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626. (1840) Kant et sa philosophie. Revue des Deux Mondes

Le monde marche, mais nul ne le fait marcher, comme nul ne peut l’arrêter. […] Ils ont beau s’agiter dans le monde extérieur, ils le revêtent toujours de formes empruntées à la vie intime. […] Quand on dit qu’il faut partir du monde extérieur pour arriver à l’homme, des sens pour arriver à l’intelligence, ou bien lorsque l’on pose tout d’abord l’existence de Dieu et que l’on en déduit l’homme et le monde, des deux côtés égale erreur. […] La colombe légère, lorsqu’elle traverse d’un libre vol l’air dont elle sent la résistance, pourrait croire qu’elle volerait encore bien mieux dans le vide ; ainsi Platon oublie le monde sensible, parce que ce monde impose à la raison des bornes étroites, et se hasarde par-delà, sur les ailes des idées, dans l’espace vide de l’entendement pur. […] Pas le moins du monde.

627. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gui Patin. — II. (Fin.) » pp. 110-133

Il aime avant tout ces livres étoffés, fussent-ils de compilation et d’érudition mêlée beaucoup plus que d’invention et de méthode : L’Histoire de Pline est un des plus beaux livres du monde : c’est pourquoi il a été nommé la Bibliothèque des pauvres. […] Ne lui parlez pas trop de Descartes, de ces génies qui viennent faire table rase et renouveler les méthodes du monde. […] Il est sorti de ce monde sans avoir jamais voulu savoir ce qu’il y était venu faire. […] Ce beau temps, selon lui, où l’on pouvait penser à cœur joie et dire tout haut ce qu’on avait sur le cœur, était avant que Berthe filât : « Depuis qu’elle a filé, le monde s’est bien corrompu. » Je l’ai montré, dans la première partie de sa vie, guerroyant et processif : il s’apaisa pourtant un peu en vieillissant. […] Il se persuadait que, de son temps, le monde était plus fou qu’il ne l’avait jamais été.

628. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamennais — L'abbé de Lamennais en 1832 »

Le christianisme était devenu pour le bouillant jeune homme une opinion très-probable qu’il défendait dans le monde, qu’il produisait en conversation, mais qui ne gouvernait plus son cœur ni sa vie. […] Pour ceux qui cherchent dans les moindres détails des traits de caractère, ajoutons que M. de La Mennais, quand il était dans le monde, avait une passion extrême pour faire des armes, et qu’il donnait souvent à l’escrime des journées entières : ce sera un symbole de polémique future, si l’on veut. […] Prêtre après des années d’épreuves et d’acheminement, son fameux Essai sur l’Indifférence, qui fit l’effet au monde d’une brusque explosion, ne fut pour lui qu’un épanchement nourri, retardé et nécessaire. […] Il y eut un temps de sa vie où il chérissait la rêverie et la fuite du monde, au point de sauter par-dessus un mur à la campagne pour ne pas rencontrer un domestique de la maison qui venait par le sentier ordinaire. […] « Pendant qu’ils passaient, mille ombres vaines se présentèrent à leurs regards : le monde que le Christ a maudit leur montra ses grandeurs, ses richesses, ses voluptés ; ils les virent, et soudain ils ne virent plus que l’éternité.

629. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre IV. Guerres civiles conflits d’idées et de passions (1562-1594) — Chapitre III. Montaigne »

L’homme et le monde vus dans Montaigne. — 3. […] Pour faire rendre le plus de réel bonheur à ses cinq ou six mille livres de rente qu’il mangeait en son castel, il a confronté avec sa Gascogne et sa France les deux mondes découverts depuis un siècle, le monde de la nature, les sauvages de l’Amérique, et le monde de la civilisation, les penseurs de la Grèce et de Rome. […] Il veut mettre dans le monde tout juste assez de doute pour que le monde vive en paix, pour que Montaigne ne soit tracassé, tourmenté ni par ses passions, ni par les passions de ses voisins : prêcher la tolérance, c’est fort bien ; insinuer le Que sais-je ? […] Il en veut aux réformés, il taxe leur orgueil, d’avoir cru tenir la vérité, il les reprend de ne pas avoir paisiblement réglé leur croyance sur la coutume, en une matière où nul ne sait rien certainement, d’avoir troublé le monde pour une idée de leur cervelle : mais il n’excuse pas les catholiques de les égorger. […] Il affirme la justice et l’humanité : par une horreur intime de la souffrance physique, son instinct écarte toutes les cruautés ; mais sa réflexion adhère à son instinct, et c’est toute son intelligence avec tous ses nerfs qui lui dicte d’éloquentes protestations contre la torture, et contre la barbarie des Espagnols dans le Nouveau Monde.

630. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre IV. La fin de l’âge classique — Chapitre II. La Bruyère et Fénelon »

Il ne faut pas méconnaître non plus la part que peuvent revendiquer dans les Caractères l’homme du monde et l’homme d’esprit. […] Toutes les variétés de sentiments, toutes les sortes d’esprit y sont : et quelle connaissance de l’homme et du monde, des ressorts par lesquels se manient les cœurs ! […] Il a l’air de regarder le passé : et déjà il fait éclore l’avenir : après tout, n’est-ce pas ainsi que le monde souvent se renouvelle463 ? […] Brunetière, Revue des Deux Mondes, 1er sept. 1884). […] Revue des Deux Mondes, 1er juillet 1883.

631. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Bussy-Rabutin. » pp. 360-383

À l’ouïr parler dans un conseil, il paraissait l’homme du monde le plus irrésolu ; cependant, quand il était pressé de prendre son parti, personne ne le pouvait ni mieux ni plus vite. […] Il avait l’esprit vif, net, gai, enclin à la raillerie ; il avait un courage invincible ; et, s’il y avait quelqu’un au monde aussi brave que le prince de Condé, c’était le prince son frère. […] On ne tarde pas à s’apercevoir que c’est là son idée fixe de convaincre le monde qu’il n’est pas trop malheureux ; il sait le cas que le monde fait des malheureux ; il craint qu’on ne le plaigne ou qu’on ne sourit de lui là-bas en le nommant. […] Ce n’est qu’auprès de lui seul au monde qu’on peut trouver des douceurs à perdre ses enfants, quelque honnêtes gens qu’ils soient. […] Tout à cheval qu’il était sur sa naissance et ses aïeux, Bussy tenait à l’esprit et y était sensible autant qu’à chose du monde.

632. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Année 1861 » pp. 361-395

La chapelle est trop petite pour contenir le monde descendu du quartier Latin et de la butte Montmartre. […] Le cercueil de l’homme de lettres a des fortunes pareilles à celles d’un livre… Au reste, chez tout ce monde, pas le moindre deuil de cœur. […] Le mouvement animal du monde est une décomposition ; et une recomposition de fumier. […] Puis tout cet immense mouvement de choses qui se déplacent sans bruit et comme d’elles-mêmes, a quelque chose de mystérieux, et qui fait penser à des rouages féeriques mettant ce monde de machines en branle. […] Pas de monde au monde, d’où l’on sorte plus triste, et avec quelque chose en soi de non satisfait.

633. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre I. La littérature pendant la Révolution et l’Empire — Chapitre I. Influence de la Révolution sur la littérature »

Alors que, depuis le xviie  siècle, le monde était comme le milieu naturel de l’espèce des écrivains, alors que les ouvrages devaient, pour réussir et vivre, lui être et destinés et adaptés, il arrivera rarement désormais que les écrivains les plus illustres, les plus à la mode même, soient des hommes du monde, et y prennent l’esprit, la couleur de leur œuvre. Cela aura pour premier et sensible effet de reporter du dehors au dedans la règle, la loi de la création littéraire, de rendre l’écrivain dépendant de son seul tempérament, de son propre et personnel idéal : à moins — ce qui arrivera aussi — qu’à la tyrannie du monde ne se substitue la tyrannie des écoles, des ateliers, des sociétés professionnelles, imposant d’absolus mots d’ordre, d’exclusives formules, et décriant la concurrence. […] Avec le monde, la Révolution emporta le goût classique. […] Mais ce qui soutenait le goût classique, c’était le monde, une aristocratie de privilégiés si bien dispensée des spécialisations et des actions professionnelles qu’elle en regardait la marque comme disqualifiant l’honnête homme : alors l’éducation pouvait n’avoir pour fin que l’ornement et le jeu de l’esprit.

634. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Troisième partie. Beaux-arts et littérature. — Livre V. Harmonies de la religion chrétienne avec les scènes de la nature et les passions du cœur humain. — Chapitre II. Harmonies physiques. — Suite des Monuments religieux ; Couvents maronites, coptes, etc. »

C’est pourquoi les premiers Solitaires, livrés à ce goût délicat et sûr de la religion, qui ne trompe jamais lorsqu’on n’y mêle rien d’étranger, ont choisi dans les diverses parties du monde les sites les plus frappants, pour y fonder leurs monastères206. […] Maintenant, du milieu de cette paix profonde, Tournez les yeux : voyez dans les routes du monde, S’agiter les humains que travaille sans fruit Cet espoir obstiné du bonheur qui les fuit. […] Je vois dans les débris de Thèbes, de Carthage, Au creux des souterrains, au fond des vieilles tours, D’illustres pénitents fuir le monde et les cours. […] Que de fois j’ai cherché, loin d’un monde volage, L’asile où dans Paris s’écoula ton jeune âge ! […] Toutefois quand le temps, qui détrompe sans cesse, Pour moi des passions détruira les erreurs, Et leurs plaisirs trop courts souvent mêlés de pleurs, Quand mon cœur nourrira quelque peine secrète, Dans ces moments plus doux, et si chers au poète, Où, fatigué du monde, il veut, libre du moins, Et jouir de lui-même, et rêver sans témoins, Alors je reviendrai, solitude tranquille, Oublier dans ton sein les ennuis de la ville, Et retrouver encor, sous ces lambris déserts Les mêmes sentiments retracés dans ces vers.

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