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642. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « La marquise de Créqui — II » pp. 454-475

elle lui donne la préférence : « Il pensait, dit-elle de La Rochefoucauld, il exprimait assez fortement ses pensées, mais il est sec et amer. […] Que conclure de ce que je viens de vous dire, sinon que rien n’est durable dans le monde, et que les pensées et l’estime des hommes sont comme les flots de la mer qui se succèdent et disparaissent. […] Ces recommandations d’un père philosophe dans une Révolution m’en ont rappelé d’autres d’un très ancien poète grec, Théognis, qui avait assisté également à des révolutions politiques, et subi des confiscations, des exils : « Ô misérable pauvreté, s’écrie Théognis, pourquoi à cheval sur mes épaules déshonores-tu mon corps et ma pensée ? […] Il n’est personne à qui l’on doive confier des secrets dont la publication peut compromettre la vie et le bonheur : il faut donc séparer d’avance dans sa pensée tout ce qui doit être l’objet d’un profond silence avec le plus intime ami, et s’abandonner à lui pour tout le reste. […] Je laisse bien d’autres de ces pensées là où elles sont.

643. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « M. DE BARANTE. » pp. 31-61

Les Pensées de Pascal, qu’il lut beaucoup à cette heure de crise et sous l’interprétation de cette grande douleur, lui furent (comme j’espère que, pour qui les lira de même, elles n’ont pas cessé de l’être) salutaires et fortifiantes. […] Aujourd’hui que tout noble centre a disparu, et que la pensée, si elle veut être pure, cherche vainement un lieu désintéressé où se groupent avec charme et concert les activités diverses, ces souvenirs des foyers et comme des patries autrefois brillantes sont bien faits pour rappeler un moment le regard en arrière et le reposer. […] Expression fidèle de la pensée de l’auteur, ils étaient seulement redevables à M. de Barante de ces soins de révision et de correction, dont le plus vrai succès consiste à ne laisser aucune trace d’eux-mêmes. […] Nous voudrions surtout ici tâcher d’en bien expliquer et d’en raconter en quelque sorte la pensée, en nous servant presque de la méthode de l’auteur, c’est-à-dire sans trop prétendre juger d’abord, et il se trouvera peut-être que tout naturellement ensuite le jugement ressortira. […] Il est des moments, rares, il est vrai, mais indiqués, où l’historien intervient à bon droit dans le fait et le prend en main ; et, quand le lecteur sent qu’il a affaire à une pensée ferme et sûre, il aime cela.

644. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XVIII. Formule générale et tableau d’une époque » pp. 463-482

., comme sa pensée se développe par actions et réactions, il arrive souvent que les attardés sont en même temps des précurseurs partiels, qu’en demeurant attachés aux conceptions d’hier ou d’avant-hier ils annoncent déjà celles de demain ou d’après-demain. […] Bref un effort pour conserver tel quel ce qui existe, une halte de la société et de la pensée dans une immobilité sereine qui permet aux écrivains de songer presque uniquement à plaire et de soigner leur style avec amour, voilà le bilan de ces trente-cinq années185. […] Il n’attache en effet d’importance qu’à la pensée ; il laisse presque tout à fait à l’écart la sensibilité et il la traite assez mal : les sens nous trompent ; l’imagination est, comme dit Pascal, une maîtresse d’erreur et de fausseté ; les passions sont des guides déplorables qui nous détournent de la vertu et de la vérité, etc. […] Faut-il rappeler que la philosophie du temps s’occupe surtout de l’âme, abstrait de la complexe réalité la pensée pure, se fie en aveugle à la puissance du raisonnement, use de la méthode mathématique ? […] Chaque auteur fait effort pour suivre un plan savamment ordonné, pour construire un tout bien proportionné, pour conduire la pensée par une série de propositions qui s’enchaînent et s’opposent l’une à l’autre.

645. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres de Goethe et de Bettina, traduites de l’allemand par Sébastien Albin. (2 vol. in-8º — 1843.) » pp. 330-352

À partir de ce jour de l’entrevue, et après être retournée à Francfort, elle lui écrivit sur toutes choses, lui envoya toutes ses pensées, tantôt sur le ton de l’hymne et de l’adoration, tantôt sur celui de la gaieté et du badinage. […] Mais, tout à côté, il y a des légèretés et des fraîcheurs de pensée et d’expression ravissantes. […] Cette aimable et joueuse enfant lui remet en pensée le temps où il était meilleur, plus vraiment heureux, où il n’avait pas encore détourné et en partie sacrifié à la contemplation et à la réflexion du dehors son âme primitive, intérieure et plus délicate. […] Il composait durant ce temps-là, durant les jours de Wagram, son froid roman des Affinités électives, afin de détourner sa pensée des malheurs du temps. […] Beethoven était informé de la liaison de Bettina avec Goethe ; il lui parla beaucoup de celui-ci, il désira que ses pensées sur l’art lui fussent redites par elle.

646. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Rollin. » pp. 261-282

De même, sur le goût, il n’a guère à produire que des généralités incontestables : pourtant il y mêle des pensées des anciens, et c’est ici que le mérite et l’utilité se font sentir. […] En français, au contraire, il traduit ; il cite, il enchâsse de belles pensées, de jolis traits, de beaux et riches exemples et, au milieu de la bonhomie de son style, cela aussitôt se distingue. […] n’a rien d’un Fréret pour l’érudition et la recherche : il n’a rien d’un Montesquieu pour l’étendue et la fermeté des pensées. […] Je ne voudrais rien faire entendre au-delà de ma pensée : les modestes, sans doute, pas plus que les présomptueux, ne doivent être pris au mot ; l’homme, dans la plupart des cas, vaut plus ou moins qu’il ne se croit et surtout qu’il ne se montre. […] Il n’enfante que des désirs mourants et des projets sans consistance… Ses goûts et ses pensées, par un contraste affligeant, appartiennent à la fois à tous les âges, mais sans rappeler le charme de la jeunesse, ni la gravité de l’âge mûr.

647. (1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre II. Shakespeare — Son œuvre. Les points culminants »

Prométhée peut se dresser debout, quitte à soulever une montagne ; pour que Hamlet se redresse, il faut qu’il soulève sa pensée. […] On a dit : Hamlet fait le fou pour cacher sa pensée, comme Brutus. […] On pourrait presque considérer son cerveau comme une formation ; il y a une couche de souffrance, une couche de pensée, puis une couche de songe. […] Il est à distance de la catastrophe dans laquelle il se meut, du passant qu’il interroge, de la pensée qu’il porte, de l’action qu’il fait. […] Shakespeare, portant Cordelia dans sa pensée, a créé cette tragédie comme un dieu qui, ayant une aurore à placer, ferait tout exprès un monde pour l’y mettre.

648. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Pommier. L’Enfer, — Colifichets. Jeux de rimes. »

Dante avec tout son génie, avec les influences divinisantes dont le Catholicisme avait pénétré sa pensée, n’est pas le poète de l’enfer chrétien. […] Il n’a rien de nouveau, de replié, d’inventé par lui dans la pensée. […] Théophile Gautier, dont l’expression tue la pensée comme le vampire tue la jeune fille, — pour vivre à sa place, — ni M.  […] Il avait toute sa vie assez montré ce qu’il pouvait faire dans l’ordre de la pensée poétique, et il y reviendra bientôt encore. […] Et Alfred de Musset, ce Mignon de la Muse, n’avait-il pas joué à ce jeu de la rime amoureuse d’elle-même et qui, plus elle s’aime, plus elle se détache de la pensée ?

649. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXVIII. Des obstacles qui avaient retardé l’éloquence parmi nous ; de sa renaissance, de sa marche et de ses progrès. »

Ils détachèrent les idées ; ils les firent succéder l’une à l’autre rapidement ; ils donnèrent plus de précision à la phrase ; ils la débarrassèrent d’un vain luxe et d’un cortège inutile de mots ; et voulurent que la pensée s’élançât pour ainsi dire dans le style, avec toute sa vivacité et sa force, comme elle est dans l’âme, et dégagée de tous ces liens importuns qui pourraient la gêner. […] Le style se débarrassa de ses entraves ; la pensée fut libre, la marche rapide, et le langage put se prêter avec souplesse à suivre tous les mouvements de l’âme, comme un danseur qui accompagne la mesure et suit l’instrument sans que rien le gêne, au gré de son oreille ralentit ou précipite ses pas. […] La pensée du sauvage est simple comme ses mœurs, et son expression simple est pure comme sa pensée : il n’y entre point d’alliage ; mais le peuple déjà corrompu par les vices nécessaires de la société, et qui faisant des efforts pour s’instruire et secouer la barbarie, n’a pas encore eu le temps de parvenir à ce point qu’on nomme le goût, où le peuple qui, par une pente non moins nécessaire, après l’avoir trouvé, s’en éloigne, ne veut pas seulement peindre ses sentiments et ses idées, veut encore étonner et surprendre : il joint toujours quelque chose d’étranger à la chose même. […] Elle apprend à l’imagination l’art d’appliquer la couleur à la pensée ; à l’esprit, l’art de donner du ressort aux idées en les resserrant ; à l’oreille, le secret de peindre par l’harmonie, et de joindre la musique à la parole. […] L’éloquence du barreau acquit de l’ordre, de la justesse, de la pureté dans son langage, plus de précision dans ses raisonnements, mais elle ne put acquérir cette force, qui est ridicule quand elle n’est que dans les mots, qui, pour se communiquer, doit être imprimée à la pensée, et ne peut jamais l’être que par la chose même et l’importance générale de l’objet.

650. (1841) Discours aux philosophes. De la situation actuelle de l’esprit humain pp. 6-57

Mais depuis cette insurrection victorieuse de nos pères, il n’y a plus, pour la pensée humaine, ni rois, ni prêtres, ni nobles, ni bourgeois. […] » Ce qui est certain, c’est qu’elle abdique sa pensée constitutive, et s’efforce de l’effacer comme une erreur et un mensonge. […] Cette pensée est détruite ; ce ciel et cette terre n’existent plus pour nous. […] Laisse-moi briser et brisons ensemble les lois que, dans d’autres pensées, dans de chimériques espérances, nous nous étions faites. […] C’est que tous les éléments de la pensée humaine luttent confusément, comme dans le chaos.

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