Aujourd’hui, cependant, qu’il entre dans la vie littéraire plus franchement, et non pas en simple et riche amateur ; aujourd’hui qu’il se fait à la fois critique, historien littéraire et un peu prophète, il nous permettra de compter de plus près avec lui et de peser ses paroles. […] Quand les hommes forts de notre race ont paru dans la foule, quand Victor Hugo, Lamartine, Auguste Barbier, Alfred de Vigny, Balzac, ont parlé, il s’est fait tout à coup un grand silence autour d’eux ; on a recueilli religieusement chacune de leurs paroles, on a battu des mains, et, d’un seul élan, on les a placés si haut que nul encore de nos jours n’a pu les atteindre. […] Toute la diatribe contre l’Académie est de ce ton-là : « Aussi nous l’avouons sans pâlir, dit l’auteur en parlant de quelques académiciens qu’il désigne sans les nommer, nous les haïssons de toute la force de notre amour pour les lettres et de notre respect pour les grandeurs de l’esprit humain. » Non, tout cela n’est pas juste, et M. du Camp, qui, malgré ses violences de parole, a de la générosité dans le talent et dans le cœur, ne saurait nourrir de ces haines contre des gens qu’il ne connaît pas. […] Ici nous retrouvons des paroles connues et qui ont été proclamées il y a plus de vingt-cinq ans. — L’âge d’or, qu’on place toujours en arrière, est devant nous. — Aimons, travaillons, fécondons l’imprescriptible progrès. — La littérature, dans l’avenir, aura à formuler définitivement le dogme nouveau. — Tout cela encore est bien vague, bien peu défini ; Déroulant devant nous le mouvement scientifique et le mouvement industriel de notre temps, l’auteur essaie de préciser ce rôle qu’il assigne au littérateur, au poète, et qui est, selon lui, d’expliquer la science, de la revêtir de charme et de lumière : « Il se passe parfois, dit-il, de planète à planète, de fer à aimant, de mercure à mercure, de chlore à hydrogène, des romans extraordinaires qu’on dissimule pudiquement derrière des chiffres et des A+B. » L’auteur voudrait que le poète expliquât et rendît sensibles à chacun de nous ces mystères.
Il fera dire, par exemple, à Adolphe, racontant et définissant ses rapports avec son père, ce père qui était timide même avec son fils : Je ne savais pas alors ce que c’était que la timidité, cette souffrance intérieure qui nous poursuit jusque dans l’âge le plus avancé, qui refoule sur notre cœur les impressions les plus profondes, qui glace nos paroles, qui dénature dans notre bouche tout ce que nous essayons de dire, et ne nous permet de nous exprimer que par des mots vagues ou une ironie plus ou moins amère, comme si nous voulions nous venger sur nos sentiments mêmes de la douleur que nous éprouvons à ne pouvoir les faire connaître. […] Lorsqu’elle me vit, ses paroles s’arrêtèrent sur ses lèvres : elle demeura tout interdite : je l’étais beaucoup moi-même. […] Quand on lui adressait la parole, elle répondait avec douceur, mais elle retombait bientôt dans la distraction. […] M’accotant au rebord de la cheminée, j’entremêlais de choses banales prononcées à voix haute les paroles de tendresse que je lui adressais tout bas.
César, dont la parole est un décret, même en matière de goût, l’a appelé un demi-Ménandre, et, en le louant comme un amateur de la plus pure diction, il a fort regretté qu’il n’eût pas plus de force unie à la douceur, afin que son talent comique fût au niveau des premiers et brillât d’un égal éclat en regard des maîtres grecs : Lenibus atque utinam scriptis adjuncta foret vis, Comica ut œquato virtus polleret honore ! […] » — Pour le bien expliquer, il faut, dit le père, reprendre les choses dès l’origine. » Et ici commence tout un récit fort admiré des Anciens, proposé comme un modèle de narration aux orateurs eux-mêmes par Cicéron, qui y fait remarquer le développement approprié, le mouvement dramatique, le parfait naturel des personnages introduits et des paroles qu’on leur prête, et, par instants, mais par instants seulement, la brièveté excellente, qui à toute cette abondance persuasive ajoute une grâce. […] Le père enchanté s’empresse d’accepter ; parole est donnée ; on prend jour pour les noces. — « Mais alors, demande le bon Sosie, dont la curiosité est éveillée au plus haut degré, qu’est-ce qui empêche donc que ce ne soient de vraies noces ? […] La fin du récit n’est plus que pour dire que le mariage de Pamphile étant manqué par l’éclat de cette scène, et le beau-père Chrémès ayant retiré sa parole, le bon père Simon dissimule encore vis-à-vis de son fils, afin de l’éprouver jusqu’au bout, et bien déterminé à toute extrémité à le gronder d’importance, s’il le trouve rebelle à sa volonté.
Dans une analyse sincère de ce célèbre Discours de Bossuet, on est aujourd’hui entre deux écueils : ou bien l’on entre absolument dans la vue de l’auteur, on se place à son point de perspective historique surnaturelle, on y abonde avec lui, et l’on choque alors l’esprit de bon sens qui prévaut généralement dans l’histoire et qui a cause gagnée chez la plupart des lecteurs ; ou bien l’on résiste, au nom de ce bon sens, on s’arrête à chaque pas pour relever les hardiesses de crédulité, les intrépidités d’assertion sortant et se succédant d’un air de satisfaction et de triomphe, on se prend à discuter cette série d’explications miraculeuses acceptées sur parole, imposées avec autorité, avec pompe, et l’on se met par là en dehors du plan de l’auteur et des conditions du monument. […] S’il attaque l’Hérésie par tant de moyens et plus encore que n’ont jamais fait ses prédécesseurs, ce n’est pas qu’il craigne pour son trône ; tout est tranquille à ses pieds, et ses armes sont redoutées par toute la terre : mais c’est qu’il aime ses peuples, et que, se voyant élevé par la main de Dieu à une puissance que rien ne peut égaler dans l’univers, il n’en connaît point de plus bel usage que de la faire servir à guérir les plaies de l’Église. » Erreur, abus de la parole et de l’éloquence ! […] Le génie social et civilisateur des Grecs l’a surtout gagné et lui inspire de belles paroles : « Le mot de Civilité, dit-il, ne signifiait pas seulement parmi les Grecs la douceur et la déférence mutuelle qui rend les hommes sociables ; l’homme civil n’était autre chose qu’un bon citoyen qui se regarde toujours comme membre de l’État, qui se laisse conduire par les lois et conspire avec elles au bien public sans rien entreprendre sur personne. » Le mot de Civilisation n’est pas dans Bossuet, mais il fait rendre à ce mot de Civilité tout ce qu’il peut contenir de meilleur et de plus étendu. […] De même sur les Macédoniens et sur Alexandre : chez Bossuet, c’est une première et large vue ; l’homme est bien compris dans son ensemble et posé avec son vrai caractère en termes magnifiques ; l’historien orateur est égal à son sujet, à son héros ; ce portrait d’Alexandre est un portrait d’oraison funèbre ; il a le mouvement et comme le souffle oratoire : chez Montesquieu, les raisons de la politique et du génie d’Alexandre sont bien autrement recherchées et déduites ; c’est bien autrement expliqué ; chaque parole frappe comme un résultat, et l’expression est vive, figurée ; le tout gravé en airain : c’est un long bas-relief d’Alexandre.
Les temps où régna la parole furent les temps de l’imagination ; ceux où régna la pensée indépendante doivent être ceux de la raison. […] La poésie est une langue, et non point une forme d’une langue ; la poésie est universelle, et non point locale : c’est la parole vivante du genre humain. […] Homère n’a point chanté, il a laissé chanter la muse ; c’est-à-dire qu’il a été l’interprète de la parole. […] La parole continuera d’être fécondée par la religion, ainsi que nous l’avons dit ; et l’étude des langues où sont enfermées comme dans une arche voilée aux regards les traditions primitives du genre humain, entretiendra ce genre d’activité des esprits, cette continuité de traditions.
C’est ainsi que le consul Décius, jaloux de ranimer l’ardeur des légions, s’était, au milieu du champ de bataille, solennellement dévoué, vêtu d’un manteau pontifical, les pieds posés sur le fer d’un javelot, proférant des paroles sacrées, chantant l’hymne de sa mort158, puis s’élançant à travers les rangs les plus épais des ennemis pour accomplir son vœu par leurs mains. […] C’est ainsi que dans Andromaque, inspirée de tout Euripide plutôt qu’imitée d’une de ses pièces, Ennius prêtait à la veuve d’Hector ces pathétiques paroles, dont le chant lugubre semblait retentir encore dans l’âme de Cicéron, loin du Forum et du théâtre, et lui faisaient dire : « Ô le grand poëte, bien qu’il soit dédaigné par ces chanteurs qui fredonnent les airs d’Euphorion ! […] « Sur la nouvelle du sénatus-consulte de rappel, qui venait de passer au sénat réuni dans le temple de la Vertu, ce grand artiste, dit Cicéron165, toujours au niveau des premiers rôles dans la république comme sur la scène, les yeux en pleurs, avec un rayon de joie mêlé de douleur et de regret, défendit ouvertement ma cause, par des paroles plus puissantes que je n’aurais pu en trouver moi-même. […] vous l’abandonnez dans l’exil ; vous l’avez laissé chasser ; vous souffrez qu’il reste banni. » Et ces paroles, que l’acteur rehaussait, enflammait par le débit, étaient interrompues ou suivies par les applaudissements, les acclamations, les sanglots étouffés d’une foule immense.
Renan s’en retire vite, avec un mouvement de mépris, et cette parole : « Dans tout cela, il n’y a pas un homme capable d’un acte de vertu ! […] Partout on entend, autour de soi, des gens s’abordant avec cette parole : « Ça y est ! […] Dans ce bruit d’offres, de paroles, de plaisanteries, d’injures, soudain de gros : « Hélas, mon Dieu ! […] Les morts, si oubliés le restant de l’année, ont autour d’eux un murmure de prières, de paroles… Pauvre tombe ! […] Prudhomme, s’échaufferait, se métamorphoserait, au bout de quelques instants, en une parole entraînante et persuasive.
Politique comme Thucydide, moral comme Xénophon, éloquent comme Tite-Live, aussi profond et aussi grand peintre que Tacite, l’évêque de Meaux a de plus une parole grave et un tour sublime dont on ne trouve ailleurs aucun exemple, hors dans le début du livre des Macchabées. […] Tite-Live et Salluste ont-ils rien de plus beau sur les anciens Romains, que ces paroles de l’évêque de Meaux ?
Il se tenait encore tout au fond, debout sur sa paille, de peur de se trahir en se précipitant trop vite vers moi ; mais, quand j’eus ouvert sa grille d’une main toute tremblante, il bondit comme un bélier du fond de l’ombre, il me prit dans ses bras et m’étouffa contre son cœur, où je me sentais mourir et où je restai longtemps sans que lui ni moi nous pussions proférer une seule parole ; lui baisait mes cheveux, moi ses mains, tels que nous nous serrions, vous et moi, ma tante, quand, après une longue absence dans les bois après mes chèvres, je revenais le soir plus tard que vous ne m’attendiez sous le châtaignier. […] Hyeronimo, en me racontant cela sans pleurer, me dit qu’une seule chose lui coûtait trop pour qu’il pût jamais se résigner à mourir sans désespoir et sans soif de vengeance contre le chef des sbires, son véritable assassin, et que cette chose (ici il hésita et il fallut pour ainsi dire l’arracher parole par parole de ses lèvres), c’était de mourir sans que nous eussions été, lui et moi, mariés ou tout au moins, ne fût-ce qu’un jour, fiancés sur la terre, puisque, selon la croyance de notre religion et selon la parole des moines de la montagne, les âmes qui avaient été unies indissolublement ici-bas par la bénédiction des fiançailles ou du mariage, étaient à jamais unies et inséparables dans le ciel comme sur la terre, dans l’éternité comme dans le temps ! […] Voilà, mot à mot, les paroles du père Hilario ; mais j’ai bien vu à son accent et à son visage qu’il avait plus de confiance que de doute sur le succès de sa confidence à l’évêque et à ses supérieurs, et que mon désir était déjà ratifié dans sa pensée. […] Enfin, monsieur, c’était une désolation dans le cachot, où l’on entendait plus de sanglots et de jappements que de paroles. […] Et voici ce que mon ange me dicta dans l’oreille, comme si une voix claire et divine m’eût parlé tout bas ; car, encore une fois, ce n’était pas moi qui discutais avec moi-même ; mes lèvres étaient fermées et la parole d’en haut me parlait sans me laisser répondre et comme si quelqu’un m’avait commandée.