée, il l’agrandit, il la trouble et la confond aussi par cette hardiesse qui consiste à se mettre si résolument dans ce récit, soi, simple mortel, en lieu et place de Dieu, de la Puissance infinie. […] Buffon reconnaissait à Montesquieu du génie, mais il lui contestait le style : il trouvait, surtout dans L’Esprit des lois, trop de sections, de divisions, et ce défaut, qu’il reprochait à la pensée générale du livre, il le retrouvait encore dans le détail des pensées et des phrases ; il y reprenait la façon trop aiguisée et le trop peu de liant : « Je l’ai beaucoup connu, disait Buffon de Montesquieu, et ce défaut tenait à son physique. […] Lui, Buffon, avait au contraire la faculté de retenir de mémoire ses vastes écrits, et il se les déployait ensuite à volonté dans toute l’étendue de la trame, tant pour la pensée que pour l’expression.

966. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Essai sur Amyot, par M. A. de Blignières. (1 vol. — 1851.) » pp. 450-470

Il semble qu’à travers ses traductions on lise dans sa physionomie, et qu’on l’aime comme s’il nous avait donné ses propres pensées. […] Amyot, toutes les fois qu’il n’est pas soutenu par l’âme d’un ancien dans son style comme dans ses pensées, descend un peu bas, se rabaisse ou se traîne : ce n’est qu’un grand lettré et un excellent traducteur. […] À tout instant, des expressions heureuses, trouvées, ce qu’on peut appeler l’imagination dans le style, s’y montre et s’y joue, ni plus ni moins que si l’auteur était chez soi et s’animait, chemin faisant, de sa propre pensée. […] Or, Amyot est un Rollin plus fort, venu cent cinquante ans auparavant, qui a eu l’initiative dans son genre, qui a le premier donné l’exemple d’une grande traduction d’après le grec en français, et qui a eu le génie de la diction toutes les fois que la pensée d’un ancien lui a souri. […] Que les érudits me permettent encore de leur soumettre une pensée.

967. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le Brun-Pindare. » pp. 145-167

Long, maigre, décharné même, il a le front sévère et beau, l’arc et la voûte du sourcil faits pour être le siège d’une pensée, le nez long, fin et mince, la lèvre mince également, et qui semble n’attendre que l’instant de décocher le trait cruel. […] Cette fâcheuse disposition de Le Brun sera son perpétuel échec, et elle finira par donner le change à son ambition, tellement que celui qui aspirait au rôle d’un Pindare et d’un chantre auguste des grandes pensées publiques ne sera, en définitive, qu’un épigrammatiste excellent. […] S’agissait-il de célébrer, par exemple, le livre des Époques de la nature, Le Brun avait droit de s’écrier : Au sein de l’Infini ton âme s’est lancée ; Tu peuplas ses déserts de ta vaste pensée. […] Je ne sais si le talent poétique de Le Brun eût jamais été susceptible de se développer et de grandir en des régions plus heureuses ; mais à coup sûr, par une telle habitude de sentiments et de pensées, il s’en était interdit les moyens ; il avait tari en lui les sources jaillissantes et fécondes. […] L’homme a dans sa pensée le coup d’œil de l’Univers.

968. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Œuvres de Louis XIV. (6 vol. in-8º. — 1808.) » pp. 313-333

La noblesse de ses expressions vient de celle de ses sentiments, et ses paroles précises sont l’image de la justesse qui règne dans ses pensées. […] Il tend à élever le cœur de son fils, et non à l’enfler, dit-il : « Si je puis vous expliquer ma pensée, il me semble que nous devons être en même temps humbles pour nous-mêmes, et fiers pour la place que nous occupons. » Quelques-unes de ces pages premières annoncent des dispositions d’esprit plus étendues et plus variées qu’il n’a su les tenir55. […] On a dit que Louis XIV avait rendu la monarchie despotique et asiatique : telle ne fut jamais sa pensée. […] Le malheur des descendants de Louis XIV est de n’avoir pas assez médité cette pensée. […] La pensée religieuse qui s’y joint dans son esprit ajoute plutôt qu’elle n’ôte à ce que cette maxime royale a de politiquement remarquable ; et c’est en ces parties qu’on reconnaît chez lui le véritable homme de talent dans cet art difficile de régner : La sagesse, dit-il, veut qu’en certaines rencontres on donne beaucoup au hasard ; la raison elle-même conseille alors de suivre je ne sais quels mouvements ou instincts aveugles, au-dessus de la raison, et qui semblent venir du ciel, connus à tous les hommes, et plus dignes de considération en ceux qu’il a lui-même placés aux premiers rangs.

969. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre IV : La philosophie — II. L’histoire de la philosophie au xixe  siècle — Chapitre II : Rapports de l’histoire de la philosophie avec la philosophie même »

C’est là le fait le plus général et le plus éclatant qui résulte de l’histoire de la philosophie, et plusieurs fois on a essayé de classer, de caractériser ces types primitifs et élémentaires auxquels se ramènent toutes les formes systématiques de la pensée humaine. […] Il y a bien là, si l’on veut, quelque chose de vrai, et cela peut s’appliquer à quelque jeune téméraire sorti des bancs de l’école ; mais j’avoue que j’ai bien de la peine à expliquer par des motifs aussi pauvres les profondes pensées d’un Spinoza ou d’un Kant. […] Ainsi le système de Hegel, pas plus qu’aucun autre système, ne peut enchaîner à jamais dans une forme déterminée le mouvement et l’essor de la pensée. […] Le bon sens, ainsi entendu, ne se confondra pas avec les opinions vulgaires ; il pénétrera même aussi avant que possible dans les profondeurs de la pensée, pourvu qu’il soit guidé par les hommes de génie, supérieur à eux en ce qu’il les comprend tous, tandis qu’ils ne se comprennent pas entre eux. […] Ils sont à la fois hardis et sages, et descendent avec aisance des plus grandes hardiesses de la pensée aux plus aimables familiarités du sens commun.

970. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre VII. Mme de Gasparin »

III C’est par la pureté, en effet, c’est par l’immaculé de la pensée, l’adorable chasteté de la chrétienne, c’est par l’âme enfin, l’âme de la femme, que l’auteur des Horizons prochains remporte sur l’homme qu’intellectuellement, sans le vouloir ou le voulant, elle a subi ou accepté pour son maître. […] Protestante encore, comme, à plus d’un accord, son livre le révèle, mais catholique d’âme, catholique d’essence, faite pour venir à nous un Jour, et si elle n’y vient pas, digne d’être de nous éternellement regrettée, elle a comme perdu sa personnalité de femme dans la profondeur de sa foi religieuse, et elle y a trouvé plus qu’elle ne pouvait y laisser, car l’ombre de Dieu sur notre pensée, vaut mieux que notre pensée, fût-elle du génie. […] La pensée de l’écrivain et son inspiration sont plus haut qu’elles. […] Dans les Horizons prochains, le mysticisme de l’auteur des Horizons célestes n’était qu’une douce lueur entre ciel et terre et qui ressemblait à une aube, le point blanchissant qui s’est enfin étendu, comme le jour, sur sa pensée, un jour si plein maintenant qu’il ne grandira plus ! […] Ce qui distingue l’auteur des Horizons célestes de tous les grands inventeurs chrétiens, c’est que le paradis de sa pensée est le paradis, du moi intégral, de ce moi qui a aimé et qui a vu mourir ce qu’il aimait, et qui ne veut pas accepter la notion affreuse d’un ciel terrible où le moi serait mutilé dans son bonheur même.

971. (1868) Curiosités esthétiques « VI. De l’essence du rire » pp. 359-387

Elles ont droit sans doute à l’attention de l’historien, de l’archéologue et même du philosophe ; elles doivent prendre leur rang dans les archives nationales, dans les registres biographiques de la pensée humaine. […] Cette sévérité de pensée et de style va bien à la sainteté majestueuse de Bossuet ; mais la tournure elliptique de la pensée et la finesse quintessenciée me porteraient plutôt à en attribuer l’honneur à Bourdaloue, l’impitoyable psychologue chrétien. […] Il est certain que si l’on veut creuser cette situation, on trouvera au fond de la pensée du rieur un certain orgueil inconscient. […] Il est sorti des conditions fondamentales de la vie ; ses organes ne supportent plus sa pensée. […] En France, pays de pensée et de démonstration claires, où l’art vise naturellement et directement à l’utilité, le comique est généralement significatif.

972. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « II — L’inter-nationalisme »

La pensée moderne a dissocié les deux termes autrefois confondus. […] De cet état de choses, nul homme de pensée ne peut se dissimuler le péril. […] La pensée de demain, qui semble aussi éloignée d’ériger en Stylite l’individu que de l’anéantir pour l’illusoire bonheur de tous, concevra comme possible son épanouissement au sein de l’universel.‌ […] Cette pensée n’a rencontré qu’un médiocre enthousiasme de l’un et de l’autre côté de la Manche. […] On peut encore dire dans la même pensée, que le nationalisme qui a pour âme la patrie, et l’inter-nationalisme, qui a pour âme l’humanité, doivent s’identifier, non seulement dans l’esprit de l’individu, mais encore dans la réalité de leur propre vie.

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