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946. (1883) Le roman naturaliste

Je le crois donc s’il nous dit que l’on mangeait à Carthage des oiseaux à la sauce verte ; je le crois encore s’il nous affirme que la vaisselle d’Hamilcar était d’argile rouge, rehaussée de dessins noirs ; et je le crois toujours, s’il lui plaît que dans cette vaisselle on mangeât ces oiseaux ; mais je dis que ce rapprochement, ce placage de couleurs criardes : « On leur servit des oiseaux à la sauce verte, dans des assiettes d’argile rouge, rehaussées de dessins noirs », pour avoir été réel, n’en est pas cependant plus vrai, ni surtout plus esthétique. […] Et quant à louer l’auteur de Rouge et Noir d’avoir constamment répété qu’à une société bourgeoise c’étaient des mœurs bourgeoises qu’il convenait de donner en spectacle, on a déjà vu l’erreur ou l’injustice. […] Quand il nous peint son franciscain, le père Alphée « noir et sec comme une caroube », il faut, pour voir le personnage, avoir vu des « caroubes » ; et tout le monde n’a pas vu des « caroubes », ni, je pense, n’est tenu d’en avoir vu. […] « Les uns voient bleu, dit-il quelque part, les autres voient noir ; la multitude voit bête. » C’est sa devise. […] Pullet était un petit homme au nez proéminent, à petits yeux clignotants, à lèvres minces et en costume noir, avec une cravate blanche attachée très serrée d’après quelque principe plus relevé que celui du bien-être personnel ».

947. (1938) Réflexions sur le roman pp. 9-257

Observons d’ailleurs que Graindorge était inspiré des Mémoires d’un touriste comme Étienne Mayran de Rouge et Noir. […] Bourget la résonance infinie qu’elle laisse après elle, et, dans noire nuit actuelle, la durable phosphorescence de son symbole. […] Le grand roman de l’époque, Le Rouge et le Noir, est le roman de la volonté. […] La prétérition dédaigneuse du moyen âge chez Sainte-Beuve, le « trou noir » de Taine, les lances rompues par le pugnace Brunetière contre les médiévistes, sont assez significatifs. […] Le roman, plus ou moins satirique, poussé au noir et peuplé de grotesques, que tant de débutants rédigent sur le milieu professionnel où ils ont vécu, est un roman naturaliste.

948. (1896) Impressions de théâtre. Neuvième série

Simplement et gravement, en présence de son ami, Ludovic remercie sa femme de son angélique sacrifice, lui demande pardon de l’avoir épousée, pardon de l’avoir fait souffrir, malgré lui, par ses noires humeurs. […] J’ai nommé les puissances noires. […] » Ce garçon de noir vêtu, c’est l’amour filial « en soi ». […] Dans la disposition d’esprit où m’ont mis les premières aventures des quatre feutres à plumes poursuivis par le pourpoint noir, que me font, je vous prie, les desseins politiques de Cromwell ? […] Fermons cette fenêtre qui donne sur la mer, et par où nous pourrions voir le navire de Joffroy et la voile noire qui nous doit annoncer sa mort.

949. (1866) Nouveaux essais de critique et d’histoire (2e éd.)

Puisque Dieu est juste et qu’il approprie les conditions aux fautes, mesurons l’énormité du crime à l’énormité du châtiment, et concluons que nous avons devant nous l’auteur d’une trahison noire, d’un parricide ou de quelque action, s’il en est, plus odieuse encore. […] Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines. […] Dans cette noire fourmilière, la vie est trop active. […] Laure, si tu savais comme je raffole (mais motus) de deux écrans bleus brodés de noir (toujours motus !)  […] Celui-ci échauffe et allume lentement sa fournaise ; on souffre de ses efforts ; on travaille péniblement avec lui dans ces noirs ateliers fumeux, où il prépare à force de science les fanaux multipliés qu’il va planter par milliers, et dont les lumières entrecroisées et concentrées vont éclairer la campagne.

950. (1846) Études de littérature ancienne et étrangère

Mais quand on jouait la tragédie, les murs étaient tendus de noir. […] » Voilà comme un écrivain du temps, affilié de la Sirène, peint ces libres entretiens où s’égayait Shakspeare, entre les noirs fantômes d’Othello et du Roi Lear. […] La noire ambition de Macbeth, cette ambition si soudaine et si profonde, si violente et si réfléchie, n’est-elle pas un tableau fait pour ce peuple où le trône fut disputé si longtemps par tant de crimes et de guerres ? […] Ne taillez pas cet arbre plein de jet et de vigueur, et n’ébranchez pas ses noirs et épais rameaux, pour équarrir sa tige dépouillée sur le modèle uniforme des jardins de Versailles. […] Ainsi cette passion de controverse qui avait possédé sa jeunesse, le suivit jusqu’à sa dernière heure ; et ce qu’il y a de plus sublime dans l’enthousiasme et de plus gracieux dans l’amour, la peinture du ciel et de l’Éden, semble luire comme un rayon passager sur cette vie toute plongée dans les noirs débats de la scolastique et de la guerre civile.

951. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre IV. L’âge moderne. — Chapitre I. Les idées et les œuvres. » pp. 234-333

Le personnage régnant aujourd’hui n’est plus l’homme de salon, dont la place est assise et la fortune faite, élégant et insouciant, qui n’a d’autre emploi que de s’amuser et de plaire ; qui aime à causer, qui est galant, qui passe sa vie en conversations avec des femmes parées, parmi des devoirs de société et les plaisirs du monde ; c’est l’homme en habit noir, qui travaille seul dans sa chambre ou court en fiacre pour se faire des amis et des protecteurs ; souvent envieux, déclassé par nature, quelquefois résigné, jamais satisfait, mais fécond en inventions, prodigue de sa peine, et qui trouve l’image de ses souillures et de sa force dans le théâtre de Victor Hugo et dans le roman de Balzac1136. […] … avoir une chance… Cela me fait peine de songer à ce trou noir là-bas, ne serait-ce que pour l’amour de vous1169 !  […] Ces doux instants ne durèrent pas. « Au mieux, disait-il, mon esprit a toujours un fonds mélancolique ; il ressemble à certains étangs que j’ai vus, qui sont remplis d’une eau noire et pourrie, et qui pourtant dans les jours sereins réfléchissent par leur surface les rayons du soleil1189. » Il souriait comme il pouvait, mais avec effort ; c’était le sourire d’un malade qui se sait incurable et tâche de l’oublier un instant, du moins de le faire oublier aux autres. « Vraiment, je m’étonne qu’une pensée enjouée vienne frapper à la porte de mon intelligence, encore plus qu’elle y trouve accès. […] Sa vie est bien là, sous ses lignes noires, tout entière, sans mensonge ni apprêt ; tout son effort s’est employé à ôter l’apprêt et le mensonge.

952. (1864) Corneille, Shakespeare et Goethe : étude sur l’influence anglo-germanique en France au XIXe siècle pp. -311

Ils ont ouï dire que la mélancolie faisait aujourd’hui fortune, et les voilà qui se sont mis aussitôt à hurler sur tous les tons de noires complaintes et de grotesques élégies. […] Ils ont tous de grands sourcils noirs et des yeux baignés de larmes, qu’ils n’osent guère ouvrir qu’à la chute du jour pour contempler des ruines et des tombeaux. Ils sourient à la lune qui se voile d’un nuage ; ils sourient au léger fantôme qui se glisse derrière la vieille chapelle ; ils habitent les noirs donjons et les gothiques tourelles avec les spectres et les diables, compagnons obligés de tout bon romantique. […] Ils souilleraient d’encre noire, Hélas ! […] …………………………………………… J’allais poser le sceau de cire noire     Sur ce fragile et cher trésor.

953. (1863) Causeries parisiennes. Première série pp. -419

Ce corps si beau, aux formes arrondies et voluptueuses, que fouette le vent noir d’enfer, pourrait tout aussi bien être celui d’une Danaé recevant complaisamment une pluie d’or. […] De tous les casse-cous, de tous les pots au noir dont le colin-maillard du journalisme est semé, ce petit délit de publication de fausses nouvelles me paraît le plus difficile à éviter en connaissance de cause. […] Elles adorent les perles noires, qui sont fort laides ; les diamants bruts, et, depuis la guerre de Chine, les bâtons de jade, qui n’ont jamais orné personne. […] Cet évêque est l’incarnation de toutes les vertus évangéliques, la figure lumineuse qui se détache, selon le procédé ordinaire de Victor Hugo, sur le fond noir du tableau. […] Au premier abord, vous ne distinguez pas très bien ; vous ne voyez que du noir sur du blanc.

954. (1895) Le mal d’écrire et le roman contemporain

Si des corneilles volent, ce qui le frappe, ce sont « leurs ailes noires et lustrées, glacées de rose par les premiers reflets du jour ». […] Le Rouge et le Noir contient le premier exemple des monologues où Tolstoï condense les impressions de ses personnages et par lesquels il remplace si énergiquement l’ancienne exposition psychologique idéaliste. […] Quant au Rouge et le Noir et à la Chartreuse de Parme, ils sont analysés rapidement et exécutés sans appel. […] Il accorde que la première partie du Rouge et le Noir « a de l’intérêt, malgré la manière », à condition qu’on reconnaisse que « les personnages ne sont pas des êtres vivants ». […] Je veux bien croire que la génération qui arrive attend la lumière et ne demande qu’à être guidée ; mais il fait si noir pour le moment et l’on a si bien embrouillé les chemins, qu’il est difficile de connaître de quel côté il faut aller pour y voir clair.

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