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377. (1902) L’œuvre de M. Paul Bourget et la manière de M. Anatole France

Savoir tirer parti d’une prédisposition naturelle de l’esprit à considérer toutes choses avec un regard double, — le regard animé du spectateur et celui impassible du classificateur, — est un signe de maîtrise ; et le phénomène est assez rare, parmi les romanciers, pour qu’on ne s’en étonne pas au sujet de M.  […] Le public superficiel, incapable d’y reconnaître le geste désabusé d’un artiste trop épris de naturel et d’harmonie, a pu y découvrir un signe d’immoralité foncière. […] France n’en témoigne pas moins de vouloir rester, à part lui, le sceptique imperturbablement indulgent de L’Orme du mail, du Mannequin d’osier et de L’Anneau d’améthyste, à cela près qu’il semble plus naturel et plus aisé. […] Ainsi, lorsqu’aux élaborations du cerveau humain, nous demandons de la pondération et de la mesure, et à l’expression des sentiments, de la clarté, de la vérité et de l’harmonie, c’est au talent de se contraindre à n’être que peu naturel et nullement spontané, à faire de l’art, en un mot, pour nous plaire. […] Et qu’il aurait aimé le reconnaître si un peu de philosophie franche, virilement admise et positivement envisagée, l’eût, contre tout prétexte d’idiosyncrasie, dissuadé de trouver la vie si drôle et le fait ordinaire si irrémédiablement pitoyable, tant dans sa psychologie spécifique que dans sa connexité avec les entités naturelles.

378. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « L’abbé Galiani. » pp. 421-442

Il s’occupait aussi d’antiquités et d’histoire naturelle. […] Il avait l’esprit trop fin, trop sensé, pour ne pas être choqué des théories absolues de d’Holbach : « Au fond, nous ne connaissons pas assez la nature, pensait-il, pour en former un système. » Il reprochait à ces prétendus systèmes de la nature de ruiner toutes les illusions naturelles et chères à l’homme ; et, comme le livre de d’Holbach parut vers le temps où l’abbé Terray décrétait la banqueroute, il disait : « Ce M.  […] Ainsi, au moral, nos illusions intérieures sur la liberté, sur la cause première, ont engendré la religion, la morale, le droit, toutes choses utiles, naturelles à l’homme, et même vraies si l’on veut, mais d’une vérité purement relative et toute subordonnée à la configuration, à l’illusion première. […] Quand Mme Geoffrin tomba malade, en 1776, à la suite des excès de dévotion qu’elle avait commis, disait-on, pendant les exercices du Jubilé, Galiani écrivait à Mme d’Épinay : J’ai rêvé sur cette étrange métamorphose (de Mme Geoffrin), et j’ai trouvé que c’était la chose du monde la plus naturelle. […] Il veut sans cesse paraître amusant, étincelant, et il n’est pas tous les jours en veine : « Je suis bête ce soir… Je n’ai rien de drôle à vous mander d’ici… Je ne suis pas gai aujourd’hui, et ma lettre ne sera pas à imprimer. » Cela revient perpétuellement sous sa plume et nuit au naturel.

379. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Madame Necker. » pp. 240-263

Et moi je dirai, et tous ceux qui ont connu et habité ce pays diront : Oui, cherchez-y sinon des Julie et des Saint-Preux, du moins des femmes du genre de Claire ; j’entends par là un certain tour d’esprit mêlé de sérieux et de gaieté, naturel et travaillé à la fois, très capable de raisonnement, d’étude, de dialectique même, vif pourtant, assez imprévu, et non du tout dénué d’agrément et de charme. […] Une éducation vertueuse et des études solitaires lui avaient donné tout ce que la culture peut ajouter dans l’âme à un excellent naturel. […] Elle ne dit presque rien sans renchérir sur l’idée naturelle ou sur l’expression, en y cherchant quelque rapport inusité. […] Ailleurs, l’impression naturelle de la comparaison qu’elle emploie va en sens inverse de sa pensée. […] Il serait injuste de ne pas reconnaître aussi tout à côté ce qui est naturel chez elle, et par où elle se distingue des autres femmes en ce siècle de corruption et de fausse sensibilité.

380. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Introduction »

De l’instinct naturel ? […] Il y a, dit-on, certaines vérités naturelles, instinctives, qui sont plus sûrement garanties par la foi que par l’examen, que la discussion au contraire obscurcit et confond bien loin de les affermir, et pour ces vérités au moins il faut écouter la nature plus que la raison. Je n’en disconviens pas ; mais je fais remarquer que pour retrouver ces vérités primitives, mêlées à tant de chimères, de superstitions et de préjugés, il faut une analyse éclairée qui sépare le vrai du faux, et les vérités vraiment naturelles des illusions de l’ignorance et de l’habitude. […] Celui qui demanderait à sa raison s’il doit aimer son père, ses enfants, sa patrie, glacerait par là même les meilleurs et les plus naturels sentiments du cœur humain ; il ne serait plus qu’un automate pensant. […] Rien n’est moins contesté aujourd’hui que la liberté de penser dans les sciences physiques et naturelles et dans les sciences mathématiques.

381. (1868) Curiosités esthétiques « II. Salon de 1846 » pp. 77-198

Vous êtes les amis naturels des arts, parce que vous êtes, les uns riches, les autres savants. […] La grande qualité du dessin des artistes suprêmes est la vérité du mouvement, et Delacroix ne viole jamais cette loi naturelle. […] Dubufe aura longtemps encore le privilège des portraits élégants ; son goût naturel et quasi poétique sert à cacher ses innombrables défauts. […] Il revient de temps à autre à sa manière naturelle, qui est celle de tout le monde. […] Corot une habitude naïve et une tournure d’esprit naturel.

382. (1880) Études critiques sur l’histoire de la littérature française. Première série pp. 1-336

Quoi de plus naturel ? […] Le naturel n’est pas de parler comme parle une personne naturelle, mais de parler comme parle la nature ; et ce n’est pas tout à fait la même chose. […] De plus, on le mettait enfin dans son élément naturel. […] En littérature comme en histoire naturelle, il y a des œuvres de transition. […] Rien de plus naturel ; et, s’il faut l’avouer, je n’avais pas écrit pour plaire à tout le monde.

383. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Réception du père Lacordaire » pp. 122-129

En rentrant dans le naturel, il a trouvé des tons tout à fait aimables. […] Ç’a été pour lui une occasion naturelle de rendre hommage à la civilisation moderne et à cette société française qui a du bon et qui n’est pas uniquement, comme on venait de le dire, « une statue de Nabuchodonosor ». — Il a parfaitement défini le genre d’éloquence mi-partie tribunitienne et religieuse du père Lacordaire, cette éloquence de laquelle M. de Lamennais disait, comme de celle de M. de Montalembert : « Ce sont là pourtant des œufs que nous avons couvés !  […] Guizot dans les différences naturelles et nécessaires qu’il a reconnues entre la société américaine et la nôtre. — Un piquant parallèle, et tout à fait académique, entre M. de Tocqueville et son successeur, et l’accord, l’harmonie finale de leurs deux esprits, résultant du contraste même de leurs vocations et de leurs destinées, cette vue ingénieuse semblait terminer à souhait un discours constamment applaudi.

384. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre VII. De la littérature latine, depuis la mort d’Auguste jusqu’au règne des Antonins » pp. 176-187

C’est ce genre de progression qui se fait sentir dans les écrivains de la dernière époque de la littérature latine, malgré les causes locales qui luttaient alors contre la marche naturelle de l’esprit humain. […] La décadence des empires n’est pas plus dans l’ordre naturel que celle des lettres et des lumières. […] L’esclavage qui mettait une classe d’hommes hors des devoirs de la morale, le petit nombre des moyens qui pouvaient servir à l’instruction générale, la diversité des sectes philosophiques qui jetait dans les esprits de l’incertitude sur le juste et l’injuste, l’indifférence pour la mort, indifférence qui commence par le courage et finit par tarir les sources naturelles de la sympathie ; tels étaient les divers principes de la cruauté sauvage qui a existé parmi les Romains.

385. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre V. Transition vers la littérature classique — Chapitre II. La langue française au xvie siècle »

Retour au naturel : facilité et diffusion à la fin du siècle. […] Cependant après un temps d’hésitation et comme de reflux, les nécessités pratiques et vitales font reprendre à la langue son cours naturel : la phrase se dégage et si, j’ose dire, se retrouve. […] Bertaut, Régnier, Montchrétien, François de Sales, Du Vair se réduisent à l’usage du peuple, au parler naturel et commun.

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