/ 3391
1836. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre X. Les sociales »

Ils vont au christianisme « inventé par les esclaves », au christianisme qui a « ravalé jusqu’à la plus honteuse barbarie le monde gréco-romain, effaçant tout vestige de raison et de beauté » ; au christianisme qui a « posé sur l’univers, comme une chape de plomb, son manteau de folie et de laideur ». […] Il annonce, avec des accents de prophète idiot ou de charlatan roublard, que bientôt tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes. […] Cela permet parfois de conquérir le monde. […] Bergeret, vous les prenez donc pour « des énergies précieuses », les basses avidités ouvertes vers les misérables et fangeux royaumes qui sont de ce monde — Votre intelligence vive, alerte, capable de tout comprendre successivement, inégale à la vue synthétique qui seule donne la sérénité, hésite entre Spinoza qui put tirer de ses richesses intérieures un univers harmonieux et le pauvre Napoléon dont l’Europe conquise ne remplissait pas le vide décidément incurable.

1837. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Le père Lacordaire orateur. » pp. 221-240

L’aîné, dont on a lu des écrits dans la Revue des deux mondes, est, depuis plusieurs années, professeur d’histoire naturelle à l’université de Liège ; il a voyagé quatre fois en Amérique du Sud, et compte en première ligne parmi les entomologistes les plus distingués de notre temps, esprit net, investigateur patient, observateur précis et sévère. […] Il a peint à ravir la paix, l’espèce de rajeunissement qu’on éprouve dans les premiers jours, lorsqu’au sortir du monde on entre au séminaire, et qu’on y retrouve son enfance de cœur, la docilité de ses jeunes années, la règle austère, toutes choses simples dont on a désormais la conscience réfléchie et le doux mérite. […] Sous la figure de l’abbé de Janson, il a peint lui-même, à son insu, quelques traits de sa propre nature, de sa propre ambition spirituelle d’apôtre : « L’apostolat, dit-il, qui était sa vraie, son unique vocation, le tourmentait et l’emportait dès les premiers jours de son sacerdoce. » On était à la fin de l’Empire : M. de Janson cherchait une carrière à son zèle, un champ pour y semer la parole, et n’osant songer à la France, alors muette, il errait en esprit de l’Amérique à la Chine, de la Chine aux bords du Gange : Tout à coup, au sein même de la patrie, poursuit l’orateur, un cri prodigieux s’élève : le descendant de Cyrus et de César, le maître du monde, avait fui devant ses ennemis ; les aigles de l’Empire, ramenées à plein vol des bords sanglants du Dniepr et de la Vistule, se repliaient sur leur terre natale pour la défendre, et s’étonnaient de ne plus ramasser dans leurs serres puissantes que des victoires blessées à mort. […] C’était, en ce temps-là, le premier académicien du monde.

1838. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Œuvres de Frédéric le Grand. (Berlin, 1846-1850.) » pp. 144-164

La Prusse n’était arrivée véritablement à compter pour quelque chose dans le monde et à mettre, comme il dit, son grain dans la balance politique de l’Europe, que du temps du Grand Électeur, contemporain des beaux jours de Louis XIV. […] Connaissant, comme il faisait, les hommes et les choses de ce monde ; il sentait bien qu’il n’est permis d’être un peu philosophe sur le trône qu’après qu’on a prouvé qu’on sait être autre chose encore. […] « Un homme qui ne se croit pas tombé du ciel, dit-il, qui ne date pas l’époque du monde du jour de sa naissance, doit être curieux d’apprendre ce qui s’est passé dans tous les temps et dans tous les pays. » Tout homme doit au moins se soucier de ce qui s’est passé avant lui dans le pays qu’il habite. […] Voulant caractériser le génie trop vaste, trop remuant, du cardinal Alberoni, et son imagination trop fougueuse : « Qu’on eût donné deux mondes comme le nôtre, dit-il, à bouleverser au cardinal Alberoni, il en aurait encore demandé un troisième. » Les portraits des personnages qu’il a connus et maniés sont emportés de main de maître, et comme par un homme qui était habile ou même enclin à saisir les vices ou les ridicules.

1839. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Le président de Brosses. Sa vie, par M. Th. Foisset, 1842 ; ses Lettres sur l’Italie, publiées par M. Colomb, 1836. » pp. 85-104

À mesure qu’on s’éloigne de l’époque de la Renaissance et de l’âge de cette grande invasion classique, il est bien clair que le monde tend à se dégager de plus en plus du poids de l’Antiquité, qui avait d’abord été accablant. […] Son goût n’a rien d’exclusif et se prend à quoi que ce soit qui en vaille la peine, tableaux, statues, jolies boiseries, vieux livres, raretés bibliographiques : « Car je suis comme les enfants, les chiffonneries me délectent. » En toute rencontre, et principalement dans le cabinet du grand-duc à Florence, devant « cet abîme de véritables curiosités », il s’arrête à tous les chefs-d’œuvre d’art, de sciences, de curiosités, et de douces chiffonneries, qui en font véritablement la chose la plus surprenante du monde ». […] Après un premier passage très rapide à Rome, d’où il est parti pour visiter Naples et ses environs, il revient dans cette capitale du monde chrétien, et c’est là que pendant des mois il vit chaque jour de jouissance en jouissance et achève de se former au grand goût, dont elle offre seule l’entier modèle. […] Dans cette course rapide et ce séjour de dix mois à travers l’Italie, il y a certes des côtés qu’il n’a fait qu’entrevoir en courant, et où d’autres talents trouveront matière à conquête ; la Campagne romaine, par exemple, les collines d’alentour, Tibur, la Villa Adriana, sont des lieux dont Chateaubriand un jour évoquera le génie attristé et nous peindra les mélancoliques splendeurs : de Brosses reste le premier critique pénétrant, fin, gai et de grand coup d’œil, qui a bien vu dans ses contradictions et ses merveilles ce monde d’Italie.

1840. (1892) Journal des Goncourt. Tome VI (1878-1884) « Année 1880 » pp. 100-128

Puis au milieu de la conversation brisée, et sans suite, elle nous a raconté une visite, qu’elle avait faite dernièrement, pour forcer Flaubert à marcher, une visite à une amie, demeurant de l’autre côté de la Seine, et qui avait, ce jour-là, son dernier-né, posé sur la table du salon, dans une charmante bercelonnette rose : visite qui faisait répéter à Flaubert, tout le long du retour : « Un petit être comme celui-ci dans une maison, il n’y a que cela au monde !  […] C’est exaspérant dans ces enterrements, la présence de tout ce monde du reportage, avec ses petits papiers dans le creux de la main, où il jette des noms de gens et de localités, qu’il entend de travers. […] » Et il remarche, jetant des phrases comme celle-ci : « Enfin nous sommes dans un monde tout nouveau, où toutes les conditions de l’existence sont changées, sans qu’on ait l’air de s’en apercevoir… Autrefois un ouvrier chaudronnier gagnait 6 francs par jour… Il pouvait mettre 3 francs de côté… Donc au bout de cinq ans, il avait 5 000 francs et pouvait se faire chaudronnier… Aujourd’hui il faut 800 000 francs pour établir un chaudron… donc il n’y a plus moyen pour le peuple de sortir du peuple… et le peuple ne veut pas rester peuple… Savez-vous avec quelle somme s’est fondée, sous Louis-Philippe, la plus grande fabrique de produits chimiques… Chabrol vous l’apprend… avec 60 000 francs… Allez maintenant chez Salleron, il vous demandera 15 000 francs pour une cheminée… un fourneau sans luxe, c’est une affaire de 50 000 francs… Et tout comme cela… une confiserie se fonde avec un capital de 1 200 000 francs… une épicerie, vous connaissez la maison Potin ?  […] Voici un homme qui remplit le monde de son nom, dont les livres se vendent à cent mille, qui a peut-être de tous les auteurs fait le plus gros bruit de son vivant, eh bien, par cet état maladif, par la tendance hypocondriaque de son esprit, il est plus malheureux, il est plus désolé, il est plus noir, que le plus déshérité des fruits secs.

1841. (1892) L’anarchie littéraire pp. 5-32

La plupart de mes collaborateurs, réactionnaires avérés, consentaient bien à malmener quelques préjugés bourgeois, mais pour rien au monde ils n’eussent voulu les détruire. […] Voici, d’ailleurs, le portrait d’un poète de ce groupe, extrait d’un livre à paraître : L’Amour et la Vie : « Léon Mateau est le type bâtard du bohème romantique mâtiné de bourgeois, au fond ce qu’il y a de pire au monde ; de ces hommes qui affectent des allures excentriques et parlent un langage paradoxal uniquement pour se faire de la réclame ; un de ces braillards qui crient que tout est mal quand ils sont dans la dèche et qui, une fois parvenus à une bonne situation, deviennent les plus impitoyables tenanciers de la routine et des abus. […] Tantôt c’est l’abolition de la rime, la suppression de la majuscule au commencement du vers ; tantôt il autorise l’Hiatus, la rime par assonance ou vante l’harmonie du vers de treize syllabes, enfin tout ce qui peut faire hurler les bourgeois qui lisent les périodiques s’échelonnant de la Revue des deux mondes à L’Écho de Paris. […] Là, assis devant un bock au milieu d’une foule affairée et bruyante, il fait abstraction du monde extérieur et travaille aussi facilement que dans la solitude du cabinet.

1842. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Xavier Aubryet » pp. 117-145

II La critique, en effet, malgré les éloges que lui donne dans son volume l’auteur des Jugements nouveaux, le quel s’en est constitué l’historien et même le champion, la critique littéraire, qui n’est ni la grammaire ni la rhétorique, et qui n’est que d’hier dans le monde, robuste enfant, — terrible parfois, mais enfant encore, — n’a guères brillé jusqu’ici, comme tout ce qui commence, que par ses côtés inférieurs. […] » dit-il, avec un charmant rapport de vérité, et il ajoute excellemment, pour conclure une thèse soutenue avec une raison étincelante : « L’immense supériorité du monde moderne sur le monde antique, c’est, tout en gardant la beauté physique, de l’avoir reconciliée avec la beauté morale », et rien n’est plus vrai. […] la dévote, la pieuse, la sainte, enfin, dans le sens qui n’est plus le sens du monde, n’y est pas.

1843. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Prosper Mérimée »

Il est un Trissotin surveillé, correct, moderne, à linge blanc, ayant du monde, certainement moins cuistre que l’autre, mais nonobstant excessivement Trissotin, ayant, comme l’autre, son latin et son grec et de bien autres langues à sa disposition ; un Trissotin compliqué, perfectionné et polyglotte, qui se permet de cracher toutes sortes de mots étrangers et savants en ces Lettres, qui font l’effet d’un dégorgement de perroquet indigéré. […] Pour être plus digne de lui, il veut qu’Henriette devienne une Bélise, et cette nature de Trissotin, qui n’a cessé d’exister, tant qu’il vécut, en Mérimée, malgré ses airs d’homme du monde en cérémonie et de dandy dégoûté, est encore la meilleure raison pour qu’il n’ait jamais été capable de ce bel oubli de tout, excepté d’une seule chose, qu’on appelle l’amour ! […] Cynique dans l’intimité, lui, le Mérimée des Tuileries, qui affectait de la tenue dans le monde, — une tenue de correction presque anglaise, — se déboutonne, dans ces Lettres, jusqu’à une ignoble phrase dans laquelle il appelle coglioni (traduisez !) […] C’est l’écroulement de cette personnalité sèche, mais énergique, que fut Mérimée, et qui, matérialiste humilié et puni, meurt, dans ces Lettres à Panizzi, du dernier vice de la matière, la gourmandise égoïste d’un vieillard, se consolant de tout avec des ortolans, dans le monde en proie aux plus funèbres catastrophes, tout comme le vieux Saint-Évremond se consolait de son exil avec des huîtres vertes.

1844. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « J. de Maistre » pp. 81-108

Bien avant les abatteurs de frontière, qui dressent sur le pavois, embrassée et entrelacée, la grande figure de l’Humanité, le comte de Maistre, l’anti-philosophe, l’anti-progressif, le retardataire, montrait de son doigt prophétique l’Europe, et par l’Europe le monde, ascendant vers ce but de tout : l’unité ! […] À mon sens, très humble, mais très convaincu, philosophiquement ou plutôt théologiquement, ce que de Maistre a exprimé dans tous ses livres est absolument vrai, et, littérairement, c’est absolument beau, — et d’une beauté à lui, qui n’imite et ne rappelle personne…·Ce livre-ci n’ajoute rien à cette Immensité, mais n’en diminue rien non plus, il devait être publié (tout ce qu’une pareille plume a tracé appartient au monde), et il l’a été avec intelligence. […] C’est le doux Emmanuel Kant, que Henri Heine appelait suavement un second Robespierre ; c’est Fichte, qui abolissait le monde dans la volonté ; c’est Hégel, qui l’abolit dans la logique. […] Quand Joseph de Maistre écrivait ces choses, les preuves à l’appui, dans ce monde de 1810, ne manquaient pas.

/ 3391