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595. (1874) Premiers lundis. Tome I « A. de Lamartine : Réception à l’Académie Française »

Échappant au tourbillon du monde parisien, étranger à toute coterie, fidèle à ses mystérieuses pensées, mais les contenant pour la solitude, il observa un religieux silence, et laissa derrière lui s’apaiser le bruit de son passage et tomber cette écume que son esquif avait soulevée. […] Poète de recueillement et de rêverie, on désirait savoir sa pensée encore ignorée sur cette renaissance poétique dans laquelle sa part est si grande ; on voulait entendre de quel ton il s’adresserait à ses devanciers, et comment il désignerait ceux qui le suivent. […] Voix sonore et retentissante, timbre éclatant et pur, geste simple ; puis une parole facile, abondante, harmonieuse ; une manière de style étrangère à toute affectation, à toute enflure ; un laisser-aller plein de ressources ; un art heureux de diriger, de détourner sa pensée, de la lancer chemin faisant dans les questions, et de l’arrêter toujours à propos ; un penchant à s’étendre sur les moralités consolantes quand il y a jour, et, sitôt qu’on arrive aux hommes, un parfait mélange de discrétion et de loyauté, voilà ce qui nous a surtout frappé dans l’éloquent discours de M. de Lamartine. […] Cuvier est un homme de génie lui-même ; arrivé à ces hauteurs de la science où elle se confond presque avec la poésie, il était digne de comprendre et de célébrer le poète philosophe qui, dans l’incertitude de ses pensées, avait plus d’une fois plongé jusqu’au chaos, et demandé aux éléments leur origine, leur loi, leur harmonie : Aristote pouvait donner la main à Platon.

596. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XIV. De la plaisanterie anglaise » pp. 296-306

Dans les états monarchiques, où l’on dépend du caractère et de la volonté d’un seul homme ou d’un petit nombre de ses délégués, chacun s’étudie à connaître les plus secrètes pensées des autres, les plus légères gradations des sentiments et des faiblesses individuelles50. […] Mais comme les antithèses ne composent pas seules l’éloquence, les contrastes ne sont pas les seuls secrets de la gaieté ; et il y a, dans la gaieté de quelques auteurs français, quelque chose de plus naturel et de plus inexplicable : la pensée peut l’analyser, mais la pensée seule ne la produit pas ; c’est une sorte d’électricité communiquée par l’esprit général de la nation. […] Les allusions, les allégories, toutes les fictions de l’esprit, tous les déguisements qu’il emprunte, sont des combinaisons avec lesquelles on produit de la gaieté ; et, dans tous les genres, les efforts de la pensée vont très loin, quoiqu’ils ne puissent jamais atteindre à la souplesse, à la facilité des habitudes, au bonheur inattendu des impressions spontanées.

597. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Contre une légende »

Renan, l’Avenir de la Science (Pensées de 1848) est un in-octavo de plus de cinq cents pages compactes, un répertoire et comme un « trésor » de toutes les idées que M.  […] Je ne pense pas que personne, dans aucun temps, ait pris plus sérieusement la vie que ce petit Breton de vingt-cinq ans dont l’enfance avait été si pure, l’adolescence si grave et si studieuse, et qui, au sortir du plus tragique drame de conscience, seul dans sa petite chambre de savant pauvre, continuait à s’interroger sur le sens de l’univers, — et cela, dans un tel détachement des vanités humaines, que ces pensées devaient rester quarante ans inédites par la volonté de leur auteur. […] La pensée de l’immensité des choses a fini par lui être habituelle. […] Il a de plus en plus vécu avec la pensée de Sirius.

598. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — M — Mallarmé, Stéphane (1842-1898) »

Ils savent combien la forme de Mallarmé le traduit fidèlement, simplement, qu’il est modèle de pensée libre, hardie, harmonieuse, d’expression originale, non professeur d’un procédé. […] Chacun de ses vers, dans son intention, devait être à la fois une image plastique, l’expression d’une pensée, l’énoncé d’un sentiment et un symbole philosophique ; il devait encore être une mélodie et aussi un fragment de la mélodie totale du poème ; soumis avec cela aux règles de la prosodie la plus stricte, de manière à former un parfait ensemble, et comme la transfiguration artistique d’un état d’âme complet. […] Il eut, lui, le culte de la pensée au point d’y sacrifier tout bonheur. […] Il créa des pensées miraculeuses, des types de métaphores qui résument en les éclairant toutes les philosophies.

599. (1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « L’état de la société parisienne à l’époque du symbolisme » pp. 117-124

Outre les gestes et les détails de toilette, il veut régler la pensée intime et modeler la conscience. […] La pensée française, j’entends la pensée officielle — car l’autre, la vraie, continue à sourdre, mais couverte et méconnue — la pensée officielle, dis-je, stagne pour s’adapter au goût du jour et la moralité publique s’en ressent.

600. (1910) Études littéraires : dix-huitième siècle

Il n’a pas de dessein ; il n’a que des pensées. […] Plus tard le ton sera tout différent, mais non la pensée. […] Il a eu sur sa pensée, et sur la pensée de beaucoup d’autres en son siècle, une grande influence. […] Et de là viendra un premier développement de la pensée de Voltaire. […] Il n’appuie sur rien les constructions légères de sa pensée.

601. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des recueils poétiques — Préfaces des « Odes et Ballades » (1822-1853) — Préface de 1828 »

Chacun des trois volumes des précédentes éditions représentait la manière de l’auteur à trois moments, et pour ainsi dire à trois âges différents ; car, sa méthode consistant à amender son esprit plutôt qu’à retravailler ses livres, et, comme il l’a dit ailleurs, à corriger un ouvrage dans un autre ouvrage, on conçoit que chacun des écrits qu’il publie peut, et c’est là sans doute leur seul mérite, offrir une physionomie particulière à ceux qui ont du goût pour certaines études de langue et de style, et qui aiment à relever, dans les œuvres d’un écrivain, les dates de sa pensée. […] Les Odes historiques, qui constituent le premier volume, et qui offrent sous un côté le développement de la pensée de l’auteur dans un espace de dix années (1818-1828), ont été partagées en trois livres. […] En attendant, il appelle sur ces questions l’attention de tous les critiques qui comprennent quelque chose au mouvement progressif de la pensée humaine, qui ne cloîtrent pas l’art dans les poétiques et les règles, et qui ne concentrent pas toute la poésie d’une nation dans un genre, dans une école, dans un siècle hermétiquement fermé.

602. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLIVe entretien. Madame de Staël. Suite »

« Un philosophe français a dit, en se servant de l’expression la plus rebutante, que la pensée n’était autre chose qu’un produit matériel du cerveau. […] Les poëtes pourraient trouver dans les sciences une foule de pensées à leur usage, si elles communiquaient entre elles par la philosophie de l’univers, et si cette philosophie de l’univers, au lieu d’être abstraite, était animée par l’inépuisable source du sentiment. […] Dieu soit béni, cependant, pour le secours qu’il nous prépare encore dans cet instant ; nos paroles seront incertaines, nos yeux ne verront plus la lumière, nos réflexions qui s’enchaînaient avec clarté, erreront, isolées, sur de confuses traces ; mais l’enthousiasme ne nous abandonnera pas, ses ailes brillantes planeront sur notre lit funèbre, il soulèvera les voiles de la mort, il nous rappellera ces moments où, pleins d’énergie, nous avions senti que notre cœur était impérissable, et nos derniers soupirs seront peut-être comme une noble pensée qui remonte vers le ciel. » Tel est ce livre, le résumé vivant de la pensée d’un grand esprit, que l’étude approche de la sainteté, l’explosion éclatante d’une âme chargée par une longue vie et prête à s’évanouir dans sa lumière. […] « Mais ce soir-là toute sa vivacité de libres pensées et de verve originale, toute cette chaleur de sympathie et de bienfaisance était comme éteinte par un seul et absorbant intérêt. […] La seconde restauration lui rendait Paris, le gouvernement représentatif, la liberté de la pensée, l’influence de la parole, la faveur de Louis XVIII, la fortune de M. 

603. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre II. Littérature bourgeoise — Chapitre III. Littérature didactique et morale »

Hardiesse de pensée : réhabilitation de la nature. […] La littérature de langue française ne pouvait rester indéfiniment sevrée de réflexion sérieuse et de pensée philosophique, indéfiniment livrée aux hasards de la sensation et aux caprices de la fantaisie. […] Au reste quiconque, en toute chose, ramènerait sa pensée et conformerait ses actes aux commandements de cette toute bonne et puissante nature, celui-là serait assuré de tenir et le vrai et le bien. […] Jean de Meung n’aperçoit pas que sa pensée le met hors de l’Église, et en ruine les fondements. […] Par malheur, Jean de Meung n’a pas, comme Dante, créé une forme qui assurât à sa pensée l’éternité des belles choses : il lui a manqué d’être un grand artiste.

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